La mémoire du tilleul
Christine a dix ans. Elle habite au milieu d'une grande forêt. Papa est bûcheron. Maman travaille à la maison. Parfois, notre amie donne un coup de main, quand son père reçoit un peu trop de commandes de bûches à la fois ou quand il est malade.
Ce jour-là, elle se rendit seule au chantier pour entasser dans une remorque toutes les bûches que son père venait de tronçonner la veille. Maman comptait venir la prendre avec le tracteur tantôt vers midi.
Notre amie se mit au boulot courageusement. Le soleil brillait, les oiseaux chantaient sous le frisson d'avril. Vers onze heures le chargement était prêt.
Christine, fatiguée mais contente, s'éloigna d'environ cent mètres, le long du chemin en terre. Elle s'approcha d'un étrange endroit où se trouvaient cinq souches de tilleul, disposées en rond. Ces arbres avaient dû être impressionnants car les souches comportaient des centaines d'anneaux, ces lignes concentriques qui permettent de compter l'âge d'un arbre coupé.
Chose étrange, l'une des cinq semblait avoir conservé une vie en elle. Les quatre autres étaient sèches, grises et envahies de champignons, tandis que le bois de la cinquième apparaissait encore jaune comme si on venait de couper l'arbre. Pourtant notre amie n'avait jamais vu aucun de ces troncs debout, et son père ne les avait pas abattus. Elle observa les souches, intriguée.
Elle posa doucement une main sur celle qui semblait encore pleine de vie et ressentit comme un frisson.
Elle se tenait là, rêveuse, quand elle entendit hennir un cheval. Elle tourna la tête et aperçut un magnifique étalon doté de jambes fines et d'une ligne parfaite. Il était monté par un fier jeune homme qui semblait avoir seize ans. Notre amie observa ses cheveux clairs, un peu longs et ses yeux vert tendre. Il était vêtu bizarrement, comme les gens du Moyen Âge.
Quel beau garçon! songea Christine.
Pour son bonheur, il arrêta sa monture près d'elle. Il salua gentiment. Elle lui sourit, émue, le cœur battant.
- Bonjour. Comment t'appelles-tu ?
- Christine. Et toi ?
Le jeune homme ne répondit pas. Il descendit de cheval.
- Que fais-tu près de ces souches de tilleul ?
- Je me demandais pourquoi celle-ci semble si bien conservée. On croirait qu'on a coupé cet arbre hier...
- Tu veux qu'il te raconte son histoire? dit le jeune homme. Tu comprendras.
- Je veux bien, répondit Christine en souriant.
- Alors, reste près de la souche et étends tes mains sur la surface.
Elle s'assit sur les talons puis mit ses deux paumes sur les lignes du bois. Le jeune homme, troublant un peu Christine, posa ses mains sur celles de notre amie. Ils se regardaient les yeux dans les yeux.
Soudain, elle aperçut non plus les souches, mais des grands arbres autour d'elle. Le vent agitait leur feuillage.
- Écoute bien. Voici mon histoire et celle du tilleul. Nos mains ont délié sa mémoire.
Un jeune homme et une jeune fille se tenaient sous les arbres. lls semblaient tous deux avoir seize ou dix-sept ans. Elle semblait triste et murmurait en lui prenant les mains.
- Thibault, il faut t'en aller.
- Ysaline, tu me demandes de partir...
- Thibault, je t'aime, mais Pierre de Crahin te cherche, mon amour. Il est le nouveau maître du château depuis la maladie de son père. Il est méchant. Tout le monde craint cet homme sans cœur. Sa troupe approche. Ils vont t'emmener et te jeter dans un cachot. Il te tuera. Pourtant je sais que tu es innocent. Et moi, j'en mourrai.
- Ysaline, mon Ysaline, je vais me réfugier quelque temps chez mes cousins, de l'autre côté du fleuve, répondit Thibault. Mais d'abord, je veux t'embrasser encore et encore, ma belle.
Christine vit Thibault et Ysaline s'enlacer en amoureux. La jeune fille s'appuyait contre le tilleul, celui qui venait de libérer sa mémoire, celui où notre amie posait ses mains.
- J'entends la troupe des soldats de Pierre de Crahin, dit Ysaline. Ils arrivent. Pars, pars vite, mon amour. Il faut fuir.
- Trop tard, affirma le jeune homme, en s'arrachant aux bras de son amoureuse. Trop tard, ils vont m'attraper.
- Attends, attends, Thibault. Souviens-toi. Tu me crois, je le sais. Ma mère était une bonne sorcière, une magicienne qui faisait le bien. Elle m'a appris les secrets des arbres, les mystères des champignons, la vie cachée des plantes et des bêtes. Elle est morte quand j'étais encore petite, mais je sais quelques formules magiques. Je puis peut-être t'aider. Appuie-toi contre cet arbre. Adosse-toi bien. Place tes bras derrière toi, comme si tu allais le soulever sur ton dos et serre-le, comme pour le déraciner.
Ysaline regarda son ami dans les yeux.
- À bientôt mon amour.
Elle murmura quelques mots incompréhensibles et Thibault disparut. Il faisait partie de l'arbre à présent, comme s'il se confondait avec le tronc, comme s'il était devenu le tilleul. Il ne pouvait plus parler, mais il pouvait voir, entendre et souffrir.
La troupe arriva. Dix hommes, munis d'arbalètes. Un soldat s'arrêta près de la jeune fille et se pencha pour l'interroger.
- Tu n'as pas vu passer un jeune homme par ici ?
- Quel jeune homme ? demanda Ysaline.
- Thibault de Valombreuse. Nous le cherchons. Il habite au village, la ruelle qui mène au château.
- Ah, lui! répondit Ysaline. Je l'ai aperçu voilà environ dix minutes. ll courait dans les fourrés. Il se sauvait là-bas, vers les marécages et les étangs, dans la vallée.
- Nous le tenons, cria le soldat à ses compagnons. ll va s'empêtrer dans les vases et les boues. Nous allons le trouver facilement.
L'un des derniers cavaliers n'était autre que Pierre de Crahin.
Le nouveau maître du château arrêta sa monture à la hauteur d'Ysaline. Il regarda la jeune fille un instant en silence, sans remuer les lèvres, sans dire un seul mot. Il fit avancer son cheval.
Dieu, que cette jeune fille me plaît, songeait-il. Mais où l'ai-je déjà vue? Je la connais pourtant... Mais oui, je me souviens. La fille de la sorcière, celle que mon père fit brûler autrefois.
Puis ouvrant la bouche, il cria.
- Soldats, vous n'allez quand même pas croire les paroles d'une fille de sorcière ?
Puis s'adressant à Ysaline :
- Où se trouve Thibault de Valombreuse ? On te voit souvent à ses côtés. Tu es dit-on sa fiancée. Où le caches-tu ? Parle.
- J'ai vu un jeune homme courir et filer vers les étangs, risqua Ysaline.
Elle fixait Pierre de Crahin, soutenant son regard. Et un effroyable souvenir revint à la mémoire de la jeune fille.
Elle avait dix ans, comme Christine. Elle se trouvait près de sa grand-mère, sous les fenêtres du château ce jour-là. Son père était mort trois ans auparavant, un accident en travaillant dans les bois.
La foule s'était rassemblée, hommes, femmes, enfants, et tous criaient.
- Brûlez la sorcière, brûlez la sorcière !
Sur la place du village, au pied du donjon, un bûcher avait été dressé. On avait planté un poteau au centre. Des soldats, en armes, passaient, allant et revenant sans cesse, contenant la foule échevelée.
Soudain, tous virent s'approcher un chariot tiré par deux chevaux. On entendait ses roues marteler les pavés de la rue. La foule redoubla ses cris. Une femme en robe blanche était enchaînée sur la charrette, la mère d'Ysaline.
- Maman, hurla la fillette, maman !
Les yeux remplis de larmes, le corps et les mains tendus vers sa mère, pieds nus dans la boue, elle regardait, atterrée.
Le chariot s'arrêta.
Ysaline s'arracha aux bras de sa bonne grand-mère qui la serrait, désespérée comme elle.
Elle courut et escalada une roue en bois, puis se hissa dans la carriole. Elle serra sa mère en pleurant.
- Maman, maman, je ne veux pas qu'on te brûle. Je ne veux pas qu'on te fasse du mal, maman.
ll fallut la force rude de trois soldats pour arracher cette enfant à sa mère.
Puis on traîna la jeune femme, débarrassée de ses chaînes jusqu'au tas de fagots imbibés d'huile, pour que les flammes montent bien. Le bourreau l'attacha au poteau de torture.
Ysaline leva les yeux un instant. Elle aperçut le seigneur de Crahin sur la terrasse du château. Il se tenait près de son épouse. Son fils, Pierre, était debout à ses côtés. Il avait dix-huit ans à ce moment-là.
La foule hurlait.
- Brûlez-la, brûlez-la.
Ysaline se débattait, tenue pourtant par les trois soldats. L'un d'entre eux, saisissant les tempes de la fillette, l'obligea à regarder l'horrible spectacle.
Elle ne baissa pas les yeux. Elle vit sa maman attachée au poteau de torture. Elle vit l'homme en rouge prendre le flambeau et mettre le feu aux fagots. Elle vit la fumée et les flammes monter. Elle entendit sa mère hurler. Elle vit sa maman brûler sous ses yeux.
Puis elle tourna lentement la tête vers le château. Le seigneur de Crahin et son épouse s'étaient retirés. Mais, Pierre, leur fils, regardait la scène, et il riait. Il riait!
Un instant ses yeux croisèrent ceux d'Ysaline. Elle pleurait, désespérée. Pierre de Crahin l'observa. Il fixa cette fillette aux longs cheveux bruns, plutôt maigre, dans une robe usée et les pieds nus. La foule s'était dispersée, la laissant là, avec sa grand-mère et leur peine immense. Puis il détourna la tête et disparut à l'intérieur des murs.
C'était il y a six ans.
Et aujourd'hui Ysaline se trouvait pour la première fois face à Pierre de Crahin, le nouveau châtelain. Elle l'observait. Et il la reconnut.
- Garde, cria-t-il, saisissez-vous de cette jeune fille. Sa mère était une sorcière. Elle cache son amoureux par quelque manipulation de magicienne. Emmenez-la et enfermez-la dans un de mes cachots. Puis continuons à fouiller les alentours. Nous finirons bien par trouver ce Thibault de Valombreuse.
La troupe se dispersa, tandis que quatre archers emmenaient Ysaline.
Quand Pierre de Crahin revint au château, le bourreau lui demanda ce qu'il fallait faire de la jeune fille.
- Laisse-la trois jours dans le cachot. Ne lui donne rien à manger. Quand elle aura faim, elle parlera peut-être.
Le bourreau s'inclina et partit.
-Ça m'étonnerait qu'elle parle, dit-il en murmurant. Je la connais et je sais son courage, sa bravoure.
Trois nuits et trois jours passèrent, effroyables. Thibault, devenu arbre par la magie d'Ysaline, gémissait dans le vent. Personne ne remarqua les gouttelettes d'eau, ses larmes, couler d'angoisse le long de son tronc.
Personne n'écouta Ysaline trembler et gémir de faim, de soif dans la fange du cachot infect où on la tenait prisonnière.
La nuit du troisième au quatrième jour, Pierre de Crahin s'éveilla avant l'aube, en sueur. ll sortait d'un cauchemar épouvantable de lucidité. Il se rendait compte qu'il était amoureux et fasciné à la fois par Ysaline, mais qu'il ne l'aurait jamais.
D'abord, la jeune fille ne voudrait jamais épouser le fils de celui qui avait brûlé sa mère. Ensuite, le nouveau maître du château, seigneur de la région, pouvait-il épouser une fille de sorcière ? Non, bien sûr! On se moquerait de lui...
- Thibault de Valombreuse, murmura Pierre de Crahin, assis sur son lit. Il est amoureux d'elle, mais je refuse de la lui laisser. Elle ne voudra jamais de moi... Tant pis... Personne ne l'aura.
Il ouvrit la porte de sa chambre.
- Garde! Qu'on réveille le bourreau et qu'on le fasse venir immédiatement.
Quelques minutes plus tard, l'homme en rouge entra dans la chambre de Pierre de Crahin.
- Va chercher la fille qu'on appelle Ysaline. Sors-la du cachot et emmène-la loin d'ici. Conduis‑la à l'endroit où se trouvent les cinq tilleuls et pends-la à une branche... À moins bien sûr qu'elle te confie l'endroit où elle cache son amoureux. Mais si elle ne parle pas, je te donne l'ordre de la tuer.
Le bourreau s'inclina et quitta la pièce. Il descendit vers les cachots. Il suivit un couloir étroit, noirci de pierres froides et humides. Ysaline croupissait dans une fosse dont la voûte empêchait de se tenir debout.
Il traîna la jeune fille épuisée, sale, affamée.
- Où caches-tu Thibault de Valombreuse ? Dis-le, sinon tu vas mourir.
Ysaline regarda le bourreau dans les yeux mais ne lui répondit pas.
- Tu ne veux pas parler. Sais-tu que j'ai reçu l'ordre de te pendre ?
La jeune fille soutint son regard.
- Tu ne le trouveras jamais.
Le bourreau lui lia les mains et l'emmena sur son cheval. ll se rendit à l'endroit des cinq tilleuls. L'un d'entre eux était Thibault de Valombreuse.
Le bourreau fit descendre Ysaline de cheval. Il lança la corde autour d'une branche et la noua solidement.
Cette branche était précisément celle de l'arbre Thibault, celui où l'amoureux d'Ysaline se confondait au tronc. Il se mit à trembler. Comble de l'horreur! On allait accrocher sa bien-aimée à cette branche qui était l'un de ses bras ! Lui qui voulait la serrer tendrement contre lui pour l'aimer, il allait maintenant servir de potence et contribuer à la faire mourir, pendue à son corps désespéré.
L'arbre tremblait, suait, vibrait. Le bourreau n'y prêta aucune attention.
Après avoir bien serré la corde, il fit un nœud coulant à l'autre bout et le glissa autour du cou d'Ysaline. Ensuite, il la fit remonter sur son cheval.
- Alors, tu parles ? cria-t-il. C'est ta dernière chance.
Une fois encore, elle ne dit mot.
Le bourreau éperonna sa monture qui partit au galop. Ysaline tomba. La corde se tendit. La jeune fille sentit une brûlure et un étouffement atroce à la gorge.
Au moment de s'évanouir, elle réussit à prononcer un dernier mot vers celui qu'elle aimait. Puis elle sombra dans la nuit.
Quand elle se réveilla elle se trouvait dans les bras de Thibault de Valombreuse.
Par son dernier mot, Ysaline avait réussi à le libérer du tronc et à lui rendre sa forme humaine. Le garçon s'était précipité vers le corps presque sans vie de son amoureuse et avait tranché la corde. Il serrait à présent sa fiancée doucement contre lui. La jeune fille reprenait peu à peu ses esprits.
- Mon amour, murmura Thibault, ta magie et ton courage m'ont évité une mort certaine.
Ysaline l'embrassa.
Puis le garçon, aidant la jeune fille encore faible par les privations subies, partit avec elle vers d'autres horizons.
- Viens mon amour, dit Thibault. Quittons ce pays. Nous n'y reviendrons pas tant que Crahin en sera le maître et seigneur.
Christine les vit s'éloigner à travers la forêt.
Elle eut soudain l'impression de sortir d'un rêve. Elle regarda d'abord autour d'elle. Elle entendait le ronronnement d'un moteur, celui du tracteur conduit par sa mère qui venait chercher la charrette de bûches et sa fille en même temps.
Notre amie regarda à gauche, à droite, mais elle n'aperçut plus le beau cheval ni son fier cavalier.
- Il s'en est allé, dit-elle et je ne connais même pas son nom...
Puis, se tournant vers le tronc coupé, mais pourtant encore plein de vie, elle ajouta en murmurant :
- Mais si, je connais son nom ! Il s'appelle Thibault, Thibault de Valombreuse...