La forêt des fous (5/14)
Le maharajah Rabanath, la maharané et nos amis retournaient au palais après l'inauguration mouvementée du barrage. Kapilavastu emmenait une centaine de gardes pour assurer le service et la protection de la famille royale. Les autres regagnaient la capitale au pas de course.
Au soir, on installa le camp pour la nuit, près d'une large rivière décorée d'une belle cascade et de son lac où l'eau se déversait à grand bruit, mais invitant à la baignade.
Myriam souffrait encore de violents maux de tête suite à l'injection que le Grand Crapaud lui avait faite. Elle qui aime tant l'eau, préféra rester étendue sous une tente sombre, dressée par les soldats.
Samuel et Sarah l'entouraient et la distrayaient de leur mieux.
David suivit l'étroit sentier menant à la cascade. Il s'arrêta près d'un chaos de rochers gris. Déjà torse nu, il ôta ses sandales, ne gardant sur lui que son short.
Sans hésiter, et avec un grand sourire aux lèvres, il bondit dans l'eau fraîche en poussant un cri de bonheur.
On attendait le petit prince pour le repas du soir. Déjà, on l'avait appelé plusieurs fois, mais il ne venait pas.
Le maharajah, furieux que les gardes l'aient laissé s'éloigner seul du camp, envoya une équipe le chercher à la cascade. Samuel et Sarah les accompagnèrent.
L'eau tombait de quatre-vingts mètres en rebondissant sur de nombreuses roches écroulées et finissait dans un bassin profond. Aucune trace du petit garçon.
Samuel perçut le son grave d'une cloche, malgré le tumulte des eaux. Il songea aussitôt que si David avait entendu cela, il serait allé voir, poussé par la curiosité. Il avait dû remettre ses sandales aux pieds pour s'y rendre car on ne les trouva nulle part.
Le grand frère renvoya les gardes au camp avec Sarah et demanda du renfort, que la petite troupe se dépêcha d'aller rassembler.
Pendant ce temps, le garçon suivit un sentier qui menait vers l'endroit où la cloche sonnait à intervalle régulier, comme un appel à la prière ou à un rassemblement quelconque.
Il traversa un petit bois silencieux, puis déboucha dans une vaste clairière, un espace assez large, carré, dallé de larges pavés, entre lesquels des herbes et des fleurs sauvages réussissaient à pousser.
Mais surtout, à l'angle opposé de cet endroit dégagé, se dressait une immense statue, un Bouddha géant, de quatre ou cinq mètres de haut.
Le sourire énigmatique, mais empreint de sagesse, invitait à s'approcher sans crainte.
Notre ami se dépêcha de passer sur les dalles et s'arrêta face à la statue en bronze. Il la scruta un instant. Aucun signe de la présence de David.
Samuel entendit alors un son. Ça ressemblait à une lente mélopée, quatre mots répétés sans cesse comme une complainte. Du monde venait.
- Ah, ah, ah, hi !
Le garçon, prudent, se faufila derrière la statue.
Des hommes arrivèrent en file indienne, répétant inlassablement les mêmes quatre syllabes.
- Ah, ah, ah, hi !
Samuel se souvint de la Cité du Cobra, où à minuit, le même genre de rassemblement se produisit plusieurs fois, précédant l'arrivée du fakir Razi.
Les nouveaux venus furent bientôt plus de cent, répétant encore et toujours leur chant monotone.
- Ah, ah, ah, hi !
Et soudain, notre ami en remarqua un parmi les autres. Il avançait au milieu d'eux. Il portait une tunique noire et une ceinture en or, à laquelle était accroché un khouttar en diamant. Son visage mince était brun, prolongé au menton par une barbiche en pointe.
Raban Razi!
Les hommes rassemblés l'appelaient. Samuel distinguait mieux à présent les quatre syllabes de son nom, psalmodié par tous.
- Ah, ah, ah, hi ! Ra-ban-Ra-zi !
Le terrible fakir portait David endormi dans ses bras.
Le mage posa le petit garçon sur un autel en pierre situé juste devant la statue géante. Puis il observa en silence ceux qui le suivaient en chantant.
- Partez, cria-t-il. Partez, lança-t-il encore en levant les bras. Fuyez. Les hommes de Rabanath arrivent.
La foule se dispersa.
La place se vida en un instant. Les gardes du maharajah débouchèrent à leur tour, menés par Kapilavastu.
Le fakir leva de nouveau les deux mains, vers les hommes armés cette fois. Ils s'arrêtèrent soudain, figés comme des statues.
Razi saisit un petit sac qu'il tenait à la ceinture, l'ouvrit et répandit son contenu, de la poudre blanche, autour de lui.
Un nuage de fumée se forma, faisant disparaître en son sein le fakir, David et le Bouddha géant.
Quand il se dissipa, il n'y avait plus que le petit prince, couché, endormi encore, sur l'autel de pierre, devant la statue. Mais plus de fakir.
Samuel, quittant sa cachette, se montra aux gardes et expliqua que Razi venait d'entrer dans la statue creuse. Hélas, tous eurent beau chercher, ils ne découvrirent pas le mécanisme qui en commandait l'ouverture.
Et David demeurait comme évanoui. On le ramena au camp, mais hélas, personne ne réussit à l'éveiller.
La nuit tombait.
Ils arrivèrent au palais le lendemain dans l'après-midi.
Le maharajah fit venir les meilleurs médecins et guérisseurs du pays. Aucun d'eux ne réussit à sortir le petit garçon de l'état de sommeil étrange où le fakir l'avait plongé.
Il restait étendu sur son lit, sans bouger, sans répondre aux appels, sans manger, buvant à peine un peu d'eau. Il allait mourir.
Le vieux mage Ararat, célèbre et respecté par tous, invité lui aussi au chevet du prince, affirma que seul Raban Razi pourrait éveiller l'enfant.
Au matin, Samuel prit sa sœur Myriam à part, et lui confia son projet.
- Je vais retourner au Bouddha géant et appeler Razi.
- C'est de la folie, commenta Myriam.
- Je refuse de voir David mourir sans tenter l'impossible pour le sauver, insista le garçon. Mais n'en parle à personne avant demain, si tu veux bien. Promis?
- Promis.
Samuel partit à cheval à l'aube. Lancé au galop, il arriva au Bouddha géant au milieu de l'après-midi. L'endroit était désert.
Il se hissa sur l'autel en pierre, laissant boire sa monture au bord de la rivière. Il fit sonner la lourde cloche. Puis il héla plusieurs fois le nom de Razi, les mains en porte-voix autour de la bouche, s'orientant dans toutes les directions. Quelqu'un, caché dans l'ombre, l'observait. Le garçon en était certain.
Le fakir arriva après une heure.
- Que veux-tu, Prince de Rabanath?
- Que tu éveilles mon frère.
- Que me donnes-tu en échange?
- Moi.
- Toi? Tu deviendrais mon esclave à sa place? Tu m'obéirais?
- Je t'obéirai, je te le promets, mais je ferai tout pour me sauver.
- J'apprécie ta bravoure et ton insolence me plaît, répondit Raban Razi. Va chercher ce petit garçon. Apporte-le ici, au pied du Bouddha géant, demain, à la même heure. Je l'éveillerai. Ne viens qu'avec un seul garde, celui qui portera David puis qui le ramènera chez lui. Toi, ensuite, tu resteras avec moi.
Samuel retourna au palais, heureux à l'idée de sauver son frère, mais inquiet en se demandant ce qu'allait lui réserver le fakir.
Le maharajah et son épouse écoutèrent le récit de notre ami avec attention.
- Kapilavastu portera David, dit-il. Toi, mon fils, rien ne t'oblige à tenir ta promesse. Dès que ton frère sera réveillé, enfuis-toi avec lui.
- J'ai donné ma parole en toute liberté, père. Que penserait ton peuple d'un futur maharajah qui trahirait sa promesse?
- Je ne t'empêche pas d'accomplir cet acte héroïque, dit le maharajah, mais cent gardes te suivront à quelques minutes d'intervalle, pour tenter d'assurer ta protection. Cela, tu ne peux pas me l'interdire.
Samuel repartit à cheval le lendemain à l'aube. Kapilavastu portait David endormi sur le sien. Ils arrivèrent au pied du Bouddha géant.
Raban Razi attendait.
- Posez le petit garçon sur l'autel en pierre, dit-il. Puis toi, le garde, recule. Éloigne-toi.
Le mage répandit une pincée de poudre sur la lèvre supérieure de David qui l'absorba en respirant. Il ouvrit les yeux. Il se leva en pleine forme, et se déclara affamé.
Les cent gardes apparurent à la lisière du bois. Ils s'approchaient doucement. Le fakir les aperçut et se redressant soudain, il tendit les deux bras vers eux, comme l'autre fois.
Il poussa un long cri.
Les cent hommes tombèrent à genou, envoûtés.
- Toi, viens avec moi, dit Razi en se tournant vers Samuel.
Notre ami l'accompagna derrière la statue. Le fakir, qui tenait David par la main, posa son index à un endroit précis, connu de lui seul et à peine visible. Une porte s'ouvrit, donnant accès à un étroit passage menant dans la statue.
- Entre.
L'homme poussa Samuel vers le bas d'un escalier puis le fit avancer le long d'un couloir sombre. La porte d'entrée se referma derrière eux. L'endroit était humide et froid. Il y régnait une étrange odeur, moitié moisissure, moitié animale.
Une herse fermait le corridor. Ils s'y arrêtèrent tous trois. Le fakir prit la parole.
- Je vais ouvrir cette grille, dit-il. Vous apercevez tous deux des toiles d'araignée. Il y en a une, une très grosse, géante. Je n'ai aucun pouvoir sur elle. Elle est aveugle, mais elle bondit sur tout ce qu'elle entend bouger. Samuel, mets-toi pieds nus et passe devant.
Notre ami ôta ses sandales et avança, le cœur battant la chamade. Le mage fit de même, ainsi que David.
Ils marchaient en écartant les toiles collantes et grises de poussière. Aucun animal en vue, pour l'instant.
Le couloir faisait un coude. Samuel se retourna. Le fakir lui fit signe de continuer à avancer.
Notre ami progressa encore, lentement, au rythme de sa peur, une sandale dans chaque main. Il repoussait les longs fils visqueux qui allaient souvent du sol au plafond ou d'un mur à l'autre.
Soudain, il la vit.
Monstrueuse, effrayante, abominable. La taille d'une tortue géante. Son corps vibrait, comme si elle tremblait. Elle se trouvait le long du mur gauche.
Samuel longea le côté droit du couloir.
Le garçon ressentit soudain une impression de solitude, à moins que ce soit une sorte de sixième sens. Il se retourna.
Razi ne suivait pas. Il s'était arrêté à l'angle du tunnel et tenait toujours David par la main. Samuel observa un léger sourire narquois se dessiner sur le visage du fakir.
L'homme lança ses chaussures et celles de David vers notre ami. Samuel réussit à en attraper une en faisant un pas en avant. Les autres tombèrent entre le monstre et notre ami, provoquant un petit bruit mat. L'araignée bondit.
Notre ami lança à son tour la sandale qu'il tenait à la main et les siennes vers le fakir. Le mage ne put les saisir toutes les trois. Il se sauva en emportant David avec lui.
Samuel courut en avant, ouvrit la seconde grille et la referma derrière lui. Il glissa la barre de fer qui servait de verrou avant l'arrivée de la bête.
- David?
Personne ne répondit. Le fakir s'était enfui, emportant le petit garçon avec lui.
Samuel fit le tour de sa prison, une vaste pièce sombre, sans fenêtre, et sans autre issue que la grille où se tenait la terrible gardienne à huit pattes.
Il vit une grande table, encombrée de rouleaux de parchemins, plusieurs chaises, un fauteuil et des piles de livres écrits dans une langue que notre ami ne connaissait pas. Cela ressemblait à du chinois.
- Sortir d'ici et retrouver David que Razi emmène avec lui, songea tout haut le garçon.
Samuel s'approcha de la grille. Il hésita un instant, puis fit lentement glisser la barre de fer qui servait de verrou. Il ouvrit sans provoquer le moindre grincement.
Puis une idée lui vint à l'esprit.
Il se rappela une histoire qu'un homme généreux venait raconter parfois le soir, quand il vivait à l'orphelinat en Angleterre, avec son frère et ses sœurs, à la mort de ses parents. Une histoire passionnante d'une fillette aux prises avec un animal monstrueux dans un couloir étroit, et bien d'autres récits qui enchantaient les enfants du home.
Notre ami revint sur ses pas et saisit trois gros livres lourds. Puis il retourna près de la grille ouverte. Il se glissa entre le mur et les barreaux. Pieds nus, il ne fit aucun bruit.
De là, il jeta un premier livre vers le bureau. L'araignée bondit. Le garçon lança les deux autres dans la même direction, referma la grille derrière le monstre et poussa le verrou, enfermant la bête dans la pièce.
- Quand tu reviendras lire ou écrire ici, Razi, dit Samuel, tu seras en bonne compagnie.
Le garçon passa le couloir en angle et tira derrière lui la seconde grille. Il retrouva le long corridor qu'il avait suivi tantôt, gravit un escalier et actionna un mécanisme simple qui ouvrait la porte d'entrée du Bouddha géant. Il se glissa derrière la statue.
Plus personne ne se tenait sur la cour dallée.
Samuel aperçut son cheval qui broutait l'herbe près de la rivière. Il allait le monter quand un petit garçon s'approcha. Il tenait un papier plié dans la main.
- Le fakir m'a demandé de t'attendre et de te remettre ceci, prince.
- Merci, fit Samuel.
Il déroula le message.
"Viens chercher ton frère au temple de Chafakara, dans la forêt des fous. Viens accompagné de tes sœurs ou tu ne reverras jamais David."
Samuel revint au palais. Il y retrouva Myriam et Sarah. Il leur fit aussitôt le récit des derniers événements, ainsi qu'au maharajah et à son épouse.
- La forêt de Chafakara n'est pas bien grande, dit la maharané. Elle se situe à l'Est de notre ville, le long d'une large rivière à une demi-journée d'ici. On lui attribue le nom de forêt des fous depuis quelques années à peine, depuis qu'elle est devenue un des repaires de Raban Razi. Quelques aventuriers audacieux qui y ont pénétré ces derniers temps en ressortirent délirants, obsédés par une sorte de mélopée qui les hante et ils ont la pulpe de leurs doigts abîmée. J'avoue ne m'être jamais fort préoccupée de cet étrange phénomène.
- Si David s'y trouve, j'y vais, lança Samuel sans hésitation. Mais cela me soucie de devoir emmener Myriam et surtout Sarah.
- Myriam est guérie. Elle voudra t'accompagner. Et ta petite sœur refusera de rester sagement au palais. Je vous ferai suivre par Kapilavastu, seul, déguisé en voyageur. Envoyer cent ou deux cents hommes ne sert à rien à cause du terrible pouvoir du fakir. Le chef de la garde saura passer inaperçu et s'il faut se battre, il en vaut cinquante.
Le maharajah accepta.
Ils partirent donc à quatre le lendemain. Samuel, Myriam, Sarah et Kapilavastu déguisé en marchand ambulant.
Au soir, ils campèrent au bord de la rivière, à la lisière de l'étrange forêt. Une route en terre y entrait.
Ils passèrent une nuit calme, émaillée d'aucun incident.
Les trois enfants se levèrent à l'aube. Ils suivirent le chemin qui menait sous les arbres. Ils se donnaient la main. Le chef de la garde marchait derrière eux, plus loin, discret, camouflé.
Nos amis s'approchèrent d'un bâtiment assez vaste, mais en ruine. L'édifice menaçait de s'écrouler. Personne en vue. Ils le contournèrent.
Après une autre demi-heure de marche dans les bois, ils aperçurent une deuxième construction.
Celle-ci semblait plus imposante que la précédente, mais déserte, elle aussi.
Les jardins livrés à eux-mêmes étaient envahis par toutes sortes de plantes. La nature avait reconquis son espace.
L'immeuble impressionnait nos amis. Derrière les fenêtres, sans vitres, par où le vent s'engouffrait, des dizaines d'yeux semblaient les suivre et les observer.
Samuel et Myriam se taisaient. Sarah serrait fort la main de son grand frère, comme pour tenter de se rassurer.
Le silence qui régnait à cet endroit n'était troublé que par le croassement lugubre d'un groupe de corbeaux perchés sur le toit.
À quelques centaines de mètres de l'énorme bâtisse délabrée, se dressait un troisième palais. Celui-là semblait habité.
Les trois enfants passèrent une barrière, traversèrent un jardin soigné et s'arrêtèrent devant un grande porte entrouverte.
Ils entrèrent.
Un long couloir, richement décoré et flanqué de nombreuses portes fermées, menait vers une vaste baie vitrée, qui s'ouvrait sur une large vallée de la forêt.
Nos amis hésitèrent un instant. Par où commencer les recherches? Fallait-il appeler ou se manifester? David se trouvait-il ici?
Soudain une porte s'ouvrit derrière eux. Le fakir Razi parut et les observa un instant en silence. Il portait, comme toujours, sa tunique noire, la ceinture en or et le khouttar en diamant. Les enfants reconnurent son visage brun mince et sa barbiche en pointe. Il fit un pas vers nos amis qui n'en menaient pas large.
- Qui êtes-vous et que faites-vous là? demanda-t-il.
Il ne semblait pas les reconnaître !
- Nous sommes des bergers, risqua Samuel. Un de nos moutons s'est égaré.
- Vous ne le trouverez pas ici, répondit l'homme. Quittez ce palais. La route derrière vous mène vers les campagnes.
Le fakir s'éloigna sans autre commentaire, ouvrit une porte et disparut, laissant nos trois amis pantois, stupéfaits. Ils firent demi-tour et quittèrent le palais.
- Il est devenu fou lui aussi, dit Myriam.
- Cela me paraît impossible, réfléchit Samuel. Pourtant il ne nous a pas reconnus...
- C'est peut-être un piège, reprit la jeune fille. Il fait semblant de nous ignorer pour mieux se débarrasser de nous.
- Oui, mais alors, pourquoi nous fait-il venir tous les trois jusqu'ici ?
Les enfants se turent un instant.
- Je retourne voir, décida Myriam. David se trouve là, enfermé quelque part, je le sens. J'en suis sûre. Attendez-moi ici, ou allez rejoindre Kapilavastu.
Samuel fit un pas en avant.
- Je viens avec toi. Sarah, tu attends ici. Le chef de la garde nous observe. Il va venir te chercher.
Les deux aînés entrèrent dans le temple.
Ils avançaient en silence, passant de cachette en cachette, cette fois, quand ils entendirent un bruit. Ils s'immobilisèrent, dissimulés derrière une statue de pierre grise.
Le fakir Razi ouvrit une porte, traversa le couloir et descendit un escalier. Il tenait David par le poignet.
Samuel et Myriam le suivirent. Ils débouchèrent dans une étrange et vaste pièce sombre. Elle comportait deux étages.
Nos amis s'arrêtèrent au bord d'une large terrasse qui surplombait de plusieurs mètres le sol de la grande salle.
En bas se trouvait un appareil tout à fait bizarre. Un tronc d'arbre, débarrassé de toutes ses branches, semblait flotter dans un long récipient en forme de U, une auge, et qui contenait de l'eau. Le fût, le tronc, était recouvert d'anneaux en cristal de différentes longueurs.
Le mage attacha David sur un siège en bois, face à l'engin, les mains du garçon posées sur les cristaux. Poussant un levier, Razi mit la machine en marche. Le tronc, mû par un mécanisme que nos deux amis ne voyaient pas, se mit à tourner sur lui-même. Les cristaux, mouillés par l'eau dans laquelle le fût plongeait, glissaient à présent sous les doigts du petit prince.
Un son sortit peu à peu. Un son d'une pureté fascinante. Et ce son augmenta en volume, remplissant la vaste salle comme une toccata de Jean-Sébastien Bach.
- Un orgue à cristal, souffla Myriam.
- Les doigts de celui qui joue finissent blessés à la longue à leurs extrémités, à la pulpe, par le tranchant des cristaux, ajouta Samuel.
- Tandis que le son fascinant va le rendre fou, peu à peu, obsédé par cette incroyable musique, reprit la jeune fille.
Un tel intrument de musique existe. Tu peux, chez toi, si tu possèdes des verres en cristal pur, y glisser tes doigts. Tu réussiras peut-être à en sortir un son très beau.
Une porte s'ouvrit. Le fakir interrompit le mouvement du tronc, plongeant la salle dans le silence. David gémit, déjà en partie envoûté. Il tendit les doigts comme s'il voulait continuer à jouer.
Le fakir Razi entra !
- Ça alors, murmura Samuel. Ils sont deux !
- Des jumeaux, souffla Myriam.
- Raban, tu n'as rien de mieux à faire que torturer des enfants?
- Astak, je te présente le prince David Rabanath. Il perdra bientôt la raison. Il me manque les trois autres, mais ils ne doivent pas se trouver très loin. Quand je les aurai rendus fous tous les quatre, plus rien ne s'opposera à ce que je devienne maharajah de ce pays à la mort de Rabanath.
- Mais bien sûr ! s'exclama le jumeau. Les trois petits bergers... Je viens de croiser les autres. Ils rôdaient dans le palais. Mais je ne les connaissais pas. Je les ai renvoyés.
- Je les ai attirés ici, dit Raban Razi.
- Tu joues avec le feu, mon frère, reprit Astak, mais c'est ton affaire. Je vais au lac de Barracal. Je t'y attendrai avec notre ami. Puis je dois retourner en Chine, pour concrétiser notre alliance. Fort de tout cela, je reviendrai, à la tête d'une puissante armée et ce pays tombera entre nos mains.
Le fakir Astak Razi sortit.
Son frère réenclencha le mécanisme de l'orgue. Le son envoûtant du cristal envahit à nouveau l'espace.
Myriam regardait autour d'elle, cherchant un moyen d'aider David. Elle observa plusieurs statues en pierre de plus d'un mètre de haut. Elles décoraient chaque extrémité du balcon où elle se trouvait avec Samuel. L'une d'entre elles paraissait un peu bancale.
Le garçon comprit les signes de sa sœur au quart de tour. Les deux enfants se glissèrent derrière la statue déjà inclinée et qui semblait prête à dégringoler et la poussèrent de toutes leurs forces. Elle bougea, raclant le plancher.
Le bruit était heureusement couvert par le son que produisait, en bas, l'orgue à cristal. Nos deux amis, concentrés sur leur effort, ne l'écoutaient d'ailleurs plus.
La statue se déséquilibra et tomba lourdement de la hauteur du premier étage sur l'orgue, brisant à grand bruit le son et les cristaux.
Le mage, surpris, se redressa.
- Le palais est cerné, lança Samuel. Razi, tu vas finir tes jours en prison.
L'homme partit d'un grand éclat rire et se dirigea vers une porte basse qu'il ouvrit.
- La prochaine fois tu mourras, prince de Rabanath. Je vous tuerai tous les quatre. Vous ne m'échapperez pas.
Il disparut dans l'ombre d'un passage secret.
Myriam et Samuel se précipitèrent dans l'escalier et délivrèrent David. Ils l'emmenèrent hors du bâtiment, où ils retrouvèrent Sarah et Kapilavastu.
Ils se mirent aussitôt en route vers le palais des Rabanath.
David parlait peu. Il semblait morose, ou maussade, ou mélancolique.
- Que se passe-t-il? demanda Myriam.
- C'était si beau, le son de l'orgue, répondit le petit garçon. Il me manque. Je n'arrête pas d'y penser...
Découvre la suite de cette extraordinaire histoire dans la sixième partie : Le lac de Barracal...