Princesse Christina
Christine a presque dix ans. Elle habite avec son père et sa mère une maison en bois située au cœur d'une grande forêt. Cette jeune fille ne va pas à l'école, car le village est trop loin. Elle ne peut pas marcher deux heures tous les matins pour y aller et deux heures le soir pour en revenir. Aussi, elle étudie avec sa maman qui s'occupe d'elle tout en recevant et en gérant les clients.
Certains jours Christine, toujours en salopette, travaille avec son père. Elle ramasse les bûches coupées et les aligne le long du chemin ou les entasse dans une remorque. C'est un travail dur, salissant. Mais, courageuse, elle comprend à son âge, qu'il faut parfois aider ses parents.
Notre amie a un don assez rare. Celui de parler aux animaux et de comprendre ce qu'ils disent. Un hibou, qu'elle appelle Chachou, lui a appris à utiliser ce talent qui sommeillait en elle.
Ce jour-là, Christine travaillait avec son père depuis tôt le matin.
Vers midi, ils s'assirent sur un tronc couché et pique-niquèrent. Ensuite, papa libéra sa fille.
-Tu peux retourner à la maison, ma chérie. Tu m'as vraiment bien aidé. Merci.
Elle s'éloigna, mais au lieu d'aller chez elle directement, elle préféra faire un détour par le lac bleu, situé à une demi-heure de marche.
Il faisait vraiment très chaud. Elle avait beaucoup transpiré ce matin. Elle avait envie d'une bonne baignade.
Elle atteignit sa destination assez rapidement. Elle passa d'abord sa main dans l'eau et constata qu'elle était fraîche, presque froide... Christine retira ses chaussures de toile mais garda sa vieille salopette. Elle entra dans l'eau et nagea avec grand plaisir.
Elle voyait parfaitement le fond du lac tant l'eau était limpide. Tout à coup, elle aperçut un étrange caillou blanc. Il avait la forme d'un cube. Il se trouvait à l'un des endroits les plus profonds. Notre amie plongea sous l'eau, nagea le plus rapidement possible, saisit l'étrange pierre et remonta à la surface.
Elle se hissa hors de l'eau et s'assit contre un grand arbre afin de sécher un peu au soleil. Elle observa la pierre qu'elle venait de découvrir en la faisant tourner entre ses doigts. Elle mesurait environ quatre centimètres de côté. Un cube parfait.
Manipulant ce cube, notre amie y observa des dessins sculptés, gravés en bas-relief sur chacune des six faces. Sur la première, se trouvait un cheval. Sur la deuxième, un bateau. Sur la troisième, une maison. Sur la quatrième face, on devinait un bébé et sur la cinquième un château. La sixième face évoquait un dragon.
Étonnée, intriguée, heureuse de sa découverte, elle la faisait miroiter à la lumière du soleil.
Tout à coup elle eut un geste maladroit et la pierre tomba sur le sol. Elle roula sur le rocher plat et s'arrêta avec, en haut, le cheval. Christine ramassa la pierre et fut aussitôt prise d'un étrange vertige. Elle ferma les yeux un instant.
Quand elle les ouvrit, elle se retrouva à cheval, sur une allée d'herbes hautes, au cœur d'une forêt.
Je rêve, songea notre amie.
Elle aimerait posséder un cheval, un cheval bien à elle, et là, elle vivait son rêve, perchée sur une magnifique monture. Il s’agissait d’un étalon tout noir, aux pieds fins et à la ligne parfaite.
Mais elle ne reconnaissait pas cette forêt. Visiblement ce n'était pas celle qu'elle parcourt seule ou avec son père.
Soudain, elle entendit derrière elle le galop d'un cavalier qui se rapprochait.
Craignant un peu la rencontre, elle pressa son cheval et bonne cavalière, (c'était surprenant car elle n'était jamais montée de sa vie), intrépide même, elle fit galoper sa monture de plus en plus vite.
Christine pourtant, sentait que l'autre se rapprochait de plus en plus. Il semblait meilleur cavalier qu'elle. Il la rejoignit bientôt. Ce cavalier était un garçon du même âge qu'elle. Peut-être un an de plus. Il semblait avoir onze ans. Il s'approcha rapidement, en souriant.
-Princesse Christina! Attendez-moi, princesse Christina! Quelle chance de vous rencontrer!
Notre amie tourna la tête et regarda le garçon droit dans les yeux.
-Je ne suis pas la princesse Christina.
-Vous n'êtes pas notre princesse? s'étonna le garçon.
-Je m'appelle Christine et mon père est bûcheron.
-Incroyable! fascinant! Vous ressemblez tout à fait à la fille de notre roi et de notre reine. Le même visage, la même allure de fière cavalière, les mêmes yeux. Une seule différence: la princesse Christina tresse ses longs cheveux.
-C'est presque toujours ce que je fais, dit notre amie.
Mais ce jour-là, elle avait noué une queue de cheval avec un élastique bleu. Sans quitter le garçon des yeux, elle tressa deux longues nattes.
-Comme ça? demanda-t-elle avec un petit air narquois.
-Oh, mademoiselle! Ainsi vous ressemblez tout à fait à la princesse Christina.
-Comment t'appelles-tu? demanda notre amie.
-Erling. Je suis désolé de vous avoir fait peur en vous poursuivant. Je croyais que vous étiez Christina. Elle a disparu depuis quelque temps.
-Si c'est une princesse, répondit Christine, elle doit habiter dans un palais et y rester, bien à l'abri des dangers.
-Oh non! Notre princesse Christina n'est pas comme ça, s'écria le garçon. C'est une jeune fille intrépide. Nous l'admirons tous. Elle est peut-être la meilleure cavalière du pays. Il faut la voir parcourir les forêts... et par tous les temps. Rien ne l'arrête. Mais elle a disparu depuis quelques jours. J'aurais été fier de la retrouver. Bon, au revoir mademoiselle.
Erling s'éloigna. Christine ressentit un petit pincement au cœur. Il avait fière allure, ce garçon. Elle aurait apprécié qu'il reste un peu plus Iongtemps près d'elle. Elle aurait aimé lui demander où elle se trouvait, dans quelle forêt, et quelle était la magie de ce cube étrange qu'elle tenait dans sa poche.
Elle avança encore un peu, toujours à cheval, le long de la route et puis elle s'arrêta. Elle descendit de sa monture et s'assit à l'ombre. Elle fit tourner la pierre entre ses doigts et se retrouva près de l'arbre contre lequel elle s'appuyait, au moment où elle était sortie de l'eau du lac bleu pour examiner ce cube blanc.
Que se passe-t-il? se demanda notre amie. Cette pierre aurait-elle provoqué ce rêve ? Était-ce un rêve? Serait-ce une pierre magique? J'ai une idée pour vérifier cela.
Elle Iança le cube blanc. Il roula à côté d'elle et s'arrêta avec le bateau à la face supérieure. De nouveau, Christine fut prise d'une sorte de vertige en le saisissant.
Lorsqu'elle ouvrit les yeux, elle tremblait de froid. Elle était trempée dans sa salopette et ses baskets. Elle était appuyée contre Ie mât d'un étrange navire assez long et étroit. La proue sculptée ressemblait à une tête de dragon. Tout à coup, en y pensant, elle se rappela une image qu'elle avait vue dans un livre. Cela semblait être un navire de viking, un Drakkar. Mais les vikings vivaient il y a 1.200 ans...
-Princesse Christina, dit un des marins, un homme rude et fort, princesse Christina, vous vous réveillez enfin. Mais vous grelottez. Vous avez pris froid avec votre bain forcé.
-Je ne suis pas la princesse Christina... osa Christine. Vous me confondez avec la princesse de votre pays.
-Vous n'êtes pas la fille de notre roi ?
-Non, répondit notre amie. Mais comment se fait-il que je me trouve sur votre bateau ?
-Ce n'est pas compliqué, expliqua un des marins. Vous êtes arrivée là tout en haut. Vous apercevez ces rochers au loin ? Vous ne vous êtes pas arrêtée au bord de la falaise ou bien votre cheval ne vous a pas obéi. Vous êtes tombée. Vous avez fait une fameuse chute! L'eau de nos fjords est glaciale. Nous vous avons repêchée à moitié évanouie. Nous pensions que vous étiez Christina, notre princesse qui a disparu depuis quelque temps.
Tous les marins, une vingtaine, l'entouraient à présent.
-En effet, elle n'est pas la princesse, cria l'un d'entre eux. Regardez sa main gauche. Elle n'a pas de tache brune.
-Je ne comprends pas, murmura Christine.
-Je vous explique, dit un vieux marin. Les princesses de notre pays ont toutes et depuis toujours une tache brune sur le dos de leur main gauche. Attendez, je vais vous montrer.
Saisissant entre ses doigts un chiffon imbibé de graisse, il frotta le dos de la main de notre amie.
-Voilà, c'est une tache brune comme celle-là.
-Ah bon, dit Christine. Vous n'allez pas me rejeter à l'eau ?
-Non, promirent les marins. Nous rentrons au port. Nous vous débarquerons et vous irez où vous voudrez.
Toujours très étonnée, un peu inquiète, elle resta sur le navire Viking, le Drakkar, appuyée au bastingage, jusqu'à un petit port. Une cinquantaine de maisons peintes de différentes couleurs apparurent sur la rive, au détour de la falaise. C'était ravissant sous le soleil couchant.
Les marins débarquèrent et ne s'occupèrent plus d'elle. Notre amie, se demandant ce qu'il fallait faire à présent dans cette étrange aventure, s'assit sur le quai et s'appuya contre une caisse pour réfléchir. Elle saisit le cube blanc qu'elle gardait en poche et le fit tourner entre ses doigts. Elle se retrouva au bord du lac bleu, appuyée contre son arbre, au soleil.
-Que m'arrive-t-il? Quelle étrange aventure, dit-elle. Ce dé semble vraiment magique.
Elle observa les faces qu'elle ne connaissait pas encore. Le dragon, le palais, le bébé, la maison. Elle relança le cube blanc. Il s'arrêta avec la maison à la face supérieure.
Christine fut reprise par le vertige. Lorsqu'elle ouvrit les yeux, elle se trouvait seule et à pied sur un chemin en terre. La route menait vers une petite maison au toit de chaume. Elle aperçut au loin une sorte de lac ou de fjord illuminé par le soleil couchant. Le soir tombait. Notre amie frissonna.
La maison peinte en bleu semblait accueillante. Un peu de fumée sortait par la cheminée. Trois enfants, des garçons, jouaient dans l'herbe devant l'entrée. L'aîné pouvait avoir huit ans, l'autre six, le dernier quatre ou cinq.
Soudain, le plus grand interrompit son jeu, observa la jeune fille et courut vers la maison.
-Papa, maman, venez. La princesse Christina vient à notre ferme.
Le père et la mère se précipitèrent hors de leur demeure et regardèrent notre amie.
-Princesse Christina, appela le père. Quel bonheur de vous retrouver! Nous vous admirons, nous vous apprécions. Venez, venez dans notre demeure. Vous avez sans doute faim. Entrez. On va vous servir. Et puis nous vous reconduirons à votre château.
-Je ne suis pas la princesse Christina, murmura gentiment notre amie. Désolée de vous décevoir. Je ne suis pas celle que vous croyez. Il paraît que je lui ressemble et je ne comprends pas bien ce qui m'arrive.
La maman des trois petits garçons saisit la main gauche de Christine et la posa dans la sienne.
-En effet, dit-elle à son mari, regarde, je vois la tache brune sur le dos de sa main, mais il n'y a pas le signe du poisson.
-De quoi s'agit-il? demanda Christine.
-Les princesses de notre pays, expliqua Ie père, ont toutes sur la main gauche une tache brune comme la vôtre, mais au milieu se trouve une ombre noire qui ressemble à un poisson. Regardez, je vous montre.
Saisissant un morceau de charbon, il dessina la forme d'un poisson au milieu de la tache.
-Voilà, ainsi vous ressemblez parfaitement à notre princesse, dit la maman.
-C'est absolument fascinant, ajouta le papa des trois garçons. J'ai rencontré la princesse Christina il y a quelques mois et elle vous ressemble tout à fait. Le même âge, les mêmes yeux, les mêmes cheveux, le même visage. Vous êtes vraiment... on dirait sa sœur jumelle.
-Je ne suis pas sa sœur jumelle, répondit Christine.
-Excusez-nous, mademoiselle, nous allons vous laisser retourner chez vous. Notre princesse a disparu voilà environ deux semaines. La fille de notre roi n'est guère comme les autres princesses des pays voisins. C'est une jeune fille audacieuse, intrépide. Nous l'admirons tous. Elle parcourt sans cesse nos forêts à cheval. Elle s'arrête souvent dans nos villages. Malgré son rang, elle joue comme n'importe quel enfant. Rien ne la rebute. Ni l'eau froide des rivières, ni la vase de nos étangs. Vous pouvez la croiser en toute saison dans les bois ou les champs et par tous les temps. Neige, pluie, chaleur, été, hiver, toujours à cheval.
-Ah bon! approuva Christine.
Elle me ressemble vraiment, songea notre amie.
-Vous habitez loin, mademoiselle ? demanda le père des trois garçons.
-Je ne sais pas trop quoi vous répondre... Mais je vous remercie pour votre aide.
Notre amie partit en direction du lac qu'elle avait aperçu en arrivant. Après s'être éloignée un peu, elle s'assit contre un arbre et ferma les yeux. Elle connaissait la manière de revenir chez elle, maintenant. Elle saisit la pierre blanche qu'elle tenait dans sa poche et la fit tourner entre ses mains.
Quand elle ouvrit les veux, elle était près du lac bleu, appuyée contre l'arbre.
Je me demande vraiment, songea Christine, ce que je viens faire dans cette histoire. Qui est cette princesse Christina ? Il faudrait que je visite le château... Oui, il faudrait que le cube s'arrête cette fois avec la face "château" au-dessus.
Elle le lança mais il s'immobilisa avec le bébé à la face supérieure. Notre amie ferma les yeux en serrant la pierre dans son poing. Quand elle les ouvrit, elle était à cheval. Le beau cheval noir du début de son aventure.
La nuit était tout à fait tombée.
Christine ne savait pas trop où aller. Il faisait vraiment très noir. Elle n'apercevait aucune lumière. Bien entendu, il y a 1.200 ans, il n'y avait pas d'électricité.
Elle avança doucement, laissant son cheval aller à sa guise.
Soudain, elle entendit, à sa gauche, au loin, un hurlement qui lui glaça le sang. Cela ressemblait étrangement à celui d'un loup et même de plusieurs. Ils se répondaient. Le cheval frissonna. Christine frémit. La lune apparut entre Ies nuages.
Je suis il y a 1.200 ans. Les loups existaient encore dans les forêts en ce temps-là, songea notre amie. Elle pressa son cheval.
Peu après, sur sa droite, elle entendit pleurer un bébé. La jeune fille ralentit, intriguée. Elle tourna la bride et entra plus avant dans le bois. Elle se guidait en écoutant les pleurs. Soudain, dans un rayon de lune, elle aperçut par terre, au pied d'un arbre, sur de la mousse verte, un bébé qui pleurait.
Notre amie descendit de cheval.
C'était un tout jeune enfant d'un mois, peut-être deux. Un ravissant nouveau-né habillé en bleu. Des papillons phosphorescents et de toutes les couleurs dansaient autour de lui. Le spectacle était merveilleux, féerique, sublime, adorable.
Christine, émue, prit le petit dans ses bras. Il cessa de pleurer. Notre amie, surprise, remarqua que ce bébé était lui-même bleu ciel dans la nuit noire. Étrange beau petit. Les papillons tournaient à présent autour de notre amie, sarabande de lumière et de légèreté dans la nuit.
Y a-t-il quelqu'un ou cet enfant est-il tout seul? se demanda notre amie.
Elle appela. Personne ne se manifesta. Seuls les hurlements des loups qui se rapprochaient à chaque instant lui répondirent. Elle berça tendrement le bébé dans ses bras. Un, trois, dix papillons se posèrent sur ses mains, sur son front.
-Petit bonhomme, qui t'abandonne ainsi au pied de cet arbre, au milieu de la forêt ? Tu risques d'être dévoré par les bêtes.
Les loups étaient tout près, à présent. Notre amie frissonna encore car elle entendait de mieux en mieux leurs hurlements.
Soudain, le cheval prit peur et s'enfuit dans la forêt au grand galop.
-Oh non! s'écria Christine. Cheval, reviens. Cheval !
Notre amie ne connaissait pas le nom de sa monture, enfin celui de la princesse Christina, peut-être.
-Oh non! répéta notre amie avec le bébé dans les bras. Que vais-je devenir avec ces loups?
Soudain elle eut une idée. Elle s'assit dans la mousse contre l'arbre où elle avait découvert le petit enfant. Là, le serrant dans ses bras, elle prit la pierre blanche en main et la fit tourner en fermant les yeux.
Elle se retrouva assise près du lac bleu, appuyée contre son arbre, le visage au soleil. Elle tenait le cube en main, mais pas le bébé bleu... Hélas.
Elle relança immédiatement la pierre en espérant qu'elle s'arrêterait à nouveau avec la face supérieure "bébé" afin de pouvoir sauver la vie de ce petit. Mais la face supérieure, cette fois-ci, évoquait un château.
Christine avançait sur une route qui grimpait assez fort. On semblait être au milieu de l'après-midi, d'après le soleil. Plus loin se dressait un somptueux château. La route y menait. De temps en temps, des cavaliers dépassaient notre amie. Elle était à pied. Son beau cheval avait à nouveau disparu. Parfois, des bœufs, traînant un lourd chariot, entraient ou sortaient par un immense portail. Le château était splendide. De hautes tours entouraient le bâtiment principal. Des drapeaux flottaient au vent. De nombreux soldats circulaient sur les murs ou devant l'entrée.
Notre amie s'arrêta à quelques mètres du poste de garde. Elle hésita un instant. Un des hommes s'écria.
-La princesse Christina ! La princesse Christina !
Et avant qu'elle ait eu le temps d'ouvrir la bouche pour s'expliquer, une dizaine de gardes l'entourèrent.
-Princesse Christina, vous êtes revenue. Quel bonheur ! Tout le monde s'inquiétait pour vous.
Quelques soldats se précipitèrent à l'intérieur du château. Ils annonçaient partout et à tous la bonne nouvelle.
-La princesse Christina est revenue!
-Je ne suis pas la princesse Christina, s'écria notre amie.
Mais, dans le brouhaha généralisé, personne ne l'écoutait et personne ne l'entendit. Maintenant hommes et femmes, serviteurs au château, l'entouraient. Soudain, ils s'écartèrent. Le roi et la reine du pays s'approchaient.
Le roi courut vers Christine, ouvrit ses bras et la serra contre lui. Notre amie aurait voulu ouvrir la bouche et s'expliquer mais elle n'en eut pas l'occasion.
La reine regardait.
Elle la dévisagea en l'observant de haut en bas et puis de bas en haut.
-Lâche cette fille, dit-elle au roi. Éloigne-toi. Quel étrange accoutrement! murmura la reine.
Admettons qu'avec sa salopette en jean, ses baskets et son t-shirt, Christine ne portait pas les vêtements d'une princesse d'il y a 1.200 ans, même d'une princesse intrépide.
-Qu'on m'apporte ma bassine et une éponge, cria la reine.
Elle saisit le poignet de notre amie. Une servante s'approcha, portant un grand récipient en argent. La reine plongea l'éponge dans l'eau et frotta énergiquement la main gauche de Christine. La tache noire « poisson » et la trace de graisse brune disparurent.
-Voyez, proclama la reine en levant la main gauche de notre amie vers le ciel. Regardez. Ce n'est pas ma fille. Ce n'est pas la princesse Christina. Ce doit être une sorcière envoyée par le troll infernal de la vallée du dragon. Tu viens ici pour nous tromper. Gardes, saisissez-vous de cette fille. Jetez-la en prison. Nous la brûlerons demain.
-S'il vous plaît, supplia Christine, laissez-moi vous expliquer madame.
-Il n'y a rien à expliquer. Je comprends tout, s'emporta la reine. Le troll infernal qui habite dans la montagne nous menace depuis des années. Nous n'avons pas réussi à le tuer car sa grotte est gardée par un terrible dragon. Il habite au fond de la vallée des morts et je parie que c'est lui qui tient notre princesse Christina enfermée. Je te maudis, sorcière. Alors, gardes, qu'attendez-vous ? Il ne s'agit pas de notre princesse. Emmenez-la. Enfermez-la dans un cachot et surveillez-la bien.
Des soldats conduisirent notre amie dans une sombre prison. On la jeta sur le sol et on referma une lourde porte derrière elle.
Elle s'assit en larmes sur les dalles froides et s'appuya contre le mur. Elle frotta ses yeux.
Elle saisit la pierre blanche, la fit tourner entre ses doigts et se retrouva contre son arbre, au bord du lac bleu, le visage au soleil.
Incroyable aventure! songea Christine. Mais je commence à comprendre ce qui se passe et ce que je viens faire dans cette histoire. Cette pierre veut me mener chez la princesse Christina. Et je suis choisie pour lui sauver la vie parce que je lui ressemble. Je dois la délivrer, la sortir des prisons du troll infernal. Mais il y a le dragon à affronter... Comment vais-je m'y prendre ? La dernière face du cube me le dira-t-elle ? J'aimerais bien revoir Erling. Peut-être accepterait-il de m'aider...
Elle lança la pierre. Elle s'arrêta avec le cheval à la face supérieure, comme la première fois. Notre amie se retrouva dans la forêt sur le beau cheval noir, en excellente cavalière.
Elle entendit s'approcher Erling derrière elle et cette fois-ci, elle ne pressa pas son cheval, au contraire, elle attendit le garçon en souriant.
-Princesse Christi...
Il venait de la reconnaître à ses vêtements. Mais il hésitait encore, tant la ressemblance était frappante avec la fille du roi.
-Je ne suis pas la princesse Christina. Désolée de te décevoir une seconde fois. Mais, s'il te plaît, Erling, ne pars pas. Écoute-moi. Tu sais que la princesse Christina a disparu. Tu sais qu'on ne l'a plus aperçue dans le pays depuis au moins deux semaines. Elle est probablement enfermée dans les grottes du troll infernal. Ces grottes sont gardées par un terrible dragon, paraît-il. Je crois que je suis choisie par une pierre magique pour aller la délivrer. Mais j'ai peur. J'ai très peur. Voudrais-tu m'aider?
-D'accord, s'écria le garçon sans hésiter. Je vais te protéger, Christine. Allons délivrer la princesse Christina. Je vais chercher l'épée de mon père et nous irons jusqu'à la grotte du dragon et chez le troll infernal.
-Est-ce loin? demanda notre amie.
-Oh oui, au moins à trois jours de marche d'ici.
-Alors voici ce que je te propose, Erling. Retourne chez ton père et pars vers la grotte demain matin. Nous sommes dimanche soir. Je te donne rendez-vous dans trois jours, mercredi soir, devant l'entrée de la vallée gardée par le dragon. Tu viendras?
-J'y serai. Je te le promets.
Erling s'éloigna. Christine descendit de cheval et s'assit contre un arbre. Elle observa un moment la magnifique bête, en rêvant d'en posséder une pareille. Mais elle savait que ce serait comme le bébé bleu. Elle ne pourrait pas le ramener à son époque. Elle ferma Ies yeux en jouant avec le dé. Elle se retrouva près du lac bleu, appuyée contre son arbre. Elle mit le dé dans sa poche et retourna chez elle.
Le lundi lui parut long. Elle était impatiente d'être mardi. Le mardi traîna interminablement. Le mercredi Christine songea que c'était folie. Allait-elle risquer sa vie à affronter un dragon et un troll pour une princesse qu'elle ne connaissait pas, qui avait vécu il y a 1.200 ans dans un pays lointain et qui était morte depuis des siècles ?
Mais c'était compter sans l'insatiable curiosité de notre amie. Et puis Erling était vraiment sympathique. Un allié fiable pour cette périlleuse aventure.
Elle ouvrit son plumier et dessina une forme brune avec son marqueur sur le dos de sa main gauche. Puis, avec du noir, elle ajouta une ébauche de poisson au centre de la tache. Elle était prête pour l'incroyable aventure.
En milieu d'après-midi, elle partit pour le lac bleu. Elle s'assit contre l'arbre couché et lança le cube.
Il s'arrêta avec le dragon à la face supérieure.
Notre intrépide aventurière le ramassa, le glissa dans la poche de sa salopette et observa Ies lieux. Elle se trouvait à l'entrée d'un canyon bordé de rochers noirs impressionnants, une muraille d'au moins cinquante à soixante mètres de hauteur, presque à pic. Elle aperçut une grotte, au loin. Elle était précédée d'un autre chaos de rochers gris et noirs qui croulaient le long d'une pente raide vers le bord de la mer.
De temps en temps, le sol tremblait. Elle entendait aussi des grondements. Ils semblaient venir de l'intérieur de la montagne. Le dragon, sans doute. Notre amie frissonna.
Pourvu qu'Erling ait eu le courage de tenir sa promesse, songea-t-elle un instant.
Elle se retourna. Elle appela.
-Erling, Erling?
-Je suis là, mademoiselle, me voici.
Le garçon pouvait à peine soulever l'épée de son père.
Les armes de ce temps-là étaient lourdes et extrêmement difficiles à manier.
-Je vais tâcher de vous protéger de mon mieux. Nous allons au dragon?
-Je crois qu'il faudra bien, craignit Christine.
-Suivez-moi.
Les deux enfants entrèrent dans la vallée noire gardée par le dragon.
Erling marchait devant.
-Tu sais, fit notre amie, à l'époque où je vis, la fille marche à côté du garçon et elle est aussi courageuse que lui.
-Ah bon, dit Erling.
Ils parvinrent, côte à côte, assez rapidement, à l'entrée d'une profonde caverne. Quelques lueurs rouges l'éclairaient faiblement.
Le sol était jonché d'ossements de toutes sortes d'animaux. Des os pourrissaient dans des morceaux de chair moisie, un crâne ici, une patte là, un œil...
Pataugeant dans les débris qui les horrifiaient, ils contournèrent un large et puissant roc gris. Juste à ce moment, ils aperçurent le dragon. II tourna sa tête et les observa.
Le gigantesque animal de deux mètres de haut et de quatre mètres de long avait des griffes grandes comme des couteaux, des pattes énormes, des yeux jaunes, fendus verticalement comme ceux d'un chat. Il était couvert d'écailles rouges. Il regardait les deux enfants.
-Que faites-vous dans mon espace? Comment osez-vous entrer dans mon domaine ?
-Je dois rencontrer le troll, murmura Christine en tremblant.
-Toi, gronda le dragon en s'adressant à Erling, dégage le terrain.
D'un coup de patte, il poussa Ie garçon, qui roula cinq mètres plus loin avec son épée.
-Quant à toi, je vais t'écraser comme un vermisseau que tu es, dit-il en menaçant notre amie de sa lourde patte.
Christine, terrifiée, sortit la pierre blanche de sa poche pour retourner à son époque, près du lac bleu.
Le dragon la vit et recula.
-Le cube sacré de la princesse Christina! Tu es protégée par lui. La princesse a reçu cette pierre, cadeau du troll infernal, en naissant. Tu peux passer, il t'attend. Quant à toi, dit-il en se retournant vers Erling, recule.
-Sors de la grotte, lança notre amie. La princesse Christina va venir. Tu la protègeras et tu la reconduiras au palais de ses parents.
-D'accord, cria Erling.
Christine entra dans des cavernes de plus en plus sombres, de plus en plus spacieuses, de plus en plus sinistres. Soudain, elle vit une grande pierre blanche entourée de flammes et taillée en forme de trône. Un troll, le troll infernal sans doute, assis, observait notre amie. Il était grand, laid, velu, épais, abominable.
Les trolls sont des monstres des pays du Nord. Certains ne sont pas plus grands qu'un enfant de dix ans, mais d'autres mesurent trois à quatre mètres. Celui-ci était épouvantable.
Il regardait Christine en silence.
-Que viens-tu faire dans ma grotte?
Notre amie présenta la pierre, suivant l'idée qu'elle venait de concevoir en écoutant le dragon et affirma, en le fixant droit dans les yeux:
-Troll, je suis la princesse Christina.
-Ce n'est pas vrai. La princesse Christina se trouve dans mes prisons.
-Vois cette pierre, troll. Tu me l'as donnée le jour de ma naissance, pour me protéger. Je suis la princesse Christina. La fille que tu tiens en prison me ressemble comme une sœur jumelle mais c'est la fille d'un bûcheron.
-Et que me veux-tu? s'énerva le troll.
-Je viens prendre sa place. Je veux que tu laisses cette fille retourner chez elle. Tu me garderas, car c'est moi que tu désires tenir prisonnière.
-C'est vrai, hurla le troll. C'est toi que je veux, pas la fille du bûcheron. Suis-moi.
Il est méchant, mais bête, songea notre amie.
Christine suivit le troll infernal jusque devant une épaisse porte de prison. Il tira un énorme verrou, plus gros qu'un poing.
-Écoute-moi, troll. Je voudrais que tu me laisses parler avec cette fille pendant cinq minutes. Puis tu la laisseras sortir et tu me garderas à sa place.
-D'accord, glapit le troll, d'accord. C'est toi que je veux, princesse Christina.
Christine entra dans le cachot. Le troll referma la porte.
-Princesse Christina !
Les deux jeunes filles se regardèrent face à face un moment, sans rien dire, stupéfaites.
Christine avait devant elle une fille qui lui ressemblait comme deux gouttes d'eau et la princesse regardait notre amie comme si elle se voyait dans un miroir.
-Je m'appelle Christine. Princesse Christina, je viens de très loin. J'ai découvert cette pierre, cette pierre blanche qui vous appartient, dans un lac où je me baignais.
-En effet, répondit la princesse Christina. Je l'ai perdue en parcourant le pays à cheval et en jouant dans l'eau d'un étang avec les enfants d'un village.
-J'ai retrouvé votre pierre et grâce à elle, je viens vous libérer. Face après face, d'étape en étape, j'ai peu à peu compris sa magie.
-Comment penses-tu t'y prendre pour me délivrer? demanda la princesse.
-Très simplement. Je vais prendre votre place et vous allez sortir d'ici. J'ai fait croire au troll que vous n'êtes pas la princesse Christina. Il me gardera dans sa prison, croyant que je suis vous. Et vous, princesse, vous retournerez à votre palais. Un garçon courageux vous attend à l'extérieur. Il s'appelle Erling. Il vous aidera à retrouver votre château et vos parents.
-Mais toi, s'enquit la princesse Christina, tu resteras prisonnière du troll. Comment feras-tu pour t'enfuir ?
-Je vous demande seulement de me laisser la pierre blanche. Avec elle, je pourrai sortir d'ici. Je crois connaître le moyen.
La princesse s'approcha de Christine.
-Je voudrais te couvrir de cadeaux pour te remercier, mais je n'ai rien. Il y a cependant une chose que je peux faire.
La princesse posa ses mains sur les épaules de notre amie.
-Je te remercie pour ce que tu fais pour moi. Écoute-moi, à présent. Voici. Je t'élève au rang de princesse. J'en ai le pouvoir. Mon père est roi et ma mère est reine. Nous risquons de ne plus jamais nous revoir, princesse Christine. Mais une fois encore merci pour ton courage, ton audace et ta générosité.
-Merci aussi, murmura notre amie, émue et fière.
Le troll ouvrit la porte. La princesse Christina sortit, cachant sa main gauche derrière son dos afin de ne pas être reconnue, mais passer pour la fille du bûcheron. Le troll referma la porte, croyant avoir capturé la princesse. La vraie Christina sortit des grottes sans difficulté et trouva Erling.
Christine, qui regardait par la petite fenêtre barricadée de barres d'acier, vit Christina et Erling s'éloigner. Elle eut un petit pincement au cœur car elle aimait bien ce garçon. Ils ne se retournèrent pas.
Puis, notre aventurière s'assit contre le mur du cachot. Elle serra le cube entre ses doigts et ferma les yeux.
-Pourvu que ça marche, murmura notre amie.
Quand elle ouvrit les yeux, elle était près du lac bleu, assise contre l'arbre. Elle glissa la pierre dans la poche de sa salopette et revint chez elle.
-Il faut que j'explique cela à mon ami Mathieu. Princesse Christine ! Il sera impressionné, dit-elle en souriant.
Dans les jours qui suivirent, Christine lança plusieurs fois le cube blanc. Il s'arrêtait chaque fois avec le bébé à la face supérieure. Et chaque fois, notre amie fit de beaux songes, ces nuits-là. Elle retrouvait le bébé bleu des rêves.