Christine
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Simon et Pierre

     Si les histoires d'horreur te font peur, si la nuit, tu fais vite des cauchemars, si tu es seul(e) dans ta chambre à lire ces lignes et que l'orage dehors menace, alors ne va pas plus loin et sélectionne une autre histoire.

Si le craquement d'une armoire dans le silence pesant te fait sursauter puis rire, si les morts-vivants t'amusent, si tu aimes avoir un peu peur, continue...

    

      Tout a commencé par un long coup de téléphone. Puis papa raccrocha.

-Christine !

-Oui.

-Ma chérie, le bourgmestre de notre village te demande de rendre un grand service, si tu veux bien, au fils de l'un de ses amis.

-Que faut-il faire ? interrogea notre amie.

-Je t'explique. Il s'agit d'un garçon de ton âge, peut-être six mois de plus. Dix ans et demi environ. Ce garçon est gravement malade, dans sa tête. Il fait parfois de grosses bêtises. Par exemple, il y a quelques mois, il s'est jeté par la fenêtre du deuxième étage, pour découvrir l'effet que cela produit. Il s'est retrouvé à l'hôpital pendant trois mois. Une autre fois, il a traversé le boulevard sans regarder. Les autos ont freiné. Il a échappé de justesse à un accident mortel. Un autre jour, il a tenté de mettre le feu à sa maison.

-C'est très grave, ce qu'il a, s'inquiéta Christine.

-Cela se passe dans sa tête, expliqua papa. Il est atteint d'une maladie étrange, mais rassure-toi, lorsqu'il prend ses médicaments, il se comporte comme les autres enfants.

-Et que devrais-je faire ? 

-Il a un rêve. Il voudrait approcher des animaux de la forêt. Des cerfs, des biches, des renards, des lièvres. Mais son vœu le plus cher, c'est de caresser un lynx. Et voilà où tu interviens, Christine. Le bourgmestre se souvient que tu as le don de parler aux animaux. Il pense que peut-être, tu pourrais conduire ce garçon dans les hautes collines, au-delà de notre forêt et lui faire rencontrer le lynx que tu as un jour vu avec ton ami Mathieu.

Découvre cela dans les passionnantes aventures de notre amie : La grotte aux pierres précieuses. Christine 10 et La grotte de la peur. Christine 11.

-Je veux bien pour te faire plaisir, papa, répondit notre amie, mais ça me fait un peu peur. Si ce garçon est malade, il risque de faire des bêtises pendant notre randonnée. Comment pourrais-je l'en empêcher ?

-Rassure-toi ma grande, si vous partez dans la montagne à vous deux, il prendra soigneusement ses médicaments. Tu y veilleras.

-Et puis, ajouta Christine, je vois un autre problème. Il faut une journée pour atteindre le territoire du lynx. Il en faut une deuxième pour parvenir à son terrier. Puis une troisième pour le retour. Nous devrons camper deux fois au bord de la rivière.

-J'ai confiance en toi. Tu es débrouillarde. Tu es déjà allée camper avec ton copain Mathieu.

-Oui, mais avec Mathieu, c'est différent. On se connaît bien. C'est mon meilleur ami... On se fait confiance... et...

Papa interrompit sa fille.

-Si tu acceptes, tu rendras un grand service à un enfant malade.

-Alors d'accord, décida Christine. Quand vient-il ?

-Je vais retéléphoner. Sans doute la semaine prochaine ou la semaine suivante, répondit papa.


Simon arriva un jeudi soir. Les deux enfants avaient la même taille et le garçon semblait très gentil. Il remercia notre amie chaleureusement. Christine se rassura, mais se promit de rester prudente. Il lui demanda au soir, d'où elle tenait ce don merveilleux de parler aux animaux et de comprendre ce qu'ils disent. Elle lui expliqua longuement qu'un hibou, qu'elle avait appelé Chachou autrefois, lui avait appris à utiliser ce talent qui sommeillait en elle.

Christine aime l'aventure. Elle habite au milieu des bois. Elle est très débrouillarde, parfois même un peu trop audacieuse. Elle adore l'escalade depuis sa tendre enfance. Aucun arbre ne résiste à ses ascensions. Elle prend parfois elle-même trop de risques et ses parents craignent qu'elle se rompe les os un jour ou l'autre.

Elle observa discrètement Simon à table, pendant le repas du soir. Il prit quatre comprimés dans une boîte et les avala avec un peu d'eau. Elle n'osa cependant pas évoquer sa maladie, quand ils échangèrent quelques mots dans la chambre avant de s'endormir.


Le lendemain, ils se mirent en route après le petit-déjeuner, au cours duquel Christine vit son compagnon avaler ses quatre médicaments du matin. Ils partirent assez tôt. Chacun d'eux portait un gros sac à dos contenant la tente commune, deux sacs de couchage, de la nourriture pour trois jours, un appareil photo, des jumelles, etc.

Ils suivirent d'abord la route en terre qui mène au carrefour des trois routes situé au cœur de la forêt.

Notre amie appela des cerfs et des biches, deux lièvres, son renard et quelques autres animaux que Simon eut le bonheur de caresser ou de serrer dans ses bras. Chaque fois le garçon était si ému que des larmes lui coulaient sur les joues.

Quelque chose, pourtant, inquiétait Christine.

À plusieurs reprises, elle observa qu'il se retournait et scrutait la route ou la piste derrière eux comme s'il voulait s'assurer que quelqu'un, mais qui? les suivait.


Ils abordèrent les hautes collines et empruntèrent une vallée sèche. Autrefois il y passait un ruisseau aujourd'hui disparu. Enfin, après avoir grimpé toute la journée, ils descendirent et atteignirent un large torrent qui traverse la région des canyons et des précipices aux parois abruptes. Ils installèrent leur campement sur une plage de sable au bord de l'eau. Simon aida à monter la tente. Puis après avoir défait leurs sacs à dos, ils rassemblèrent du bois et allumèrent un feu.

Une fois encore, Christine surprit son compagnon en train de soigneusement regarder derrière lui.

Ils emballèrent des pommes de terre dans du papier argenté et ils les firent cuire sous les braises, tandis qu'ils se grillaient des saucisses embrochées sur des bâtons. Simon avala ses quatre pilules à la fin du repas.


La nuit tombe tôt dans les vallées profondes. Le ciel se remplit d'étoiles. Un trois-quarts de lune illuminait la terre. Il faisait doux. La soirée fut agréable. Ils parlèrent de tout et de rien.

Soudain Christine s'exclama.

-Tu as un joli bracelet!

Il était constitué de grosses perles en bois. Le garçon le portait au poignet droit.

-C'est un cadeau de Pierre, murmura Simon. Un ami. Il me suit toujours et parfois...

Il n'acheva pas sa phrase. Un craquement venait de se produire tout près. Il tourna vivement la tête. Ce n'était pourtant que le vent.

-Le bois de mélèze brûle mal, poursuivit Simon. Or ce bracelet est en bois de mélèze.

Notre amie, toujours curieuse, osa la question qui l'obsédait depuis le départ...

-Il paraît que tu fais de temps en temps des choses étranges ?

-C'est exact, répondit le garçon. C'est pour cela que je dois prendre des médicaments. Je dois en avaler tous les soirs et tous les matins. Mais c'est Pierre qui me fait faire ces folies.

-Par exemple ? interrogea Christine.

-Un jour, il a voulu que je traverse un boulevard plein de voitures en courant et sans regarder.

-Et tu l'as fait ? s'étonna notre amie.

-Oui, je l'ai fait. Il m'avait dit que les voitures s'arrêteraient, mais j'ai failli me faire écraser. Et puis les gens étaient furieux. J'étais honteux, après.

Il y eut un moment de silence.

-Une autre fois, reprit Simon, il m'a ordonné de sauter du deuxième étage. Il m'avait juré que je ne me ferais pas mal. Mais ce n'était pas vrai. J'ai eu les deux jambes cassées. J'ai beaucoup souffert à l'hôpital. Une autre fois il m'a obligé à brûler le tapis pour mettre le feu à la maison.

-Ce n'est pas un bon copain, murmura Christine. Pourquoi l'écoutes-tu ?

-Il m'oblige. Il m'a offert ce bracelet. Il s'impose à moi et je dois lui obéir. C'est plus fort que moi, avoua Simon.

-Moi, conclut notre amie, si mon ami Mathieu me forçait à faire des choses pareilles, je le laisserais tomber.

Les deux enfants se turent. Christine était impressionnée. Ils se couchèrent tôt. Ils étaient fatigués par la longue marche et demain, bien des émotions les attendaient.

Au moment de s'endormir, Simon se tourna vers la jeune fille.

-Je te remercie pour les grands cerfs et les biches que l'on a rencontrés tantôt. C'était génial. Et puis ton renard était gentil. J'ai pu le caresser. Je suis très content. J'espère vraiment que l'on verra un lynx demain. C'est tellement beau un lynx. Et je te remercie d'accepter de me conduire.

-Ça me fait plaisir, répondit-elle en s'endormant.


Le lendemain matin, après un rapide petit-déjeuner et quatre comprimés bien sûr, Christine proposa à son compagnon de n'emporter avec eux qu'un petit sac à dos dans lequel ils placeraient deux tartines garnies pour midi et un fruit chacun. Ils seraient de retour au campement pour le repas du soir et leur seconde nuit.


Ils partirent donc en laissant leurs affaires, la nourriture, les sacs de couchage et la tente derrière eux.

Ils pataugeaient dans la rivière. L'eau venait jusqu'aux chevilles, parfois jusqu'aux genoux, deux fois jusqu'au ventre. Ils franchirent un étroit canyon, et sur une distance de trente mètres, ils eurent de l'eau jusqu'au cou. Simon portait un jean, un t-shirt et des baskets. Notre aventurière avait son éternelle salopette bleue bien usée, son t-shirt et ses tennis aux pieds. 


Ils parvinrent au territoire du lynx. Ils quittèrent le cours d'eau et escaladèrent la paroi abrupte par un étroit sentier vers un plateau herbeux. Christine appela et réussit à faire venir le lynx assez rapidement. Elle était un rien soucieuse car le beau ciel bleu se couvrait de gros nuages noirs. Le félin se laissa caresser, par notre amie bien sûr et puis par Simon. Elle expliqua qu'il venait d'avoir quatre petits.

-Oh! je voudrais les voir, supplia le garçon.

-Malheureusement, répondit la jeune fille, pour les approcher, il faudrait s'éloigner encore plus dans les collines. Nous en aurons pour une heure ou deux. Or regarde, un orage menace et nous n'avons pas emporté de veste.

-On est quand même trempés, fit remarquer Simon. Cela ne changera rien.

-On aura froid, rétorqua Christine, parce qu'être mouillés par l'eau de la rivière et sécher au soleil ou être mouillés par la pluie et avancer trempés, ce n'est pas la même chose. L'orage fait baisser la température.

-Tant pis, insista le garçon. S'il te plaît... On n'est pas en sucre. S'il te plaît, c'est mon rêve.

Notre amie au grand cœur se laissa convaincre.

Quand ils arrivèrent près de la tanière du lynx, les premières gouttes tombaient. Ils caressèrent les petits. Simon avait le visage baigné de larmes qui se mêlaient à la pluie, soudain battante à présent.


Ils redescendirent vers la vallée pour retourner à leur campement. Malheureusement quand ils atteignirent le torrent, l'orage qui était violent depuis un moment déjà, avait fait monter le niveau de la rivière.

Après avoir progressé un peu dans l'eau, les deux enfants comprirent qu'ils n'atteindraient pas le campement ce soir. Le courant devenait trop impétueux et charriait boue, branches et sable. Ils risquaient de glisser ou d'être emportés et, soit de se fracasser sur des rochers et de s'y blesser, ou pire encore de tomber dans une cascade en aval et de se noyer.

-Qu'allons-nous faire ? s'inquiéta Simon.

-Je ne vois qu'une solution, soupira Christine. Il y a une ancienne bergerie là-haut, pas tellement loin d'ici. Un berger y vivait autrefois avec ses moutons. Il ne reste pas grand-chose de sa maison en pierre. Elle est aujourd'hui à l'abandon, mais je crois qu'on y sera à l'abri. Je te propose de retourner là-haut. Mais malheureusement, ajouta notre amie, il faudra se passer du repas du soir.

Puis elle pensa tout bas... et tu ne prendras pas tes médicaments qui sont restés au camp de base avec nos provisions...


Après une heure de marche et une ascension difficile sous la pluie froide qui rendait les rochers glissants, ils parvinrent près de l'ancien bâtiment. L'étable avait le toit à moitié effondré, mais pas la partie habitée. Il restait beaucoup de foin et de paille secs.

La construction toute simple où habitait le vieil homme autrefois était séparée de la bergerie par un mur de pierre mitoyen. L'endroit avait une petite fenêtre sans vitre et une porte inexistante. Les murs étaient en pierre, le toit en tuiles. Le seul ameublement consistait en une cheminée.

Simon apporta une brassée de paille sèche tandis que Christine rassemblait des bûches. Elle trouva des allumettes et réussit à allumer un feu. Cela leur fit grand bien. Le feu réchauffe, sèche et éclaire. Et puis c'est une présence rassurante, comme un ami.

-Je crois qu'on ne pourra pas redescendre dans la vallée avant demain, annonça notre amie. Les rochers sont glissants. Mais surtout le niveau de l'eau du torrent a crû considérablement. On ne pourra passer le goulet étroit et profond que dans la matinée. On est coincés.

-Tant pis, répondit le garçon. J'ai faim, mais ce n'est pas si grave.

-Moi aussi, soupira la jeune fille, j'ai faim et il ne reste plus rien à manger dans le sac à dos.

-Je suis désolé, avoua Simon, c'est ma faute. C'est moi qui ai insisté pour rencontrer et caresser les bébés du lynx.

-Je suis contente d'avoir réalisé ton vœu le plus cher, répondit Christine.

Puis elle songea de nouveau avec angoisse que ce soir et demain matin il ne pourrait pas prendre ses médicaments.

-On ferait bien d'aller chercher de la paille à côté, proposa notre amie. On va se faire des couchettes près du feu. Ce sera mieux que dormir par terre sur les cailloux et la terre battue.

Ils passèrent dans l'étable. Simon en profita pour regarder au loin comme s'il cherchait quelqu'un.
                           

Les deux enfants emmenèrent plusieurs brassées de paille et de foin et se firent chacun une litière près de la cheminée. Christine observait discrètement son compagnon, mais son comportement semblait absolument normal.

-Écoute, dit-elle. Si l'un de nous s'éveille dans la nuit, il faut remettre une bûche ou deux sur les braises. Cela nous tiendra chaud. On doit essayer d'entretenir le feu. Ça n'a pas été facile de l'allumer.

-D'accord, promit Simon.

Les deux enfants bavardèrent encore un peu, en évoquant la vie des animaux, puis ils s'endormirent.


Christine ouvrit les yeux. Elle entendait quelqu'un parler. Elle se tourna vers Simon et remarqua que sa litière était vide.

Elle se mit à quatre pattes et observa le feu. On venait d'y poser deux nouvelles bûches. Les flammes reprenaient vigueur.

Notre amie se leva et sortit de la bergerie. Le ciel était rempli d'étoiles. La lune brillait de tous ses feux, répandant une belle lumière sur l'herbe du plateau. L'orage était loin. Elle frissonna.

Elle aperçut Simon. Il marchait vers le bord du précipice.

Christine quitta la bergerie et le suivit. D'abord, elle avait songé à l'appeler. Mais à présent, elle préférait se taire et écouter. Elle entendait le garçon parler.

-J'ai pas envie, Pierre. L'eau va être froide et c'est dangereux.

Notre amie, inquiète, scruta les environs, mais ne distingua pas le mystérieux interlocuteur. Où se cachait-il ? Comment expliquer sa présence auprès d'eux ? Les suivait-il depuis hier ?

-Pierre, s'il te plaît. Je ne veux pas le faire, reprit Simon. Je risque d'être emporté par le courant ou de tomber dans une cascade et de me faire mal. S'il te plaît! Je ne veux pas y aller.

Christine observa encore les alentours baignés par la lumière de la lune. Elle s'approcha du garçon. Elle le suivait sans bruit en se baissant dans l'herbe haute. Elle ne vit cependant bouger personne ni à gauche ni à droite, ni dans les rochers, ni au bord du précipice. Elle n'entendit aucun craquement de branche. Pierre devait être très habile pour se cacher si bien.


Simon descendit l'étroit sentier glissant et arriva au bord de l'eau. Notre amie se cacha derrière un arbre déraciné dont le tronc déviait le courant, quelques mètres en aval.

Le garçon se mit pieds nus. 

-S'il te plaît, Pierre, s'il te plaît. L'eau est froide.

Christine se pencha et tenta encore d'observer les environs, regrettant l'absence de lampe de poche qui lui aurait permis de surprendre Pierre. Elle ne l'aperçut pas.

Simon fit trois pas dans la rivière. Il avait de l'eau jusqu'au torse à présent.

-C'est froid! cria-t-il, c'est froid!

Soudain, il perdit l'équilibre et bascula dans l'eau. Le torrent l'emportait.

Christine quitta son poste d'observation, fit deux pas dans l'eau, en se tenant à une branche morte du tronc qui la cachait et tendit la main. Elle attrapa le garçon. Elle le tira hors de l'eau avec force.


-Que fais-tu là Simon ? Je t'ai averti que c'est très dangereux. Viens, on retourne au campement, on est trempés et je suis gelée.

-C'est Pierre, c'est la faute de Pierre. Il voulait absolument que j'aille nager dans le torrent.

-Où est-il ? cria Christine. Où se cache-t-il ?

-Tout près. Je ne sais pas où. Il a peur de toi. Je ne crois pas qu'il se montrera.

-Il a peur des filles! Eh bien, bravo! Il n'est vraiment pas courageux ce garçon! Et puis enfin, tu n'as pas besoin d'écouter ce qu'il dit.

-Je ne peux pas, je suis obligé, avoua Simon.

-Regarde, chuchota la jeune fille.

Elle plongea la main dans la poche de sa salopette.

-Regarde, j'ai mon canif. Tu vois la lame ? Il est méchant ton copain Pierre. S'il vient, s'il veut te faire du mal, nous sommes deux et moi j'ai un canif. Et tu sais, ajouta Christine, je n'ai pas peur de me battre, même contre un garçon. Alors, tu n'as rien à craindre Simon, tu n'as rien à craindre à mes côtés. Laisse tomber Pierre, ne l'écoute pas.

Et puis se tournant, Christine cria.

-Va-t'en Pierre. Laisse-nous tranquilles puisque tu n'oses même pas te montrer.

Ils remontèrent à la bergerie. Ils se couchèrent près du feu pour se réchauffer. Quelle heure pouvait-il être ? Ni l'un ni l'autre ne le savait car ils n'avaient pas de montre. Il était minuit et demi. Ils finirent par s'endormir.


Notre amie ouvrit à nouveau les yeux. Par l'ouverture qui servait de porte à la masure, elle vit que le ciel blanchissait à l'horizon, annonçant l'aube prochaine.

Elle se rendit soudain compte qu'elle percevait une étrange odeur. Oui, une odeur de brûlé l'avait éveillée. Elle se tourna vers la cheminée. Deux bûches qu'on venait d'y placer, flambaient. Mais la fumée qu'elle sentait sortait de l'étable par des fentes, des fissures, dans le mur mitoyen.

Simon n'était de nouveau plus sur sa paillasse.

Christine se leva, quitta la bergerie et s'avança vers l'ancienne étable. Elle était en feu. La paille brûlait. Un brasier de hautes flammes et une fumée abondante s'échappaient par les lucarnes sans vitre et montait vers le ciel noir.

-Simon, cria la jeune fille. Où es-tu ?

Elle ne le voyait pas. Obnubilée par le feu, elle se demanda si Simon l'avait allumé. Ou bien son mystérieux compagnon.

Soudain, elle entendit une voix menaçante derrière elle.

-Je vais te tuer... Je vais te tuer...

Elle se retourna. Simon marchait lentement vers elle. Il tenait un canif à la main, la lame pointée vers elle. Notre amie posa sa main sur la poche de sa salopette. Son canif n'y était plus. Simon l'avait pris pendant qu'elle dormait.

-Je vais te tuer.

-Pourquoi fais-tu ça ? J'ai réalisé ton vœu. Tu as caressé des animaux, même des petits lynx. Je suis ton amie...

-Pierre veut que je te tue. Alors je vais te tuer.
 
-Fais attention, avertit Christine, je peux me défendre et je n'ai pas peur de me battre.

Elle se lança vers le garçon et le fit tomber en le poussant. Lui tentait d'atteindre la jeune fille avec la lame du couteau. Christine mordit dans la main du garçon pour lui faire lâcher le canif. Il donna un coup de pied. Elle le frappa vivement au ventre. Ils roulèrent dans une flaque de boue. Christine donna un nouveau coup de poing et le plaqua au sol. Elle l'immobilisa, saisit son canif et l'en menaça.

-Maintenant, tu arrêtes! Simon.

-Pardon, c'est la faute de Pierre. Je te demande pardon.

Elle regarda autour d'elle, mais elle ne vit pas le fameux Pierre.

Le garçon pleurait à présent.

-Pierre voulait que je te tue. Il m'a obligé.

-Je sais, répondit Christine. Et où est ton bracelet ? Tu l'as perdu dans la bagarre ?

-Je le lui ai rendu, pendant qu'on mettait le feu à la bergerie. Il l'a à son bras à présent.

Ils entendirent un grand bruit à ce moment-là. Le mur mitoyen séparant l'étable de l'habitation venait de s'écrouler. Toute la bergerie était en feu.

-Regarde ce que tu as fait. Tout brûle par ta faute.

-Pardon, pleurait Simon. C'est Pierre.

-Mais où se cache-t-il celui-là ? Montre-le-moi tout de suite.

-Il est resté à l'intérieur de l'étable.

-Alors il va sortir, cria Christine. Il va sortir sinon, il va brûler vif.


Mais peu à peu, notre amie commençait à comprendre. Elle doutait de plus en plus sérieusement de l'existence de Pierre. Tout semblait se passer dans la tête, dans la pauvre tête malade, un peu folle, de Simon. Il avait un jour inventé ce garçon méchant, Pierre, auquel il attribuait le pouvoir de lui imposer de faire des bêtises, des énormités, comme brûler la bergerie, comme tuer Christine.

-S'il ne vient pas, ton copain, s'il ne sort pas de la bergerie, il va mourir, murmura la jeune fille. Et ce sera bien fait pour lui.

Notre amie affirmait cela pour jouer le jeu, impressionner son copain malade et peut-être le débarrasser une bonne fois pour toutes de ce Pierre qu'il hallucinait et qui l'envoûtait.

-Oui, murmura Simon avec l'accent de l'espoir. Peut-être qu'il va brûler.

Christine insista, de plus en plus certaine d'avoir perçu le terrible secret de Simon.

-Ton copain Pierre ne sortira pas de la bergerie. Il meurt là-dedans. Tu es débarrassé de Pierre. Il ne reviendra plus jamais. Il ne te menacera plus jamais.

Simon pleurait, ému, assis dans l'herbe. Notre amie se tenait debout près de lui. Elle replia la lame de son canif et le glissa dans la poche de sa salopette.


Le feu diminuait. Il ne restait plus rien à brûler que quelques grosses poutres en bois.

L'aube éclaircissait de plus en plus l'horizon. Le soleil allait se lever.

Christine s'approcha des cendres et des braises. Elle saisit un long bâton et fouilla, pour tenter de retrouver le sac à dos ou la gourde, mais ils étaient déformés, inutilisables.

Soudain, au bout de son bâton, elle ramena le bracelet, le bracelet de boules de bois de mélèze, noirci. 

-Regarde Simon, dit-elle. Voilà le bracelet de Pierre. Il est mort dans les flammes. C'est fini. Tu es débarrassé de lui pour toujours. Il ne reviendra jamais.

Le garçon se leva et s'approcha de la jeune fille. 

-Tu m'as délivré de Pierre. Merci Christine, merci.


-Maintenant, viens. J'ai faim, dit Christine. Tâchons de retourner à notre tente. Nos provisions nous y attendent.

-Qu'allons-nous faire du bracelet ? demanda le garçon.

-Tu pourrais le jeter à la rivière, proposa notre amie. Tu n'en as plus besoin, à présent.

-D'accord, répondit Simon.


Les deux enfants descendirent lentement vers le torrent. Une fois ou deux, Christine se retourna encore. Mais non, personne ne les suivait. Et son compagnon semblait convaincu et apaisé.

Arrivée près de l'eau, elle lui tendit le bracelet.

-Jette-le et élimine Pierre pour toujours.

Simon, sans hésiter, lança le bracelet. Il fut lentement emporté par le courant et disparut. Le garçon souriait.

Le niveau de l'eau était déjà un peu moins haut et les enfants progressèrent dans la rivière. Ils réussirent tout juste, au prix de gros efforts et d'une avance lente et délicate, à passer l'étroit goulet.

Fin de matinée ils parvinrent à leur campement de la veille. Ils se précipitèrent sur la nourriture et les boissons. Le garçon risqua de ne plus prendre son médicament.

Puis, ils roulèrent les sacs de couchage, démontèrent la tente et placèrent le tout dans le sac à dos restant. Ils revinrent vers la maison de Christine. Ils y arrivèrent au soir.


Les parents les attendaient avec impatience. Ce fut la joie des retrouvailles. Au moment de se séparer, Simon prit un instant les mains de Christine dans les siennes.

-Je te remercie. Non seulement, tu as réalisé mon vœu et j'ai même eu le grand plaisir de caresser un lynx et ses petits, mais en plus tu as éliminé mon pire ennemi.

-Je suis contente, murmura notre amie. J'espère te revoir un jour Simon... Reviens dans ma forêt, si tu veux...

Au moment de s'éloigner et de monter dans la voiture de ses parents, le garçon chuchota encore à l'oreille de la jeune fille.

-Je n'ai plus pris de médicament. Je crois que maintenant je n'en aurai plus besoin. Je sens que je suis guéri.

Notre amie était émue.

Simon entra dans la voiture.

Juste au moment où il fermait la portière, Christine entendit le père du garçon dire à son épouse.

-Cette jeune fille a guéri notre fils. Quelle fille formidable!

 

Le pédopsychiatre qui soigne Simon va lui conseiller avec beaucoup de sagesse de continuer encore quelques années la prise des ses médicaments, peut-être à dose un peu réduite, pour s'assurer que Pierre ne revienne jamais plus le hanter ou qu'un autre personnage ne s'empare de son esprit.