Le manoir de la Tremblaie
Jean-Claude et sa sœur Christine, onze et dix ans, Philippe, le meilleur ami de Jean-Claude, et Véronique, l'inséparable copine de Christine, elles ont le même âge, étaient en vacances à la côte belge. Les parents de Véronique louaient une petite maison et avaient permis à leur fille d'inviter ses trois grands amis pour une semaine.
Ce matin-là, les garçons partirent en avance vers la plage. Les filles, qui traînaient à la salle de bain, les rejoindraient plus tard. La maison louée était située au cœur du village, assez loin du bord de mer. Les enfants s'y rendaient à vélo.
Dépourvus de leur guide Véronique, qui connaît la jolie station balnéaire par cœur, les deux garçons se trompèrent de chemin. Et suite à ce hasard, ils découvrirent, en roulant, une étrange villa.
Elle ressemblait à un petit château fort. Elle possédait deux tourelles et des murs en pierre grise, décorés de meurtrières et de créneaux. Le bâtiment était entouré par un grand jardin très mal entretenu. L'endroit semblait abandonné.
Sur une barrière en bois se trouvait gravé : "Manoir de la Tremblaie".
Les deux garçons arrêtèrent leurs vélos et scrutèrent les lieux une minute. Ils avaient très envie d'aller voir cela de plus près. Ils n'aperçurent personne. Tous les volets étaient fermés. Une maison abandonnée, c'est toujours un peu fascinant, attirant, surtout si tu as un tant soit peu l'esprit d'aventure et que tu es curieux.
Laissant leurs vélos contre la barrière, ils firent quelques pas dans le jardin en friche. Ils s'approchèrent de la porte du manoir. Il régnait un silence pesant. On n'entendait que les oiseaux nichés dans les hautes haies qui séparaient le bâtiment des villas voisines.
Jean-Claude toucha l'épaule de son ami.
- N'allons pas plus loin, les filles vont nous reprocher de ne pas les avoir attendues pour explorer ce mystérieux endroit.
- D'accord, on revient tantôt avec elles, reprit Philippe.
Ils remontèrent sur leurs vélos et pédalèrent vers la plage.
Lorsque Christine et Véronique les rejoignirent au bord de l'eau, les garçons leur firent part de leur découverte. Elles se déclarèrent impatientes de visiter les lieux.
En revenant au soir, à vélo toujours, ils suivirent cet itinéraire un peu détourné, celui emprunté au matin. Ils s'arrêtèrent de nouveau devant le Manoir de la Tremblaie.
Rien ne semblait avoir changé, à part les ombres qui s'étendaient à présent vers l'Est parce que le soleil était proche de se coucher. L'endroit paraissait toujours aussi étrange, aussi mystérieux.
Les enfants abandonnèrent leurs vélos dans un fossé au bord de l'avenue, puis poussèrent la barrière plus largement. Elle grinça. Ils passèrent dans le jardin en friche.
Personne en vue, comme tantôt. Aucune lumière ne semblait allumée derrière les lourds volets en bois. Pourtant il faisait déjà un peu sombre. L'herbe était haute. Des orties poussaient çà et là et des ronces envahissaient le chemin. Les haies n'étaient plus taillées depuis longtemps.
Parvenus contre la maison, un peu par curiosité et peut-être pour se rassurer, ils frappèrent à la porte, prêts à s'encourir. Personne ne répondit. Ils décidèrent de faire le tour du manoir.
Se faufilant entre mur et haie, ils découvrirent un puits assez profond. À l'arrière de la bâtisse se trouvaient trois portes de garage, contiguës et fermées. Ils s'approchèrent ensuite d'une cuisine qui donnait, elle aussi, sur la cour arrière dallée et envahie d'herbes folles.
La porte s'ouvrit et un garçon de leur âge sortit de la maison et les observa en silence. Philippe parla le premier.
- Bonjour. Tu habites ici?
- Ja, ik woon hier. Oui, j'habite ici, traduisit-il aussitôt en français.
- Excuse-nous, on croyait la maison abandonnée. Allez, les amis, venez, on s'en va.
- Ne revenez pas...
- On ne reviendra plus, lança Christine.
Ils s'éloignèrent tous les quatre vers l'avenue. Le garçon les suivait. Philippe, très attentif, remarqua qu'il regardait son vélo avec envie. Il faut dire qu'il était magnifique.
- Tu veux essayer mon vélo demain? proposa notre ami. Je te le prêterai pour faire un petit tour. On viendra vers neuf heures du matin. Cela te va?
Le gamin fit signe que oui, et nos amis s'éloignèrent.
Dès qu'ils tournèrent le coin, les trois autres interrogèrent leur copain.
- Qu'est-ce qui te prend? On ne connaît même pas ce garçon, et tu lui passes ton vélo!
- Vous n'avez rien compris, répondit Philippe.
- Moi je sais à quoi tu penses, dit Véronique en souriant.
- Je t'écoute.
- Tu crois comme moi qu'il ne vit pas dans cette luxueuse maison et tu veux résoudre l'énigme.
- Exactement, affirma Philippe. Il n'habite pas ce manoir. Tu as vu ses vêtements? Un jean déchiré, un t-shirt crasseux, des tennis trouées... Et ses parents occcuperaient cette magnifique propriété? Mes amis, cette demeure est à l'abandon. Il veut la garder pour lui seul, comme terrain de jeu.
- Je vois cela autrement, réfléchit Christine. D'abord, le jean déchiré est à la mode... Mais, je crois qu'il vit dans cette maison, seul, depuis plusieurs jours peut-être, mais pour une raison que je ne sais pas. Il s'y cache peut-être.
- Ou c'est un enfant kidnappé, proposa Véronique.
- Mais alors, puisqu'il n'est pas enfermé, pourquoi ne court-il pas à la police? dit Jean-Claude avec beaucoup de logique.
- Et je pense, enchaîna Philippe, que si je lui prête mon vélo demain, vous ferez un tour avec lui et j'irai visiter la maison.
- Pas d'accord, s'exclama Christine. Je veux aussi explorer ce manoir.
- Tu peux m'accompagner si tu veux, répliqua son copain.
Ils songèrent d'abord à tirer l'équipe des visiteurs au sort, mais en finale, ils décidèrent que les garçons partiraient à vélo avec le gamin pendant que les filles découvriraient les lieux.
Le lendemain, à neuf heures moins cinq, ils arrivèrent tous les quatre devant le Manoir de la Tremblaie. Le garçon était assis au bord d'un fossé devant la barrière.
- Bonjour. Comment t'appelles-tu? demanda Christine.
- Johan.
- Salut Johan, enchaîna Philippe. Voilà mon vélo. Jean-Claude et moi venons faire avec toi la balade promise. Ces demoiselles vont rester ici. Les amies, vous nous attendez.
- Oui, faites à votre aise, répondit Véronique. On s'assied au soleil.
Christine et son amie les virent s'époigner tous les trois. Les deux garçons emmenaient Johan le plus loin et le plus longtemps possible pour que les filles aient le temps de visiter la maison.
Dès que les vélos eurent tourné le coin, elles coururent jusqu'au manoir. Elles contournèrent le bâtiment et parvinrent à la porte arrière qu'elles ouvrirent sans difficulté.
Elles entrèrent dans une cuisine, moderne mais sale. L'évier était rempli de vaisselle souillée. Elles longèrent la table couverte de boîtes de nourriture vides ou entamées, de cartons de lait déchirés. Des canettes de limonade et des paquets de biscuits répandus complétaient le tableau.
Passant par une porte ouverte, elles traversèrent une enfilade de deux grands salons bien meublés, tapis, cadres aux murs, fauteuils, mais couverts de poussière et même parfois de toiles d'araignées, comme si on n'avait plus nettoyé depuis des mois.
Elles n'entendirent aucun bruit. Christine envisageait de monter à l'étage, mais Véronique retint son amie.
- Attention, les garçons risquent de revenir d'un instant à l'autre.
- Tu as raison. Il ne faut pas que Johan ou quelqu'un d'autre nous surprenne occupées à fouiner ici.
Les deux amies revinrent sur leurs pas. Elles repassèrent les salons, la salle à manger, la cuisine, et sortirent du manoir.
Elles se dirigeaient vers la barrière, quand les trois garçons approchèrent. Johan semblait craindre de s'éloigner longtemps, malgré son plaisir de pétaler sur le magnifique vélo de Philippe. Il avait insisté pour faire assez vite demi-tour. Il vit que les filles marchaient dans l'allée, vers l'avenue. Il les observa avec inquiétude.
- Ta maison m'impressionne, dit Christine en souriant. J'avais très envie de la voir de plus près.
- Tu as entendu quelque chose? s'enquit le gamin.
- Non, répondit la jeune fille.
- On devait entendre quelque chose? demanda Véronique.
- Non, rien du tout. Il ne faut plus revenir.
Il retourna vers le Manoir de la Tremblaie. Les autres s'éloignèrent. Le mystère demeurait entier et la curiosité des quatre amis n'en devint que plus vive.
Ils en parlèrent en attendant les parents de Véronique sur la plage. Ils voulaient en savoir plus. Espionner prendrait du temps, mais du temps, ils en avaient en vacances. Ils s'organisèrent.
Le matin les garçons se rendaient à vélo au manoir. Ils cachaient leurs véhicules dans les fourrés. Ils repérèrent un petit bois d'épicéas, pas trop loin où ils pourraient se dissimuler à plat ventre dans les hautes herbes. L'après-midi, les deux filles prenaient la relève. Ainsi pendant deux jours, ils observèrent scrupuleusement la mystérieuse maison.
Il ne se passait rien. Ils n'aperçurent même pas Johan.
Fin de matinée, le troisième jour, Jean-Claude et Philippe virent s'approcher une luxueuse Mercedes sport décapotable avec deux hommes à bord.
La voiture s'arrêta devant la barrière. Le conducteur klaxonna.
Le garçon arriva en courant. Nos amis entendirent la conversation.
- Tiens, voilà tes provisions.
Johan sortit deux sacs de supermarché qui se trouvaient sur le siège arrière de la Mercedes.
- Vous n'avez pas oublié le lait?
- Non, il y en a plusieurs cartons.
Il leur tourna le dos et s'éloigna vers la maison en portant les sacs.
Philippe et Jean-Claude réussirent à s'approcher encore un peu sans se faire repérer. Mais le démarrage en trombe de la voiture les surprit. Le conducteur aperçut nos deux amis et freina.
- Que faites-vous là, vous deux?
- Le pneu de mon vélo est crevé, répondit Philippe avec son bagou habituel. J'essaye de le réparer. Voulez-vous m'aider?
La voiture se remit en route et disparut.
L'affaire se corsait. Nos amis n'ayant vu personne d'autre entrer ou sortir de la propriété, il leur semblait que Johan habitait seul dans cette maison. Pourquoi insistait-il pour avoir du lait? Un caprice? Il demeurait apparemment à cet endroit contre son gré. Pourtant, il ne cherchait pas à s'enfuir. Pourquoi?
Les occupants de la Mercedes ne pouvaient être que des bandits. Le garçon leur obéissait. Pourquoi? S'ils le tenaient prisonnier, kidnappé, où se trouvaient ses parents? Pourquoi ne cherchaient-ils pas leur enfant? Après le départ de ses tortionnaires, pourquoi Johan ne courait-il pas à la police?
Les "pourquoi" s'accumulaient. La curiosité de nos amis demeurait insatisfaite. Surtout, ils voulaient tenter d'aider ce jeune garçon. Mais comment faire? Il fallait d'abord connaître la vérité. La vérité sur "le mystère Johan".
Philippe fit une proposition à ses copains.
- Nous voulons secourir ce garçon qui nous semble en péril. Si on le veut vraiment, il faut savoir ce qui se passe là. Pour cela, nous devons retourner visiter le manoir à fond.
- Il nous en empêchera, fit remarquer Véronique.
- Donc, reprit Philippe, nous irons la nuit, quand il dort.
Ils adoptèrent le projet. Ce soir, ils se rendraient sur les lieux vers minuit.
- Il faudra s'habiller de sombre, réfléchit Christine. Jeans foncés, t-shirt noirs, pour ne pas être trop visibles.
- On ne prendra pas les vélos, ajouta son frère. Pour ne pas les laisser en rue.
Les parents de Véronique, chez qui nos amis se trouvaient, montèrent se coucher vers onze heures du soir.
Jean-Claude et son ami bavardaient depuis un bon moment, assis sur leurs lits, pour ne pas s'endormir. Ils se levèrent et s'habillèrent. Ils sortirent sans bruit de la chambre et grattèrent à la porte des filles. Pas de réponse.
- Que fait-on? souffla Philippe. On part sans elles?
-Pas question, répondit Jean-Claude. Ma sœur serait capable de me tuer demain si on fait l'opération derrière son dos.
Ils entrouvrirent la porte. Les deux filles dormaient, couchées tout habillées sur leurs lits, au-dessus des draps et des couvertures.
Philippe s'approcha de Véronique et lui toucha l'épaule. Elle s'éveilla.
- Tu dors ou tu viens?
Elles rejoignirent les garçons dans le couloir. Ils descendirent l'escalier, qui ne craqua pas trop sous leurs pas, ouvrirent la porte de rue et se mirent en route.
Ils arrivèrent un peu avant minuit devant le Manoir de la Tremblaie. Des réverbères éclairaient l'avenue, mais ils ne virent aucune lumière dans la maison.
Ils passèrent la barrière et traversèrent le jardin à pas de loup. Le manoir dressait sa masse sinistre et un peu effrayante sous la lumière de la lune. Ils contournèrent le bâtiment en le longeant et parvinrent près de la porte de la cuisine. Ils entrèrent.
- Par ici, souffla Christine. Voici la salle à manger et le salon. Cette porte à droite mène dans un couloir, puis vers l'escalier. On monte?
- Non, commençons par fouiller en bas, répondit son frère.
Un étroit passage conduisait aux trois garages. Nos amis ouvrirent la porte, par acquis de conscience. Juste à ce moment, ils entendirent un bébé pleurer. Ils avancèrent vers un coin sombre et découvrirent un couffin, avec un petit enfant d'environ un an dedans. Christine le prit dans ses bras. Il cessa aussitôt de pleurer.
- Tu es un garçon ou une fille, toi?
- C'est une fille. Rendez-moi ma petite sœur.
Johan venait d'entrer à son tour dans l'espace garage.
- Elle pleurait, dit notre amie. Comment s'appelle-t-elle?
- Nele. Un prénom flamand. C'est celui de la compagne de Thyl Ulenspiegel.
À ce moment, Johan fondit en larmes.
- J'ai peur, très peur, avoua le garçon. Je ne sais pas quoi faire. Aidez-moi...
- Raconte-nous, proposa gentiment Jean-Claude. Nous voulons devenir tes amis.
Ils s'assirent tous les cinq par terre en rond. La petite Nele resta dans les bras de Christine. Elle s'y trouvait bien et s'endormit. Et Johan raconta.
Jusqu'il y a un an et demi, tout allait très bien pour lui. Son père, pêcheur, mouillait son bateau au port de Zeebruges. Il partait tous les jours pêcher en mer. Johan aimait bien venir l'accueillir après l'école, en fin d'après-midi. Souvent, avec sa maman, il aidait à décharger les caisses de poissons et de crevettes. Une vie agréable, bien rythmée.
Et puis Nele est arrivée. Le garçon était plutôt content et fier d'avoir une petite sœur. Mais sa maman ne s'est pas remise de l'accouchement. Des complications rares, entendit-il dire dans les couloirs de la clinique. Elle mourut... La petite fille n'avait que deux semaines.
Le papa ne se ressaisit pas suite au décès de celle qu'il aimait. Il déprimait. Il traînait dans les bars au lieu de rester chez lui le soir. Et quand il venait, il ne supportait pas les cris de Nele qui lui rappelaient la mort de sa femme.
- Après l'école, continua Johan, j'allais chercher ma petite sœur à la crèche. À la maison, je m'occupais d'elle. Je préparais ses biberons. Je lui donnais son bain. Un soir que Nele pleurait, mon père se mit en colère. Il me lança en criant :
"Pourquoi ce bébé pleure-t-il tout le temps?"
"C'est ta fille, papa. Elle veut aller dans tes bras. Et puis je vais manquer de lait. Tu ne ramènes plus d'argent."
- Mon père m'a regardé droit dans les yeux.
"Tu vois ce tiroir? Il sera plein de billets, désormais. Des grosses coupures. Offre-toi tout ce que tu veux."
"Je ne veux pas de cet argent, papa. Je préfère que tu reviennes vivre auprès de nous."
- Mon père baissa les yeux, puis expliqua.
"Un soir que j'avais trop bu, des hommes m'ont abordé au café du port. J'ai accepté de travailler pour eux. Je me suis engagé sur un mauvais chemin. Ces voleurs transportent de la drogue. Elle provient d'Amérique centrale. Ils voulaient un intermédiaire, un pêcheur innocent, pour livrer leur stupéfiants dans le port de Rotterdam, en Hollande. Je suis devenu un maillon de la chaîne, et bien payé pour cela."
- Je me taisais et j'observais mon père, continua le garçon. Il voulait arrêter ce sale boulot. Mais ceux pour qui il travaillait ne lâchent pas comme cela leurs collaborateurs. Ils exigèrent qu'il continue.
- C'est hélas bien vrai, dit Jean-Claude. Ça se passe comme ça avec ces gens-là...
- Mon papa souhaitait vraiment décrocher et même les dénoncer à la police.
Johan se tut un instant.
- Un jour, poursuivit le garçon, les bandits m'attendirent à la sortie de mon école. Ils me suivirent jusqu'à la crèche de Nele puis nous kidnappèrent, elle et moi. Seul, je me serais enfui en courant. Mais avec ma sœur dans les bras... impossible. Ils nous ont conduits ici. La maison leur appartient peut-être. Elle est à l'abandon actuellement. Puis ils m'ont menacé.
"Si tu sors d'ici, si tu parles à quelqu'un, si tu vas à la police, on abattra ton père. Et comme tu n'as déjà plus de maman, vous serez tous les deux dans un orphelinat, toi d'un côté et elle de l'autre."
- Voilà, termina Johan. Je n'ose rien entreprendre. J'ai trop peur qu'ils tuent mon papa, et je ne voudrais jamais être séparé de ma sœur. Cela fait bientôt un mois que je suis ici. Vous êtes les premiers à qui je le dis. Je ne sais pas pourquoi je vous en parle...
- Tu fais bien, murmura Véronique, impressionnée. Tu n'es plus seul, maintenant. Je ne sais pas ce que l'on va faire, mais nous voulons t'aider. Je te jure que nous allons passer tout notre temps pour tenter de te délivrer de cet enfer. Compte sur nous
Ils réfléchirent ensemble pendant près d'une heure, évoquant toutes les possibilités d'actions et leurs conséquences, au milieu de la nuit. Philippe conclut.
- Toi, Johan, tu ne peux pas quitter les lieux pour aller contacter ton père, mais nous pouvons le faire. Il ne sait pas où les bandits te cachent. Nous le lui dirons. Il viendra te chercher et vous irez ensemble à la police qui vous protègera.
Pour cela, il suffisait aux quatre amis de se rendre à vélo au port de Zeebruges, de repérer le bateau du père de leur nouveau copain, et de l'aborder. Puisqu'il semblait décidé à cesser sa collaboration au trafic de drogue, le reste irait de soi. Il faudrait juste être d'une prudence extrême afin de ne pas rencontrer ou se faire repérer par les malfrats.
Le lendemain, nos quatre amis demandèrent aux parents de Véronique la permission d'aller passer la journée à Zeebruges. Le temps ne se prêtait guère à une longue excursion, la pluie menaçait, mais les enfants insistèrent. Les parents acceptèrent.
- Vous achèterez des sandwiches et des boissons dans le vieux port, dirent-ils et vous pourrez observer le passage des bateaux depuis la longue digue en mer.
Les premières gouttes tombaient quand ils partirent sur leurs vélos.
Arrivés sur les lieux, nos amis se dirigèrent d'abord vers le grand port. On leur refusa le passage. Zone interdite, raison de sécurité. Comme ils insistaient, parlant d'un crevettier, les gardes les orientèrent vers le vieux port. Ils s'y rendirent aussitôt.
Marchant le long des quais, en tenant leurs vélos à la main, ils observèrent les bateaux. L'un d'eux, peint en noir et blanc comme beaucoup d'autres, retint leur attention. Il s'appelait le "Johan en Nele".
- Le voilà, affirma Jean-Claude.
Un homme nettoyait le pont du navire avec une serpillière et un tuyau d'arrosage.
- Monsieur, monsieur, appela Philippe.
L'homme ne les regarda pas et ne répondit pas. Les enfants descendirent l'un derrière l'autre par l'échelle métallique accrochée le long du quai et prirent pied sur le pont du bateau.
- Monsieur, s'il vous plaît, dit Christine.
- Quittez mon bateau, cria l'homme agressivement.
- Monsieur, Johan, votre fils, nous envoie, ajouta la jeune fille.
- Ne parlez pas si fort, on nous écoute peut-être, répondit le marin en changeant de ton.
- Nous venons vous dire où les bandits cachent vos enfants.
- Revenez demain matin, tôt. Je vous emmènerai en mer. Maintenant partez, on nous observe. Je ne veux pas vous mettre en danger.
Nos amis remontèrent à l'échelle en fer. Une Mercedes blanche, que les garçons connaissaient trop bien, venait de se garer à cent mètres de là. Ils prirent leurs vélos et s'éloignèrent sans se retourner.
Les parents de Véronique acceptèrent l'idée d'une journée en mer à bord d'un bateau de pêcheur. Les enfants aidèrent la maman à préparer un bon pique-nique pour le lendemain.
Les quatre amis omirent toutefois de dire aux parents la raison de leur excursion et les risques que cela représentait.
Le lendemain, tous quatre se levèrent tôt pour la journée de pêche. Ils partirent à vélo. Le bateau les attendait à quai. À marée haute, plus besoin de descendre à l'échelle métallique. Le père de leur ami les salua.
- Rangez vos vélos dans cette remise, serrez le cadenas et venez, leur dit-il.
Ils montèrent sur le pont du crevettier et sortirent aussitôt en mer. Il faisait beau. Une heure plus tard, loin de la côte et des regards indiscrets, le père de Johan coupa le moteur. On n'entendait que le clapotis des vagues et les cris des mouettes.
Jean-Claude prit la parole et raconta tout ce que nos amis savaient sur le "mystère Johan". Les trois autres complétaient parfois son récit. Les filles ajoutèrent que le garçon et sa petite sœur étaient en bonne santé.
Le papa les remercia avec chaleur et les félicita pour leur courage. Puis il trouva que la meilleure solution semblait en effet de revenir au port, attendre la nuit, chercher son garçon et sa fillette et aller, avec nos amis, au poste de police pour tout raconter.
Un événement imprévu vint contrecarrer ce beau projet. Vers dix heures et demie du matin, un appareil assez sophistiqué pour un simple bateau de pêcheur sonna dans la cabine qui servait de poste de pilotage. Le père de Johan se précipita, écouta, parla puis raccrocha. Il se tourna vers nos amis qui attendaient dehors sous le grand soleil.
- Un contretemps, dit-il. Je ne peux pas revenir à Zeebruges ce soir.
- Comment ça? s'inquiéta Véronique.
- Vous connaissez le travail dans lequel je suis empêtré actuellement. On vient de m'annoncer une importante livraison de drogue dans une heure et demie, en pleine mer, au large des côtes d'Angleterre. Je dois m'y rendre sans tarder. Leur radar repère mon bateau. Ils vont charger des caisses à bord, et je devrai aller les livrer sans détour à Rotterdam.
- Et vous nous ramènerez quand chez nous? demanda Christine.
- Et bien, vous serez demain matin à Rotterdam...
- Oh, non! interrompit Véronique. Mes parents vont être trop inquiets.
- Ne pourrait-on pas... murmura Jean-Claude.
Mais il se tut sans finir sa phrase.
- Je regrette de vous entraîner dans cette aventure, mais impossible de faire autrement, affirma le pêcheur.
Nos amis, appuyés au bastingage réfléchirent en silence.
- C'est le moment d'avoir une idée, affirma Jean-Claude en regardant son ami.
- Oui, fit Philippe en riant. Je sais bien. Vous comptez sur moi. Mais vous ne savez pas réfléchir, vous autres? Rien qu'un petit peu?
- On cherche, on cherche, répondirent les filles.
- Je ne vois qu'une solution, dit leur copain en reprenant son sérieux.
Il appela le père de Johan.
- Pour aller à Rotterdam en Hollande, monsieur, vous devez longer les côtes de notre pays après le chargement de la livraison?
- Oui, bien sûr. Je ne puis pas faire autrement, malgré la présence de garde-côtes.
- Au lieu de rester à distance, quand nous passerons devant les plages de la station où nous sommes en vacances, ne pourriez-vous pas vous en rapprocher?
- Oui, répondit l'homme, ça paraît possible.
- Nous savons tous bien nager. Pourriez-vous vous approcher à moins de trois cents mètres? On se jettera à l'eau et on nagera jusqu'à la plage.
- Hélas non, à cause des bancs de sable. Je dois rester à cinq cents mètres.
- Cinq cents mètres, cela fait combien de longueurs de piscine? demanda Véronique. Dix?
- Dix longueurs de bassin olympique, calcula Jean-Claude. Quinze longueurs d'un bassin normal. On doit pouvoir faire cela, malgré les vagues.
- Je poursuis mon idée, reprit Philippe. On sera au début de la nuit. Nous sortirons de l'eau et nous nous précipiterons chez les parents de notre amie. On leur racontera ce qui se passe. Nous irons ensemble à la police et de là avec eux, au Manoir de la Tremblaie pour délivrer vos deux enfants. En même temps, les autorités, mises au courant de votre route, vous attendront à Rotterdam. Ils sauront, par le témoignage de votre fils et du nôtre que vous voulez en finir avec cette collaboration. Vous êtes prêt à dénoncer et contribuer à mettre cette bande de trafiquants sous les verrous. Après un coup de filet pareil, ils vous libéreront aussitôt, je crois.
Le père de Johan et de Nele demeura un moment perplexe.
- D'accord, dit-il soudain. Je prends le risque. Je veux retourner dans le droit chemin. Et vous autres, cela ira pour nager en mer? Elle n'est pas très chaude la nuit.
- Je le ferai, déclara Jean-Claude.
- Oui, moi aussi, assura Christine, très sportive.
- Moi aussi, soupira Véronique, en pensant à l'épreuve.
- Je t'aiderai, promit Philippe. Je nagerai à tes côtés.
Vers trois heures de l'après-midi, Philippe et Véronique, appuyés contre le bastingage observaient le ciel, la mer, les mouettes rieuses, et au loin, les falaises blanches de la côte anglaise.
Le garçon venait de passer son bras autour du cou de son amie et la serrait contre lui. Véronique se dégagea d'un geste brusque.
- Que se passe-t-il? demanda Philippe.
- On nous regarde, dit la jeune fille.
Elle montra le périscope d'un sous-marin. Le submersible fit surface. Des hommes, armés de mitraillettes envahirent le pont. Des caisses furent chargées sur une barque, puis transbordées sur le crevettier. Tout se passa en quelques minutes et aucune parole ne fut échangée. Ces personnes, sans doute sud-américaines puisque le papa collaborait avec des trafiquants originaires de cette région du monde, retournèrent sur leur navire qui plongea aussitôt.
- Maintenant, dit Christine, allons vite à Zeebruges.
- Non, répondit le patron pêcheur. Ils me suivent sur leur radar. Si je dévie du trajet prévu vers la Hollande, ils vont nous torpiller.
Le soleil se couchait dans un ciel flamboyant. Nos amis gardèrent juste leurs jeans, laissant vestes, t-shirts et baskets sur le pont du bateau. Le père de Johan s'approcha le plus possible des côtes. Il arrêta le moteur de son bateau un instant. Ils plongèrent tous les quatre et nagèrent en direction des buildings, dont ils devinaient les lumières sur la côte.
Dans l'eau froide, ce fut long. Très long et très dur. Surtout avec un jean. Le tissu t'alourdit et te freine.
Quand le père de Johan comprit qu'ils ne reviendraient pas à bord, il remit son bateau en marche et reprit sa route.
Nos amis, s'encourageant l'un l'autre réussirent à atteindre la plage.
Des promeneurs s'étonnèrent de voir ces cinq enfants à moitié vêtus sortir de l'eau comme s'ils venaient de nulle part. Ils coururent sur le sable, traversèrent les avenues menant chez eux et arrivèrent épuisés près des parents de Véronique, déjà très inquiets de ne pas les voir revenir plus tôt.
Ils racontèrent leur aventure.
Véronique expliqua tout : le Manoir de la Tremblaie, Johan, Nele, le bateau, la contrebande de drogue, le plan de Philippe, leur retour à la nage.
- Mais enfin, s'énerva le papa, dans quoi vous êtes-vous encore fourrés? Vous ne pouvez pas jouer simplement au ballon, construire des châteaux sur le sable, vendre des fleurs en papier, comme les autres enfants pendant les vacances ?
Nos amis passèrent des vêtements secs, puis tous se rendirent au bureau de police.
De là, après une nouvelle explication détaillée, ils allèrent au Manoir de la Tremblaie. Les gendarmes donnèrent l'assaut. Pas de Mercedes blanche en vue.
Ils emmenèrent Johan et Nele, d'abord bien étonnés de cette intervention, jusqu'au poste. Le garçon détailla tout ce qu'il savait. Puis les deux enfants furent confiés aux parents de Véronique, vraiment très accueillants.
- Deux d'entre vous doivent nous accompagner de nuit à Rotterdam, expliqua en suite la commissaire principale en charge de l'affaire. Il faudra nous aider à reconnaître le crevettier.
D'abord, les garçons se proposèrent. Mais parce que nos amis avaient été repérés par les occupants de la Mercedes, les policiers, prudents, refusèrent. Les deux filles se portèrent volontaires à leur tour. Pour finir, Philippe, qui parle pas mal le néerlandais, et Véronique partirent avec la commissaire. Johan les accompagnait.
Ils arrivèrent à Rotterdam à minuit et demi. Les enfants étaient épuisés. Les policiers néerlandais les interrogèrent pourtant avec minutie et il fallut redire une nouvelle fois le récit complet de leur aventure.
Puis l'inspecteur de police résuma la situation.
- Ce bateau va arriver au port entre six et sept heures du matin. Il faut que dès cinq heures trente tout soit mis en œuvre pour le repérer, découvrir vers quel endroit il se dirige pour livrer sa cargaison afin de la saisir, et intercepter les trafiquants par la même occasion. Conduisez ces enfants à l'hôtel au coin de la rue, qu'ils aillent se reposer quelques heures. On aura besoin d'eux à l'aube. Collègues, au travail.
Les trois amis se retrouvèrent dans une même chambre et tombèrent endormis tout habillés.
Le lendemain, on les emmena, avant le lever du soleil, les yeux bien fatigués, jusqu'à l'aéroport. On les embarqua dans un hélicoptère de la police qui entreprit un survol de l'immense port de Rotterdam, un des plus grands du monde.
Munis de puissantes jumelles, les trois enfants, encore ensommeillés scrutèrent les allées et venues des nombreux bateaux.
- Je le vois, cria soudain Véronique. Juste à côté d'un gros pétrolier.
- D'accord. Je le reconnais, confirma Johan, soudain très excité à l'idée de revoir son père.
Le "Johan en Nele" s'approcha d'un quai désaffecté encombré de caisses éventrées et de vieilles grues, longeant des entrepôts à l'abandon.
Plusieurs équipes de policiers au sol se déplacèrent suite aux indications des enfants.
- Une Mercedes blanche s'approche, là à gauche, lança Philippe.
On donna l'assaut. Deux trafiquants, que les garçons reconnurent sans peine, furent faits prisonniers et menés en prison. La cargaison de drogue fut saisie et détruite.
Les policiers interrogèrent longuement le père de Johan. Il répondit avec franchise à toutes les questions qu'on lui posait. Grâce à ses précisions, tout un réseau fut démantelé.
Ensuite, Johan et la petite Nele purent retourner vivre dans leur propre maison. Le papa reprit son métier de pêcheur, et sa responsabilité de père de famille présent, attentif et chaleureux pour ses enfants. La dure leçon lui avait fait prendre conscience de la chance qu'il avait d’avoir ces deux charmants enfants, même si son épouse décédée, lui chagrinait encore le cœur.
Le garçon et nos quatre amis passèrent des vacances merveilleuses à la mer. Les dunes et les plages n'avaient aucun secret pour ce fils de pêcheur.
Et ils firent ensemble bien des excursions en mer, pour leur plus grand bonheur.