Le lac de Barracal (6/14)
Samuel, douze ans, Myriam, onze ans, David, neuf ans et Sarah, huit ans, entrèrent dans le bureau du maharajah Rabanath. Ils s'assirent en face de lui devant une grande table en bois encombrée de dossiers. Le serviteur qui les amenait à la demande de leur père, le maître du pays, se retira.
- Mes chéris, je vous convoque dans ce lieu où je reçois les messagers et les ambassadeurs des pays voisins et où je prends les décisions les plus graves, car je désire vous confier une mission délicate et importante. Avez-vous déjà entendu parler du lac de Barracal?
- Non, répondit Samuel.
- Si, lança Myriam. Les frères Razi l'ont évoqué en se parlant, en présence de David, dans la forêt de Chafakara.
- Ce lac qu'on pourrait appeler une mer intérieure par sa taille, reprit le maharajah, a la particularité de toucher aux frontières de trois royaumes, celles de nos terres, celles de notre ami Copal, et celles, au sud, du sultan Mohamed Bakir. Les zones de pêche se répartissent d'ailleurs entre nos trois contrées. Nous y possédons un palais d'été, Copal et Bakir aussi.
- On n'y est pas encore allés, fit remarquer Myriam, qui songeait déjà aux baignades prometteuses.
- Nous irons bientôt. J'y vais peu car il y fait trop chaud à mon goût. C'est une région torride, à la frontière des déserts du sud. Les frères Razi y disposent eux aussi d'une vaste résidence située à cheval sur la frontière de mes terres et de celles du sultan. Dans ce vaste lac on pêche les plus belles perles des Indes, peut-être du monde.
Nos amis écoutaient, de plus en plus fascinés.
- Je vous en parle aujourd'hui car depuis quelque temps, chaque fois qu'un pêcheur découvre une perle de qualité, il doit aller la déposer à un endroit précis, souvent une borne à la sortie de son village, sinon des hommes habillés de noir viennent non seulement la lui voler, mais enlèvent le pêcheur la nuit qui suit. On retrouve le malheureux au fond du lac ou le long d'une route déserte, toujours tué par des scorpions. L'enquête piétine. J'aimerais que vous alliez passer quelques jours là-bas, en restant bien prudents.
- Avec joie, père, répondirent les quatre enfants. Merci pour ta confiance.
- Ce ne sera pas une partie de plaisir, je vous préviens. Mes deux grands, vous voyagerez incognito. Vous logerez chez un pêcheur, un cousin de Kapilavastu, et vous partagerez avec sa famille la vie simple et le métier éprouvant de ces gens.
- Nous partirons demain à l'aube, promit Myriam.
- Ouvrez les yeux, écoutez les conversations, récoltez le plus d'informations possible. Je viendrai d'ici une semaine avec votre mère, David, Sarah, Kapilavastu et des gardes. À ce moment, vous me rejoindrez dans notre palais.
Nos deux amis arrivèrent au petit village, situé au bord du lac, en fin de journée. Ils avaient quitté leurs riches habits pour quelques vêtements simples et restèrent pieds nus. Il ne fallait pas qu'on se doute de leur présence parmi les enfants du village. Seuls leurs hôtes savaient leur origine princière.
Le pêcheur et son épouse les accueillirent avec chaleur. Ils se mêlèrent bien vite aux garçons et aux filles, une famille nombreuse, de la maison.
Le lendemain, ils partirent pour la pêche aux perles. Ils montèrent dans une barque et s'éloignèrent de la côte sous un soleil déjà brûlant, malgré l'heure matinale.
La pêche aux perles est éprouvante. Il faut plonger dix fois pour ramener une huître de bonne taille. Il faut en ouvrir dix de la sorte pour trouver une perle. Il faut parfois passer plusieurs jours dans l'eau avant d'avoir la chance d'en découvrir une de valeur.
Myriam rayonnait de bonheur, tout à son affaire. Le matin, elle serrait ses cheveux en une longue tresse, comme les autres filles et elle plongeait sans cesse. L'aîné des fils du pêcheur la félicita, affirmant qu'elle ressemblait plus à un gamin du village qu'à une princesse.
-Évidemment, cher ami. Qu’est-ce que tu crois? Que les filles ne sont bonnes qu’à jouer à la poupée ?
Tous revinrent au soir épuisés et affamés. Après le repas, nos amis s'endormirent comme des souches sur des nattes, posées côte à côte sur la terrasse en planches de la petite maison. Ils n'eurent pas même la force de compter les étoiles ou de sentir la brise légère les caresser.
Le troisième jour, Myriam découvrit une grosse huître accrochée à un rocher à près de six mètres de profondeur. Elle réussit à la détacher en utilisant le couteau fixé à la ceinture de son short. Elle contenait une très belle perle...
- Tu dois aller la déposer à la sortie du village, dit le papa pêcheur en serrant la perle entre le pouce et l'index. Je crois que tu tiens un parangon, ce qui signifie une perle parfaite. Son éclat est d'une rare intensité, son lustre particulièrement velouté, et son orient, c'est-à-dire la luminosité produite par ses reflets dans la lumière, est remarquable. Il ne faut hélas pas prendre de risque avec les hommes en noir. Ils ont des espions partout.
- Quels hommes en noir? demanda notre amie qui espérait quelques précisions à apporter à l'enquête en cours et dont le maharajah la chargait en compagnie de son frère.
- Ceux qui viennent la nuit la prendre et t'emmener pour te tuer si tu ne la donnes pas spontanément. Ils répandent la terreur dans nos villages et nous privent du bénéfice de nos efforts. Va poser ta perle sur la pierre grise, tu la verras le long de la route, juste après la dernière maison du village.
Myriam refusa, pensant profiter de l'occasion, en provoquant l'ennemi, d'en apprendre un peu plus. Elle la glissa au fond de la poche de son short.
- Cette nuit, j'irai dormir seule sur la terrasse du vieux temple, dit-elle, car je ne veux pas vous attirer des ennuis.
- Tu es courageuse, répondit le pêcheur, mais tu resteras avec nous. Nous faisons équipe ensemble, à la demande de ton père.
Notre amie s'endormit sur sa natte au milieu des autres enfants, après le repas du soir.
Samuel, voulant la protéger, prit la perle dans la poche du short de sa sœur et la glissa dans le sien. Puis, pour lui éviter un malheur, il alla se coucher seul au fond du jardin.
Le ciel s'illuminait d'étoiles. Il faisait doux. Une légère brise soufflait, venue du lac de Barracal où se reflétait la lune.
Myriam dormait sur la terrasse, avec les fils et filles du pêcheur.
Quatre hommes, vêtus de noir, passèrent en silence dans la ruelle endormie du village, juste après minuit. Ils s'arrêtèrent devant la petite maison.
- On prend lequel? souffla un des hommes.
- La fillette avec une longue tresse blonde, environ dix ans. Celle qui porte des sandales.
Myriam venait de se couper à la plante du pied, en remontant du port. Un caillou plus pointu que les autres. Ça saignait. Dès son retour à la maison, elle avait lavé la plaie avec soin, puis chaussé des sandales pour éviter de salir la blessure en marchant. Elle les gardait cette nuit pour dormir.
Deux hommes en noir la repérèrent. Ils glissèrent un mouchoir imbibé de quelque chose sur son nez. Puis ils la soulevèrent, profondément endormie. L'un d'eux l'emporta pliée en deux, comme un sac, sur l'épaule. Ils se fondirent dans la nuit.
Elle s'éveilla dans une pièce étroite, sombre, grise, sans fenêtre, fermée par une lourde porte en fer.
Notre amie appela, cria, tambourina. Une voix finit par parler, comme venue de nulle part, semblait-il.
- Où caches-tu la perle que tu as pêchée hier ?
Myriam fouilla le fond des poches de son short.
- Je ne sais pas, dit-elle Je ne l'ai plus. Quelqu'un a dû me la prendre.
Elle n'entendit plus rien.
Soudain, une ouverture de trois centimètres de haut et vingt de large apparut au bas de la porte en fer, comme si quelqu'un venait de faire glisser une latte. Une vingtaine de scorpions entrèrent dans la cellule de notre amie. Ils se mirent à courir partout, mais aussi vers elle. La minuscule ouverture se referma.
Notre amie sauta d'un pied sur l'autre, de gauche à droite, d'avant en arrière, pour éviter les aiguillons venimeux, mais cette gymnastique était épuisante. Elle ôta une de ses sandales et entreprit de les tuer l'un après l'autre. Elle les écrasa tous.
La porte s'ouvrit. Un homme habillé de noir et cagoulé entra dans la cellule et lui arracha ses chaussures. Puis il ressortit et referma derrière lui.
Vingt nouveaux scorpions furent lâchés dans le cachot de la fillette. Elle se remit à sauter pour tenter de les éviter. Mais cette fois, elle s'épuisait sans espoir de s'en débarrasser.
Myriam transpirait. Sa vue se brouilla. Au bout d'un temps qui lui parut interminable, celui de son courage et de sa résistance, elle finit par marcher sur l'un d'eux. Elle poussa un cri quand l'aiguillon entra dans sa chair.
Elle glissa sur le sol et protégea son visage avec ses mains. Presque évanouie, elle sentit la piqûre d'un autre scorpion, dans son cou.
Notre amie perçut qu'on ouvrait la porte. Elle comprit qu'on la tenait par les bras et qu'on la traînait sur le sol. Elle se trouvait dans un état second, entre veille et coma, brûlante de fièvre, piquée à plusieurs endroits qu'elle sentait cuisants.
Elle entendit un homme dire : "Je connais cette fillette".
Puis il appela un chef.
Une voix, qui n'était pas inconnue à Myriam, mais qu'elle ne réussit pas à attribuer à quelqu'un, parla.
- Vous êtes fous ! C'est l'aînée des princesses de Rabanath. Nous risquons d'avoir toute la garde du maharajah à nos trousses. Donnez-lui tout de suite le contrepoison et puis conduisez-la près du village où vous l'avez capturée. Laissez-la à l'entrée, le long de la route, près de la pierre grise.
Myriam revint à elle, couchée dans des hautes herbes, en vue des premières maisons du hameau. Le soleil se levait sur le lac de Barracal. Elle avait encore mal à l'endroit des piqûres de scorpions.
Notre amie se redressa et marcha jusqu'à la maison du pêcheur. Elle se sentait fiévreuse et en même temps, affamée.
Le maharajah et la maharané arrivèrent deux jours plus tard. Samuel, Myriam, David et Sarah se retrouvèrent au palais. Une aile s'étendait audacieusement, construite sur l'eau. Une merveille!
Notre amie raconta ce qu'elle savait. Mais qui donc était intervenu pour lui éviter une mort pénible et lui rendre sa liberté? Elle ne réussit pas à lui attribuer un visage ou un nom.
Le lendemain soir, le maharajah et son épouse offrirent une grande réception. Des ordres furent donnés pour ranimer les fastes de cet ancien palais de la famille des Rabanath. Il y vint une centaine d'invités, et non des moindres.
Des milliers de lumières éclairaient les salons et les jardins et se reflétaient à la surface du lac. Des musiciens et des groupes de danseurs et de danseuses animaient divers endroits à l'intérieur du bâtiment, comme à l'extérieur.
Nos amis allaient de l'un à l'autre, parlant, écoutant, riant, mangeant, buvant. Myriam et Sarah resplendissaient dans leurs robes bleues, rehaussées de fleurs brodées au fil d'or et leurs longs cheveux parés de diadèmes incrustés de rubis et de saphirs. Samuel et David n'étaient pas en reste, vêtus de longues tuniques bleu et or et portant chacun une ceinture en cuir ouvragé où était accroché un khouttar en or massif.
Le maharajah de Copal, invité d'honneur, ne quittait pas les quatre princes des yeux, jouant au bon grand-père, enviant son ami et la maharané d'avoir de si beaux enfants, lui qui n'avait pas de descendant.
Le sultan Mohamed Bakir, invité lui aussi, racontait des histoires de chasse au tigre palpitantes à qui voulait les entendre.
À table, il demanda à Rabanath si l'enquête concernant les vols de perles progressait et s'il ne prenait pas un gros risque en étalant toutes ces richesses aux yeux de tous dans son palais. Le maharajah attendait ce moment.
- Je fais confiance à mes gardes, dit-il en souriant.
Puis il se leva et invita la maharané, Copal, Bakir, les enfants et deux invités de marque qu'il connaissait bien, à le suivre vers une colonne de la grande salle dans laquelle un coffre était scellé. Il l'ouvrit aux yeux de tous et en sortit la Croix du Sud, une perle parangon, d'une taille exceptionnelle, dont l'éclat remarquable et l'intensité de l'orient, d'un nacre parfait, éblouirent chacun. Le joyau était fixé en pendentif sur une chaînette en or.
La maharané la passa autour du cou.
- Cette merveille fait partie de ma famille depuis sept générations, précisa le maharajah. Un jour, Myriam, l'aînée de mes filles, la portera à son tour.
La maharané la garda sur elle tout au long de la soirée, un défi voulu par son époux, puis on rangea le bijou au coffre que l'on referma aussitôt.
Samuel s'éveilla dans la nuit. Il se leva et se rendit sur la terrasse qui surplombait les jardins qui descendaient en pente douce vers le lac de Barracal.
Une ombre s'approcha de lui. David.
- On va nager? proposa le garçon. Je n'arrive pas à dormir.
- Bonne idée, répondit le grand frère.
Ils étaient pieds nus. Ils se mirent torse nu et se glissèrent entre les massifs de fleurs. Ils arrivèrent au débarcadère en bois, empruntèrent la jetée et entrèrent dans l'eau sous les étoiles qui doraient le ciel noir.
Ils aperçurent une barque que maniaient quatre hommes en noir.
Les deux garçons sortirent discrètement de l'eau et suivirent les quatre individus dans les jardins. Ils les observaient en silence et les virent pénétrer dans le palais en repérant et en évitant les gardes de Rabanath.
David voulut donner l'alarme.
- Non, souffla Samuel. Suivons-les quand ils ressortiront. Ainsi on saura où ils se cachent.
Les quatre hommes passèrent de couloir en couloir dans le bâtiment endormi. Ils s'arrêtèrent devant la précieuse colonne en pierre. Ils ouvrirent sans aucune difficulté le coffre sensé contenir la Croix du Sud. Ils semblaient connaître le mécanisme secret. Le coffre était vide.
Ils ressortirent du palais.
- Ce sont des hommes du sultan, affirma Samuel. Rappelle-toi, David. Hier au soir, quand notre père a montré la fameuse perle, il n'y avait que nous quatre, maman, Copal, deux grands amis et lui. Les autres invités n'ont pas pu voir le mécanisme manipulé par Rabanath. Copal est bien sûr hors de cause. Par élimination, il ne reste que des hommes envoyés par le sultan Mohamed Bakir. Suivons-les et découvrons leur cachette.
Les quatre individus remontèrent dans la barque avec laquelle ils étaient venus. Les deux garçons les suivirent d'abord des yeux, puis ils empruntèrent un sentier qui surplombait le lac du haut de ses falaises. Ils marchèrent ainsi une demi-heure, tandis qu'en bas, les quatre voleurs ramaient.
- On ne devrait pas trop s'éloigner, dit David, guère rassuré.
- Retourne au palais si tu as peur ou si tu es trop fatigué, conseilla Samuel.
- Non, je reste avec toi, décida le petit frère.
Il prit la main de son aîné.
- Regarde, la barque rentre sous la falaise, dit-il soudain.
- Bien vu. Descendons le long des rochers. Fais attention à ne pas glisser, pour ne pas faire de bruit.
Les deux garçons arrivèrent au bord du lac après avoir emprunté un éboulis de roches croulant en noirs décombres. Ils entrèrent dans l'eau et nagèrent le long de la falaise.
La barque avait disparu.
Nos amis remarquèrent très vite l'entrée d'un passage assez large. L'eau y stagnait et ils y avaient tout juste pied.
Ils se glissèrent le long de la paroi rocheuse droite et débouchèrent dans une vaste caverne bien éclairée. Plusieurs barques se trouvaient à quai, retenues par une corde.
Personne en vue.
Les deux garçons se hissèrent hors de l'eau et se cachèrent derrière des caisses en bois.
Observant autour d'eux avec attention, ils remarquèrent plusieurs portes en fer, munies à leur base de sortes de lattes, en fer elles aussi, et d'environ trois centimètres sur vingt.
- Ne bouge pas, commanda Samuel à David. J'arrive.
Notre ami se faufila vers l'une des portes et l'ouvrit. Il vit une pièce vide et sans fenêtre. Une cellule de prison. Il en conclut que Myriam avait été enfermée à cet endroit. Cela correspondait tout à fait à la description fournie par sa sœur. Il revint près de son frère.
- Regarde, murmura le petit garçon, juste là, sur le côté. Tu vois la cage? Il y a des scorpions dedans.
- Filons chercher les gardes, décida Samuel. Nous en savons assez.
Ils se levèrent, puis se rabaissèrent aussitôt. Un groupe d'individus marchait vers eux.
Nos amis reconnurent le sultan Mohamed Bakir et le Grand Crapaud !
- Il n'est pas mort près du barrage quand le vieux temple a explosé, souffla Samuel fort surpris.
Voir l'épisode n°4 : le Grand Crapaud.
Les deux frères écoutèrent la conversation.
- On se retrouve après-demain soir chez moi, dit Bakir. J'organise une petite fête.
- Non, répondit le Grand Crapaud. Notre grand chef me convoque chez lui. Je ne pourrai pas être des vôtres.
Les deux hommes se séparèrent. Le sultan emprunta un escalier. Le Grand Crapaud s'assit dans une barque où deux rameurs l'attendaient. Ils quittèrent la caverne.
- Il faut sortir d'ici, commanda Samuel. On sait tout, à présent.
- Sauf qu'on ne connaît pas le nom du grand chef, compléta David.
- Tant pis. Allons-y. Retournons au palais.
Les deux frères quittèrent leur cachette, mais ils tombèrent sur trois individus armés que nos amis n'avaient pas remarqués et qui discutaient entre eux. Ils se tournèrent et aperçurent les deux garçons qui se jetaient à l'eau. Ils les forcèrent à remonter sur le quai.
Samuel prétendit être un enfant de pêcheur un peu trop curieux. Mais rien n'y fit. On leur lia à tous deux les mains derrière le dos.
On les enferma d'abord de longues heures dans l'un des cachots. Puis on les en fit sortir, en pleine lumière. Il ne devait pas être loin de midi, le lendemain, d'après la position du soleil.
On leur attacha à chacun les poignets avec une longue corde dont des hommes à cheval fixèrent l'autre extrémité à un anneau soudé à leur selle. Ils se mirent en route.
Les deux garçons furent obligés de suivre et de marcher vite, presque de courir, dans la poussière soulevée par la troupe, sous peine de tomber et d'être entraînés et écorchés sur les pierres du chemin.
On ne leur donna ni à boire ni à manger. Torses nus et pieds nus, on s'en souvient, ils suivirent, sous un soleil brûlant, une interminable route traversant une zone désertique.
Ils arrivèrent au soir, les pieds meurtris, titubants, épuisés, presque morts de soif et de faim, au palais du sultan. On les enferma ensemble dans une cellule étroite munie d'une petite fenêtre sans vitre mais garnie de barreaux. Un gardien leur déposa un vase avec de l'eau près de la porte.
Samuel et David passèrent la nuit étendus sur le béton du sol de leur geôle. Le grand frère tenta tant bien que mal de rassurer le petit frère qui pleurait toutes les larmes de son corps.
La journée qui suivit passa avec une lenteur désespérante. Personne ne vint les voir. Au soir il ne restait que quelques gouttes d'eau au fond du vase. Ils étaient tous deux affamés.
Enfin la porte s'ouvrit.
Deux hommes les obligèrent à sortir de leur cachot et les firent avancer dans d'interminables couloirs. Ils entrèrent dans une vaste salle en demi-cercle où une fête se préparait. On les attacha avec des cordes à une colonne.
Samuel et David virent de nombreux serviteurs passer et repasser devant eux avec des sièges, des coussins, de la vaisselle et des fleurs. On alluma des bougies.
Puis les visiteurs arrivèrent et s'installèrent. Les garçons reconnurent Mohamed Bakir parmi eux. Il jouait au maître de cérémonie, allant de l'un à l'autre avec force poignées de mains et sourires.
Les deux enfants affamés virent ensuite passer devant eux des plats chargés de nourriture dont les délicieuses odeurs les torturaient.
Soudain, un garde vint détacher les deux enfants. On les amena devant le sultan et ses amis. Les invités les observaient avec attention. L'un d'eux rompit le silence.
- Tu te trompes, cher ami, dit-il au sultan. Ces deux gamins maigres et sales, juste vêtus d'un lambeau, ne peuvent pas être des princes de Rabanath.
La poussière soulevée hier par les chevaux de la troupe qui emmenaient les deux frères sur la route collait encore sur la sueur de leurs corps. Ils étaient en effet sales et mal vêtus.
Le sultan reconnut Samuel. Il crut amuser ses invités en leur proposant un jeu. Il saisit un crayon et deux papiers blancs.
- Je vais écrire un mot sur chacune de ces feuilles, dit-il. Sur l'une j'écris mort. Voilà. Sur l'autre, je mets liberté.
Il les plia et les posa sur un plateau d'argent.
- Toi, dit-il à Samuel, prends un de ces papiers. Si tu saisis le bon, vous êtes libres tous les deux, qui que vous soyez. Sinon, vous mourrez. Choisis bien, ajouta-t-il avec un mauvais sourire moqueur.
Notre ami, certain que Mohamed Bakir trichait et avait écrit mort sur les deux papiers, réfléchit. Il se demandait comment échapper au piège. Puis il en prit un. Il l'ouvrit discrètement. Il vit le mot mort. Il déclara haut et fort, prenant les invités à témoin:
- Je choisis celui-ci.
Il le mit en bouche, le mâcha et l'avala. Il s'empara de l'autre d'un geste rapide, l'ouvrit, le montra à tous et le fit porter au sultan. Les invités purent lire le mot mort, écrit en grosses lettres.
- Il a choisi le bon, cria quelqu'un qui ne croyait pas à la fourberie du sultan. Tu dois les libérer tous les deux, cher ami.
Mohamed Bakir, pris à son propre jeu, délivra les deux garçons qui se dépêchèrent de quitter le palais.
Ils coururent jusqu'au port et s'emparèrent d'une barque qu'ils poussèrent à l'eau. Puis, rassemblant leurs dernières forces avec courage, ils ramèrent vers les terres de Rabanath en longeant les côtes escarpées. La lune éclairait le lac de Barracal.
Ce même soir, Myriam et Sarah, de plus en plus inquiètes de rester sans nouvelle de leurs frères, réfléchissaient.
- Je pense une fois encore que les frères Razi sont dans le coup, dit l'aînée. Je parie que Samuel et David sont enfermés dans leur palais. Des gardes et Kapilavastu en reviennent. On les a laissés fouiller partout. Ils affirment n'avoir vu que Raban Razi, mais je n'en crois rien. Le fakir cache les garçons quelque part. J'ai bien envie d'aller y jeter un œil.
- Je viens avec toi, dit aussitôt Sarah.
- Il vaut mieux pas, reprit la grande sœur. Trop dangereux.
- Non, je viens avec toi, s'entêta la cadette.
- Bon. Comme tu veux. On partira au début de la nuit.
Elles quittèrent leur chambre sous les étoiles, en évitant les gardes pourtant chargés de les protéger.
Hélas, Myriam se trompait. Ses deux frères, pour l'instant, ramaient vers le palais des Rabanath.
Elles suivirent un sentier qui longeait les falaises escarpées surplombant le lac. Une heure plus tard, elles arrivèrent en vue du palais des frères Razi. Il semblait plongé dans l'obscurité.
Un haut mur ceinturait la propriété. Il s'arrêtait au bord de l'eau.
Les deux filles choisirent de passer par là, puis elles s'avancèrent dans les jardins. De nombreuses plantes et bouquets d'arbres leur permirent de s'approcher sans se faire remarquer.
Puis elles observèrent en silence le palais endormi.
Elles repérèrent une fenêtre ouverte au rez-de-chaussée.
- On dirait qu'il n'y a personne, chuchota Sarah, comme pour se rassurer.
- Je veux en être certaine, répondit Myriam. Je vais me glisser par cette fenêtre, mais toi tu restes ici.
- Non, je viens avec toi.
- Bon. Suis-moi.
Elles coururent jusqu'à la fenêtre. La pièce, un petit salon, était vide. Elles enjambèrent le muret et y pénétrèrent.
Un rayon de lumière éclairait un peu par une porte entrouverte. Cœur battant, les deux filles s'arrêtèrent et entendirent des voix. L'aînée reconnut celle de Raban Razi, puis celle du Grand Crapaud. Il semblait en retard et s'excusait.
- Je connais la troisième voix, murmura Myriam. Je crois l'avoir déjà entendue, mais où, quand, et qui est-ce?
- Le sultan? risqua la petite sœur.
- Non, ce n'est pas lui. Mais écoute-moi. Sors et retourne chez nous. Réveille notre père et dis-lui d'envoyer des gardes. Tu oses aller seule?
- Oui.
La fillette enjamba le muret pour sortir par la fenêtre, mais hélas elle appuya un instant la main contre la vitre qui s'ouvrit toute grande et renversa un vase qui se brisa en tombant. Elle sauta dans l'herbe et s'encourut dans la nuit.
Myriam entendit qu'on venait. Il était trop tard pour se sauver. Elle se précipita vers ce qu'elle croyait être une bonne cachette.
Le fakir entra dans la pièce. Il alluma la lumière et ferma la fenêtre.
Puis il se figea. Le lourd rideau venait de bouger, à droite.
Razi sortit son khouttar en diamant et le lança avec force. Il s'écrasa contre le mur après avoir percé le rideau. L'homme l'écarta d'un geste brusque. Il ne vit personne là-derrière.
Un léger craquement de la grande armoire à sa gauche attira son attention. Il l'ouvrit. Elle était vide.
Il quitta la pièce et ferma la porte derrière lui.
Myriam sortit du dessous d'un grand divan recouvert d'une couverture qui pendait jusqu'au sol et sous laquelle elle s'était dissimulée. Elle ouvrit la fenêtre et s'apprêta à partir.
Elle entendit de nouveau la voix du troisième homme.
- Je vous laisse à vos occupations. On se retrouve dans dix jours au temple de la rivière noire, à la pleine lune.
- Bien, maître, répondit le Grand Crapaud.
Myriam sauta dans l'herbe du jardin et courut vers l'entrée principale du domaine. Elle se cacha un instant derrière une haie. Elle voulait savoir qui était le troisième individu, le grand maître, dont elle croyait reconnaître la voix.
Il arrivait à cheval.
Notre amie se redressa pour le voir mieux sous la lueur des étoiles. Elle reconnut Astak Razi, rencontré à Chafakara, la forêt des fous.
Il arrêta sa monture et observa la jeune fille.
- Je te laisse la vie sauve, princesse Myriam, comme fit mon frère à la Cité du Cobra, autrefois. Je t'ai évité de mourir empoisonnée par le venin des scorpions, il y a quelques jours. Sauve-toi à présent. Mais il n'y aura pas de troisième fois. Si tu te trouves un jour en travers de mon chemin, tu mourras.
Myriam courut au palais du maharajah. Elle y rejoignit Sarah occupée à détailler ce qu'elle avait vu et entendu.
Samuel et David venaient d'arriver en barque. Eux aussi racontaient leur terrible aventure chez Mohamed Bakir, que les deux garçons savaient à présent être le chef des voleurs de perles, associé au Grand Crapaud. Tout cela en mangeant et en buvant pour enfin se rassasier.
Le maharajah Rabanath, Kapilavastu et trente gardes se rendirent aussitôt au palais des frères Razi. Il le prirent d'assaut. Il était vide. Le Grand Crapaud et Razi avaient disparu.
Le maharajah Rabanath rompit définitivement ses relations avec le sultan.
Mais on savait, grâce à Myriam, où les retrouver. Le rendez-vous au temple de la rivière noire. Avec un peu de chance on allait pouvoir les y coincer tous...