Le grand crapaud (4/14)
Le maharajah Rabanath fait édifier un gigantesque barrage au nord des provinces qu'il dirige, au confluent de deux rivières, dans les premiers contreforts de l'Himalaya.
Son but est de protéger les populations contre les terribles crues qui, lors de la mousson, font déborder les deux cours d'eau et inondent les campagnes et les villes, causant la perte des récoltes et d'affreux malheurs. En plus, le barrage fournira de l'électricité en abondance.
Les travaux, entrepris voici plusieurs années, sont proches d'aboutir. Un ingénieur anglais dirige des centaines d'ouvriers sur le site, d'une main habile et compétente.
L'inauguration très solennelle doit avoir lieu dans cinq jours.
Ce matin-là, le maharajah convoqua ses quatre enfants dans son bureau privé, celui où il se retire pour étudier les traités qu'il signe avec ses voisins ou les pays étrangers, celui où, en principe il ne reçoit personne, sauf pour une raison grave.
- J'ai un souci, dit-il dès qu'ils eurent pris place devant lui et refermé la porte. Une menace pèse sur le barrage. Je la prends très au sérieux.
Il expliqua qu'une lettre était parvenue, quarante-huit heures avant, sur le bureau de l'ingénieur anglais, une enveloppe contenant une simple feuille blanche pliée en deux.
Le maharajah ouvrit un tiroir et montra le document à nos amis.
Un dessin occupait la moitié de la partie supérieure de la page, une image représentant un crapaud coloré en bleu, sauf les yeux, laissés en blanc.
En-dessous on pouvait lire une courte phrase écrite à la main: "Dans sept jours".
- Or cette lettre est arrivée avant-hier, et dans cinq jours on inaugure le barrage. L'ingénieur prit d'abord cela pour une plaisanterie de mauvais goût. Mais hier, il découvrit une nouvelle enveloppe, posée une fois encore sur son bureau. Comme l'autre, elle contenait une simple feuille blanche, avec un crapaud stylisé, le même, et "Dans six jours", tracé à la main. Une écriture identique. Et surtout, deux gardes veillèrent toute la nuit dans les jardins qui entourent la villa. Je n'y comprends rien.
- Peut-être qu'un des serviteurs est complice de ceux qui envoient ces messages, proposa Myriam.
- L'ingénieur connaît tous ceux qui sont à son service depuis des années et leur fait confiance. Des policiers mènent l'enquête, là-bas, mais ne trouvent aucune piste.
Nos amis écoutaient en silence.
- J'aimerais, Samuel et Myriam, que vous partiez dans l'heure. Vous serez sur place ce soir. Kapilavastu et vingt gardes vous accompagneront. Votre présence là-bas sera à la fois un encouragement pour les recherches et un signe fort pour nos ennemis.
La petite troupe arriva sur les lieux vers la fin de l'après-midi. L'ingénieur reçut nos amis avec chaleur, heureux de rencontrer des compatriotes. Il écouta avec passion le palpitant récit de leurs aventures, depuis leur bref séjour à la Cité du Cobra jusqu'à leur intronisation en tant que prince et princesse de Rabanath. Ils évoquèrent le fakir Raban Razi.
Puis l'ingénieur leur montra un nouveau document, reçu la nuit passée. Toujours un crapaud bleu stylisé, et en-dessous, "Dans cinq jours".
- L'enveloppe est arrivée entre minuit et six heures du matin, dit-il. Je l'ai trouvée posée sur mon bureau, comme les autres fois.
Nos amis profitèrent des dernières heures avant la nuit pour aller à pied visiter le gigantesque barrage.
Les deux enfants furent très impressionnés par l'immense mur courbe qui retenait les eaux.
- Ce mur, épais de six mètres en haut et de soixante en bas, de plus d'un kilomètre de long et d'une hauteur de cent quatre-vingts mètres, précisa l'ingénieur, fait de lui un des plus imposants ouvrages hydrauliques au monde actuellement. Le lac de retenue, déjà aux trois quarts rempli, contient plus de cent millions de litres et couvre une surface de cent soixante mille hectares.
Myriam, qui passerait bien sa vie dans l'eau, se réjouissait déjà d'y plonger demain.
La nuit fut calme. Les gardes, par groupes de quatre, ne remarquèrent rien. Pas l'ombre d'un rôdeur, ni de qui que ce soit. L'obscurité était seulement rythmée par le chant monotone, lancinant, des grenouilles.
Pourtant, au matin, l'ingénieur découvrit une enveloppe posée sur son bureau. Elle contenait une feuille blanche, ornée en haut d'un crapaud coloré en bleu, et, en-dessous, la simple phrase: "Dans quatre jours".
Kapilavastu interrogea ses hommes, pourtant bien entraînés et tout à fait fiables. Ils assurèrent que personne n'aurait pu s'introduire dans cette maison sans être repéré et intercepté par eux.
Le mystère demeurait entier.
L'enquête piétinait. Les policiers couraient en tous sens, interrogeant les ouvriers, questionnant les habitants des villages voisins, enquêtant et se renseignant auprès des gens de passage, à la recherche du moindre indice.
Tout cela en vain.
Personne n'avait remarqué ou vu quoi que ce soit.
Kapilavastu fit doubler la garde autour de la maison de l'ingénieur. Et ces hommes se relayèrent toutes les quatre heures, la nuit entière.
Au matin, sur le bureau, se trouvait une nouvelle enveloppe à l'effigie du crapaud bleu. Avec la mention: "Dans trois jours".
- Nous allons passer, ma sœur et moi, la nuit prochaine dans votre bureau, décida Samuel. Quelqu'un apporte ces lettres, d'une manière ou d'une autre. En étant sur place, nous pourrons surprendre le messager. Ceci doit rester strictement confidentiel. Vous seul, monsieur, le saurez.
Le garçon proposa à Kapilavastu de diminuer le nombre de gardes autour de la propriété, pour donner l'impression d'un relâchement de la sécurité, mais de se tenir prêt avec ses hommes pour intervenir au moindre appel.
Myriam et son frère, en short et pieds nus à cause de la chaleur, s'assirent sur un tapis, contre le mur, près de la porte fermée du bureau. Ils observaient la fenêtre, grande ouverte. Elle découpait un carré de nuit claire qu'éclairait la lune presque pleine.
Les grenouilles coassaient leur chant aigu dans le calme de l'obscurité.
Tout à coup, vers une heure du matin, les deux enfants entendirent un son plus grave, celui d'un crapaud.
L'animal apparut au bord de la fenêtre. Samuel toucha l'épaule de sa sœur et le lui montra du doigt.
Le batracien tenait une enveloppe dans sa bouche.
Il se laissa tomber sur le sol, avança vers une chaise, y sauta, puis bondit sur le bureau. Il posa le document et fit demi-tour.
Les deux enfants s'approchèrent de l'animal en silence, pour ne pas l'effaroucher. Myriam, un peu dégoûtée refusa de le toucher. Elle ouvrit l'enveloppe. Elle lut: "Dans deux jours".
Samuel saisit le crapaud à deux mains et lui caressa doucement la tête. Il y perçut aussitôt la présence d'une petite sphère métallique de trois à quatre millimètres de diamètre. Une épingle, enfoncée dans le crâne de l'animal.
Il la serra entre ses doigts et faillit l'enlever, mais il songea que le crapaud était peut-être télécommandé par cet appareil. L'épingle pouvait être une micro-antenne réceptrice.
Il posa l'animal sur le bord de la fenêtre.
- Suivons-le, dit-il à sa sœur.
- On appelle les gardes?
- Non, ils risquent d'effrayer la bête. Suivons-le, répéta le garçon et voyons où il nous mène.
Nos deux amis enjambèrent la fenêtre et traversèrent le jardin. Ils marchaient à présent sans bruit, trois mètres derrière l'animal, pour ne pas le distraire ou l'effaroucher.
Un garde aperçut les deux enfants et s'avança vers eux, mais Samuel le rassura sous un prétexte quelconque et l'homme le laissa repartir.
Le crapaud mena nos amis jusqu'au barrage. Les grues sombres découpaient le ciel à peine noir. La lune reflétait son disque à la surface de l'eau du lac du réservoir.
Myriam repéra soudain une barque solitaire à une centaine de mètres. Un homme, assis, ne pêchait pas. Il ne tenait pas les rames mais serrait entre ses doigts une petite boîte noire et semblait y jouer, comme sur un clavier.
Le crapaud sauta à l'eau et nagea vers l'embarcation. Nos amis en distinguaient le sillage.
Le rameur solitaire se pencha et saisit le crapaud. Il le posa à ses pieds.
Puis il empoigna les rames et s'éloigna sur le lac réservoir.
- Dépêchons-nous, commanda Myriam. Il faut suivre cette barque. Elle va accoster quelque part. Nous découvrirons la cachette de ceux qui veulent détruire le barrage.
Les deux enfants coururent entre les grues et les camions puis empruntèrent un chemin en terre qui longeait le bord de l'eau. Ils pénétrèrent dans un sous-bois.
Deux ou trois fois ils perdirent l'embarcation de vue car le chemin s'écartait ici et là de la rive, puis chaque fois, ils la revoyaient ensuite en contrebas. L'homme ramait toujours à quelques mètres du bord, en s'éloignant du barrage.
Samuel et Myriam, toujours pieds nus, longèrent un mur de pierres grises bordé de plantes grimpantes puis débouchèrent sur un espace vide, couvert de grosses dalles. Un endroit étrange entouré de vieilles constructions délabrées envahies d'herbes folles et d'arbres dont les puissantes racines s'appuyaient sur les pierres qu'elles semblaient étrangler comme les serres d'un aigle.
Un temple abandonné.
Le bâtiment central, surmonté d'un dôme qui découpait la nuit, apparut baigné d'une faible lueur verte.
Nos deux amis traversèrent la place déserte et s'en approchèrent. Une ombre furtive sembla s'y glisser. Ils reconnurent le rameur qui venait d'accoster.
Trois hommes armés arrivèrent soudain derrière les deux enfants.
- Avancez droit devant vous, ordonna l'un d'eux.
Samuel et Myriam sursautèrent. Tous deux poussèrent un cri. Les trois individus empoignèrent nos amis et les forcèrent à entrer dans le temple central.
- On n'a pas été assez prudents, chuchota Myriam à son frère, et personne ne sait où nous sommes...
- Impossible de leur échapper pour l'instant, souffla Samuel qui plusieurs fois tenta de s'arracher aux mains qui le tenaient fermement par les épaules.
Un des trois mercenaires armés posa son pouce sur le front d'une statue, un bas-relief grotesque. Le mur s'ouvrit, dévoilant un escalier éclairé en vert.
Nos amis hésitèrent et se retournèrent pour observer les trois hommes vêtus de tuniques grises. Un crapaud brodé en bleu foncé ornait le tissu au niveau de leur torse.
- Descendez.
Après l'escalier, ils suivirent un large couloir éclairé en rouge. Ils croisèrent plusieurs personnes, habillées de la même manière que les trois autres, et portant aussi un crapaud bleu sur leur costume.
Les gardes frappèrent à une porte puis l'ouvrirent. Nos amis pénétrèrent dans un vaste bureau et s'arrêtèrent devant une table encombrée de papiers et d'objets hétéroclites.
Un homme, âgé d'une cinquantaine d'années, au regard noir et aux cheveux blancs, assis sur un tabouret à roulettes, les observa un instant.
- Je vous connais, prince et princesse de Rabanath. Je suis le Grand Crapaud. Vous tombez à point pour servir mon projet.
Le Grand Crapaud quitta son siège et fit descendre nos amis un étage plus bas, dans son laboratoire. Plusieurs personnes, toutes vêtues de gris, toujours avec le batracien bleu stylisé à la poitrine, s'activaient le long de tables couvertes de tubes, de fioles et de cornues, ces récipients arrondis et terminés par un col étroit. De nombreuses cages contenaient des grenouilles et des crapauds. On se serait cru dans un antre d'alchimie.
Il y faisait froid. Les deux enfants, pieds nus, frissonnèrent. Mais la peur leur serrait le cœur encore bien plus.
- Je vais détruire le barrage demain après-midi, déclara le maître des lieux. Pendant l'inauguration.
- Vous allez causer une catastrophe, osa Samuel. L'eau du lac réservoir va s'engouffrer dans la vallée comme un raz-de-marée. Des centaines de villages seront balayés par la puissance du courant. Ailleurs il ne restera que ruines et désolation. Des milliers de gens vont mourir.
- On parlera enfin de moi, répondit le Grand Crapaud. Et après cet éclat, je partirai à la conquête du monde, avec mes grenouilles télécommandées.
- Cet homme est fou, murmura Myriam à l'oreille de son frère.
Le savant continua.
- Il me faut mille crapauds pour faire sauter le barrage. Chacun tenant une cartouche de dynamite prête à exploser dans sa gueule. Ils sont opérationnels. Mes collaborateurs ont enfoncé une épingle émetteur-récepteur dans leurs têtes, ce qui les rend parfaitement obéissants. Mais j'ai besoin d'un plus gros cerveau pour les accompagner, les commander, les diriger et déclencher l'explosion.
L'homme se tut un instant. Puis, emporté par sa vision démente, il continua sur sa lancée.
- Je pensais sacrifier un de mes fidèles collaborateurs. Mais, je viens de vous le dire, vous tombez à point. Vous irez dans la barque et vous presserez le détonateur.
- Jamais, déclara Samuel en serrant les poings.
- Oh si, reprit le Grand Crapaud en souriant. Je vais injecter une substance paralysante dans votre cerveau. Puis j'y implanterai une grosse épingle émetteur-récepteur. Vous serez réduits à l'état de marionnettes. Je vous commanderai et vous m'obéirez. Et personne ne se méfiera en vous voyant arriver près du barrage à bord d'une barque. Bien au contraire, on vous accueillera à bras ouverts, après votre étrange disparition. Et puis, "boum".
Il emmena nos amis dans un espace plus petit. Il les força à s'asseoir l'un en face de l'autre sur des sièges métalliques munis de lanières de cuir. Les trois hommes qui tenaient Samuel et Myriam jusqu'ici, fixèrent les larges bandes aux chevilles, aux poignets, au ventre et au cou des deux enfants.
Tous deux étaient à présent attachés, maintenus à leur chaise, incapables de bouger, à la merci de leur tortionnaire.
Le savant fou saisit une grosse seringue et s'approcha de Myriam.
- Ne crains rien, dit-il, tu ne sentiras qu'une petite piqûre, puis plus rien.
Il enfonça l'aiguille à la base du crâne de la fillette, qui poussa un cri.
Des larmes coulèrent de ses yeux, puis elle s'affaissa, comme si elle venait de perdre toute volonté.
Le Grand Crapaud saisit ensuite une longue épingle, dont la tête avait la taille d'un petit pois. Il la lui enfonça au sommet du crâne, la faisant entrer de près de cinq centimètres au cœur du cerveau.
- Et voilà, dit-il. Tu m'appartiens, et tu vas m'obéir comme un petit chien.
Il se tourna vers Samuel.
- À ton tour.
- Vous êtes un monstre, cria le garçon.
- Dans une minute, tu m'obéiras, comme ta sœur. Demain après-midi, je vous placerai dans une barque. Toi tu rameras vers le barrage, et elle le fera exploser.
On frappa à la porte.
- Maître, dit quelqu'un, des gardes de Rabanath pénètrent dans le temple.
- Ils ne trouveront pas l'entrée du laboratoire. Elle est trop bien dissimulée. Mais je vous accompagne un instant au poste de contrôle. Toi, ajouta-t-il en se tournant vers Samuel, tu ne perds rien pour attendre.
Il sortit.
Le garçon se tortilla sur son siège en tentant de rompre ses attaches. Celle qui retenait son poignet droit lâcha. Elle était déjà déchirée aux trois-quarts.
Samuel se libéra puis réfléchit. Il abandonna sa première idée, celle de délivrer sa sœur et de fuir avec elle. Mais impossible. Elle était affaissée, pitoyable, telle une épave.
Il fallait faire vite car le Grand Crapaud allait revenir d'un instant à l'autre. Notre ami regarda autour de lui mais ne vit aucune arme dont il pourrait se servir pour se défendre.
Le garçon prit une décision héroïque. Il aurait pu se sauver seul, mais pas un instant il ne songea à s'encourir en abandonnant Myriam.
Il bondit de son siège et empoigna la seringue qui lui était destinée et qu'il venait de repérer sur un plateau, à côté de celle de sa sœur. Il pressa le piston et vida le contenu dans l'évier. Puis il ouvrit un robinet et aspira de l'eau par le bout de l'aiguille. Il remit la seringue à sa place et retourna s'asseoir. Il refixa ses attaches et attendit.
Le Grand Crapaud revint une minute plus tard.
- À ton tour, dit-il.
Il piqua l'aiguille dans le cou de notre ami, à la base du crâne. Comme sa sœur, il ne put retenir un cri. Des larmes emplirent ses yeux.
Mais le pire allait venir.
Le savant fou saisit l'épingle émetteur-récepteur. Il s'apprêta à la lui enfoncer dans le crâne. Ça allait être très douloureux, mais pourtant, notre ami n'aurait pas le droit de crier, de gémir ou de se débattre s'il voulait donner l'impression que son cerveau se paralysait et donc devenait insensible comme celui de sa sœur. Jouer la comédie était la seule solution pour sauver Myriam.
L'homme poussa l'épingle émetteur-récepteur dans le crâne de Samuel. Il fallut au garçon toute sa volonté, toute son courage pour ne pas hurler de mal, ce qui l'aurait trahi. Il serra les poings, mordit sa langue, se raidit, mais aucun son ne sortit de sa bouche.
Des larmes silencieuses coulèrent sur ses joues. Il pensa à ses sœurs, à son frère, au maharajah et son épouse, aux milliers de vies auxquelles il allait peut-être épargner une mort atroce s'il sauvait le barrage.
- Conduisez-les dans une cellule, commanda le Grand Crapaud. Pas besoin de les nourrir, ils sont devenus des robots. Demain sera un grand jour.
Des hommes détachèrent les deux enfants et les menèrent dans un cachot. Samuel se laissa guider, imitant Myriam, dont il observait les gestes et les attitudes du coin de l'œil.
On les posa sans ménagement sur le sol en pierre d'une pièce étroite et sombre, sans fenêtre, puis les bourreaux sortirent. Ils refermèrent la porte à clé. Samuel les entendit s'éloigner.
- Myriam, dit-il.
Hébétée, elle ne répondit rien. Elle semblait un pantin désarticulé.
Le garçon passa doucement la main sur le sommet de son crâne. L'endroit était encore douloureux. Il sentit la pointe arrondie de la sphère.
Demain, se dit-il, je ramerai pour faire avancer la barque vers le barrage. Puis j'appellerai à l'aide. Mais il faudra que je réussisse à empêcher ma sœur de déclencher l'explosion.
Les heures passèrent, interminables.
Myriam, assise contre le mur, ne bougeait pas. Elle ne parlait pas. Elle ne réclamait rien. Samuel essaya plusieurs fois de la réveiller ou de tenter de communiquer avec elle, mais sans succès.
Il finit par dormir un peu, couché à ses côtés, sur le sol. Un sommeil peuplé de cauchemars.
Enfin, la porte s'ouvrit.
Au barrage, la foule, venue de partout et parfois de très loin, se rassemblait sur les rives du lac de retenue à peu près rempli à présent.
La maharamée et son époux arrivèrent en compagnie de David et Déborah, bien inquiets de la disparition des deux aînés. Ils prirent place sur l'estrade réservée aux invités de marque. Deux sièges allaient rester vides...
Cinq cents gardes renforçaient la surveillance et la sécurité des lieux. Les enquêtes et les recherches piétinaient toujours. La fête s'annonçait en grande partie vouée à l'échec.
Soudain, un cri retentit. Un cri repris de bouche en bouche par les milliers de spectateurs. Et les doigts pointèrent vers une barque qui glissait sur l'eau au milieu du lac.
La foule y reconnaissait Samuel et Myriam. Que faisaient-ils là?
Chacun suivit des yeux les gestes du prince qui ramait et l'on observait la princesse, assise en face de lui, immobile, et qui tenait une boîte noire sur les genoux.
Chacun se demandait pourquoi ces deux enfants se trouvaient là, occupés à canoter, à peine vêtus, encore et toujours pieds nus, on s'en souvient.
Mais tout à coup, le spectacle devint hallucinant. Un nouveau cri retentit.
Samuel venait de se lever et de s'approcher de sa sœur. Il semblait tenter de lui arracher la boîte noire des mains. Ils se battaient à présent, au risque de retourner leur embarcation et de finir leur pugilat dans l'eau, à cause du roulis provoqué par leurs mouvements. Et l'on vit le garçon frapper Myriam qui se débattait, la pousser en arrière, agripper la boîte, puis se retourner.
Le prince toucha des commandes qui semblaient se trouver sur cet objet. Myriam qui se redressait tenta de l'en empêcher.
Des milliers de crapauds apparurent à la surface de l'eau. Ils nageaient vers le barrage, puis soudain, commandés par Samuel au moyen de la boîte noire, ils firent demi-tour.
Ils se dirigeaient à présent vers un temple en ruine, abandonné croyait-on depuis une centaine d'années.
Des gardes de Rabanath, commandés par Kapilavastu revenu de sa stupeur, mirent des barques à l'eau, et se dirigèrent à grands coups de rame, vers les deux enfants.
Les crapauds, obéissant toujours à notre ami par le jeu de la boîte noire, pénétrèrent dans les ruines.
Le garçon baissa un levier et une terrible explosion se produisit. Puis des gerbes de feu s'élevèrent au-dessus des arbres.
Le vieux temple et les installations souterraines volèrent en éclat. Samuel venait de réussir à imposer un demi-tour aux crapauds et de faire exploser leur charge, destinée initialement à détruire le barrage, dans le laboratoire du Grand Crapaud.
Les gardes du maharajah s'approchèrent du garçon. Il retira l'épingle de télécommande du crâne de sa sœur. Myriam resta affaissée, sans réaction. Lui-même attendit l'arrivée d'un chirurgien de Rabanath pour ôter la sienne.
Tous revinrent à grands coups de rames vers le bord du barrage où David et Sarah se précipitaient, émus.
L'inauguration suivit son cours avec tous les fastes voulus cette fois, tandis qu'on soignait Myriam dans une maison proche.
Le maharajah prononça un discours, félicitant l'ingénieur anglais pour son remarquable travail, les équipes d'ouvriers pour leur zèle, les villageois pour leur accueil.
Puis il se tourna vers Samuel. Il lui prit la main et le serra contre lui.
- Mon fils montre une fois encore son intelligence et son courage hors normes, dit-il à la foule rassemblée. Je suis fier de lui. Il deviendra un jour un grand maharajah.