Les cobras
Le silence.
Ils sont pourtant des centaines de milliers, des millions peut-être. Une foule immense d'hommes, de femmes et d'enfants se presse à gauche et à droite le long du boulevard qui mène au port.
Personne ne parle.
Des larmes coulent aux yeux de certains. D'autres semblent avoir le regard fixé vers rien, comme sidéré par un affreux malheur.
Pas un bruit.
On croirait que les oiseaux sont eux aussi en grand deuil.
Le silence.
Ces gens proviennent des plaines, des forêts, des montagnes. Ils ont quitté leurs villages, leurs villes, leurs hameaux, pour venir ici, se masser le long du boulevard.
Ils ont parfois marché plusieurs jours. Certains depuis les terres lointaines du maharajah de Copal ou du Bhoutan, devenus pays amis après la guerre.
Tous attendent, immobiles, serrés les uns près des autres, en silence, pour rendre un dernier hommage, dire un dernier adieu, à Samuel, Myriam, David et Sarah, dont les corps sans vie, ramenés ici dans la ville de Rabanath, vont passer sur cette grande avenue qui mène au bord de la mer...
Les quatre enfants, morts.
Le peuple, unanime, les pleure.
Silence.
Tam, tam... Tam, tam...
On entend un tambour. Un seul. Le son vient de là-haut, près du palais des Rabanath. Un homme fort, torse nu, frappe au rythme lent d'un cœur qui bat.
Tam, tam... Tam, tam...
Il avance, lentement, rythmant la peine de chacun.
Tam, tam... Tam, tam...
Puis, derrière lui, défilent les hauts dignitaires du pays. Ils marchent, sans dire un mot, sans un bruit, abasourdis par la nouvelle de la mort de nos amis.
Tam, tam... Tam, tam...
Suivent ensuite quatre chars, couverts de tissu noir, portant chacun une dépouille. Les corps couchés, raides, immobiles, de Samuel, de Myriam, de David et de Sarah. Enfin, ce qui en reste...
Tam, tam... Tam, tam...
Et derrière, suit Rahougougouenzi de la Cité du Cobra, revêtu de son habit solennel en peau de tigre.
Puis, le maharajah de Copal qui ne réussit pas à retenir ses larmes. Un vrai grand-père. Il les aimait tant.
Près de lui, le maharajah Rabanath et la maharané, anéantis, le regard hébété, halluciné, enfoncés pour toujours dans le désert désolé de leur chagrin; plongés, comme tous les autres, dans le silence hurlant d'une nuit infinie.
Tam, tam... Tam, tam...
Au port, on posera les corps de nos amis sur quatre radeaux-bûchers. Ils seront brûlés et leurs cendres se disperseront sur l'océan.
Un homme, un seul, refuse la terrible réalité. Cet homme, c'est Kapilavastu, le chef de la garde.
Lui pourtant, découvrit le premier, les quatre corps méconnaissables, à moitié dévorés par les crocodiles, au fond d'un précipice, après une chute de quatre cents mètres depuis le bord supérieur du canyon jusqu'aux rochers qui en tapissent le fond.
Il les a retrouvés avec une équipe de gardes conduite sur place par un envoyé du prince Jarayu Narada. Kapilavastu, en récupérant ces corps, a reconnu les bagues et les habits princiers déchirés, en lambeaux.
Mais il refuse la terrible réalité.
- Non, répète-t-il, non, ce n'est pas possible. Ils sont quelque part, vivants, prisonniers, enfermés. Mais où?
Que s'est-il vraiment passé?
Nos quatre amis assistaient à la fête annuelle de la Cité du Cobra. Myriam, Kousalamoula, reine de la ville en ruine, avait revêtu pour l'occasion une éblouissante robe blanc et or. Sa sœur et ses frères avaient des tenues superbes, dans les tons bleus et rouges.
Les filles portaient chacune un diadème rehaussé de pierres précieuses et un bracelet en fil d'argent orné de saphirs au poignet droit. Les garçons tenaient un khouttar en or à la ceinture. Les signes de leur rang de princes et princesses de Rabanath.
La fête se déroula avec fastes, au pied de l'ancien palais des rois de la ville.
Le festin, la musique, les chants, les danses, tout se passa autour d'un grand feu dont la lumière des flammes se reflétait sur les murs de la cité détruite.
Assez tard dans la nuit, un homme accourut et annonça que les serpents cobras du temple avaient quitté leur fosse.
Une nouvelle vraiment inquiétante...
Un grand silence se fit dans l'assemblée. Rahougougouenzi se leva.
- Le phénomène ne se produisit que trois fois jusqu'ici dans l'histoire de la Cité du Cobra, dit-il. Une première fois, il y a près de quatre mille ans. Les prêtres du temple trouvèrent la fosse vide un matin. C'était un avertissement du volcan. Il allait se réveiller. Les habitants n'y prêtèrent pas attention malgré les tremblements de terre et les fumeroles. Puis tout rentra dans l'ordre.
"Deux cents ans plus tard, les cobras disparurent à nouveau. Le volcan lâcha des gaz et des cendres qui détruisirent un quartier de la ville. On reconstruisit, sans plus y penser.
- Et la troisième fois? demanda Samuel.
- Il y a deux mille ans environ. Les cobras se sauvèrent une fois encore. Le même jour, l'eau de la ville devint empoisonnée. Des gaz toxiques, issus du cratère, envahirent les rues. Des milliers d'habitants moururent. Les survivants se dispersèrent et la ville désertée tomba en ruine. Le volcan en colère en fit le champ de toits et de murs écroulés que vous avez sous les yeux.
Et ce soir, les serpents cobras avaient de nouveau disparu...
- C'est l'annonce d'un grand malheur, ajouta Rahougougouenzi.
Tous se tournèrent vers le volcan. La montagne se dressait parfaitement noire. Ils ne virent aucun signe d'éruption imminente.
- Ou bien quelqu'un connaît l'histoire de la cité. Il use de ce stratagème pour tenter de nous impressionner, peut-être pour s'emparer du trésor, réfléchit Myriam.
- Tentons de retrouver ce ou ces individus, proposa Samuel. Ils rôdent sans doute pas encore bien loin.
Le peuple se dispersa dans la ville sous les lumières de la lune.
Nos amis se rendirent à l'entrée du souterrain qui mène par le chemin de l'initié et ses huit portes au fameux trésor caché sous la ville.
Ils arrivèrent à la première, celle de la renaissance sans fin, avec le bébé sculpté. Elle était entrouverte.
Une vingtaine de cobras approchèrent par deux côtés à la fois, obéissant à deux sorciers-fakirs qui les dirigeaient vers nos amis.
Encerclés, ils ne purent qu'obéir aux deux individus et escalader une échelle en fer menant à l'intérieur du grand temple de la ville.
En haut, ils se retrouvèrent nez à nez devant l'ancien gouverneur Cittam Nirvid, aujourd'hui destitué de ses fonctions par le maharajah Rabanath, et en présence du prince Jarayu Narada.
- Vous nous conduisez au trésor, dit-il, ou je vous emporte à mon palais, prisonniers.
Nos amis refusèrent de se soumettre. On les emmena discrètement, sous bonne garde, dans la jungle voisine, puis vers les terres du prince.
Au soir, tous croisèrent une caravane de marchands et leur familles, venus de Chine. Ils se rendaient vers le Sud de l'Inde pour y vendre des étoffes de toutes sortes.
Jarayu Narada invita ces voyageurs à partager un repas sous sa tente. Il observa leurs enfants et une idée diabolique germa dans son esprit. Son plan prit forme, implacable, abominable.
Il appela ses gardes et fit saisir deux garçons et deux filles de l'âge de nos quatre amis.
Puis il força Samuel, Myriam, David et Sarah à quitter leurs habits princiers et à revêtir ceux, plus modestes, des enfants chinois.
Il fit ensuite habiller les quatre autres garçons et filles avec les vêtements de nos amis. Bijoux compris.
Il commanda alors à ses hommes de tuer ces enfants et de les précipiter au fond d'un canyon voisin.
Il appela ensuite un de ses soldats et lui ordonna de se rendre au palais des Rabanath pour avertir le maharajah et la maharané du dramatique accident qui avait coûté la vie aux enfants princiers.
Enfin, sous la menace de mort assurée, il força le reste de la caravane à retourner en Chine.
Le mal était fait.
Quand la terrible nouvelle arriva au palais des Rabanath, Kapilavastu se porta volontaire pour aller chercher les corps qu'il croyait être ceux de nos amis.
Méconnaissables, déchiquetés par la terrible chute et les dents des bêtes sauvages, il identifia les restes de quatre enfants qu'il crut à ce moment être nos quatre amis, en se basant sur leurs habits et bagues, diadèmes, khouttars...
Voilà pourquoi ces pénibles funérailles-incinération eurent lieu dans la capitale quelques jours plus tard.
Et pendant ce temps, Samuel, Myriam, David et Sarah demeuraient prisonniers au palais de la jungle de Jarayu Narada et enfermés avec les malheureux esclaves dont ils partageaient l'épouvantable sort.
- Soit vous m'initiez et vous me conduisez au trésor de la Cité du Cobra, soit vous partagez la vie de mes esclaves, sous bonne garde, dit-il. Vous finirez par parler ou vous mourrez.
Nos amis choisirent de se taire, certains qu'après avoir guidé le prince, ils seraient tous les quatre abattus sans pitié.
Ils vécurent en enfer pendant dix jours.
Le temps, de l'aube au coucher du soleil, était consacré au défrichement de la jungle. Patauger jusqu'aux genoux dans la boue, quand ce n'était pas dans la vase pourrie jusqu'au ventre ; porter des fagots de bûches du matin au soir ; subir les coups de fouet ou de bâton au moindre arrêt, épuisés ; être dévorés par les millions de moustiques, blessés par les morsures de serpents, d'araignées, ou d'autres animaux. Puis au soir, retourner vers les dortoirs insalubres du palais, meurtris, affamés, accablés. Recevoir un maigre bol de riz, puis passer la nuit, entassés derrière des grilles.
Parfois, en revenant du travail forcé, Myriam levait les yeux vers les étages supérieurs du palais, où se trouvaient les jardins luxuriants qu'elle avait connus, les piscines, la nourriture en abondance. Un monde inaccessible pour l'esclave qu'elle était devenue, elle, et ses frères et sa sœur.
Le onzième jour, des gardes armés firent monter nos amis jusqu'au cinquième étage. C'était le soir. Le prince et l'ancien gouverneur, son ami qui lui aussi avait tenté de s'emparer du trésor, s'occupaient à leur repas. Des plats riches et succulents couvraient leur table.
Samuel, Myriam, David et Sarah, sales, pieds nus, juste vêtus de maigres étoffes en lambeaux, épuisés, la peau lacérée de coups de fouet, les épaules bleuies par les coups de bâton, à jeun depuis la veille, regardaient, affamés, les deux hommes qui se goinfraient.
- N'attendez aucune aide du palais de Rabanath, dit Jarayu Narada avec un sourire sournois. Hier, vous avez été enterrés, ou plutôt incinérés, selon le rite de la tradition de votre pays. Tout le monde vous croit morts. Conduisez-moi au trésor et vous pourrez retourner chez vous consoler la maharané et votre père. Sinon, vous mourrez, vous aussi.
Nos amis refusèrent. On les tuerait à coup sûr, après qu'ils aient fourni les explications du chemin de l'initié.
Le prince donna l'ordre qu'on les enferme dans un cachot pour la nuit.
- Demain, ajouta-t-il, Sarah sera emmenée dans une cour et fouettée jusqu'à ce qu'elle en meure, si vous ne parlez pas. Vous avez la nuit pour y réfléchir et lui faire vos adieux.
Ils entendaient les cris des bêtes de la jungle, au-delà des barreaux. Nos amis, anéantis de souffrance, décidèrent de risquer de révéler le secret, demain, à Jarayu Narada. Pas question de laisser ce monstre torturer la petite sœur qui pleurait à chaudes larmes.
Tout à coup, une ombre passa devant la fenêtre de leur cachot.
- Vous êtes là tous les quatre?
- Qui êtes-vous? demanda Samuel.
- Kapilavastu. Tenez, dit-il en passant la main à travers les barreaux. Voici du pain. Mangez, prenez des forces. Je n'ai jamais cru à votre mort, mais je ne pouvais pas intervenir tant que vous étiez enfermés avec les autres esclaves. Ils sont trop bien surveillés. Reculez, je m'occupe des barreaux.
Le fidèle chef de la garde de Rabanath martela le mur où les barres étaient fixées avec la pointe de fer de son couteau. Elles cédèrent une à une.
Nos amis quittèrent le cachot en enjambant la fenêtre.
Le bruit avait attiré des gardes armés du prince. Ils approchaient.
- Filez, commanda Kapilavastu. À gauche, vous trouverez un sentier qui mène à l'allée de dalles qui relie le temple maudit à la Cité du Cobra. Courez. Ne m'attendez pas.
Des coups de feu retentirent dans la nuit.
Kapilavastu poussa un cri puis s'affaissa sur le sol. Samuel fit demi-tour et s'approcha pour l'aider.
- Va-t'en, sauve-toi, répéta l'homme courageux. Conduit tes sœurs et ton frère chez Rahougougouenzi. Il vous protègera. File, les soldats arrivent. Sauve-toi, dit-il encore, que je ne meure pas pour rien.
Le garçon, le visage inondé de larmes, se redressa et rejoignit Myriam, David et Sarah. Ils s'enfoncèrent dans la jungle et dans la nuit.
Il y eut bien quelques ordres hurlés et quelques menaces lancées derrière eux, puis plus rien que le concert de cris des bêtes.
Ils trouvèrent la piste suivie autrefois lors de leur fuite du temple maudit.
Samuel, ému, raconta la mort héroïque de Kapilavastu. Ils marchèrent tous les quatre toute la nuit, dans le silence hurlant de leur peine et de leur souffrance.
Ils retrouvèrent le palais de Rabanath quelques jours plus tard. Ils reçurent un accueil triomphal. Un grand bonheur pour tous. La bonne nouvelle se répandit dans tout le pays, jusqu'aux terres de Copal et du Bouthan.
La maharané les lava, les soigna, les nourrit, avec amour. Ils reprirent vite leurs forces.
Myriam restait songeuse. Elle voulait libérer les esclaves et punir le prince pour les souffrances endurées et les menaces de mort proférées.
Le maharajah envisagea d'intervenir militairement, mais envahir le pays voisin le faisait hésiter. Jarayu Narada vivait à la frontière de deux royaumes, celui des Rabanath et celui de la Birmanie. La manœuvre serait prise pour un acte d'agression par le pays voisin.
Un terrible projet de conspiration, une machination astucieuse, germa dans l'esprit de la jeune fille. Une idée qu'elle seule voulait et pourrait réaliser. Attirer le prince Jarayu Narada dans un piège en utilisant son avidité, sa convoitise, sa soif sordide de posséder toujours plus d'or. Un piège qui lui serait fatal.
Elle s'en ouvrit à son frère Samuel, en lui demandant de garder cela secret. Le garçon ne promit rien, car il voulait aider sa sœur, au moins la protéger.
Myriam rédigea une lettre qu'elle termina au bas par sa signature officielle de princesse de Rabanath et la fit porter à Jarayu Narada.
Dans ce message, elle invitait le prince à venir seul, comme elle, à la Cité du Cobra à la pleine lune prochaine. Elle écrivit qu'elle avait tant souffert sous son joug et qu'elle craignait d'être une nouvelle fois kidnappée. Elle n'aurait pas chaque fois la chance de pouvoir s'échapper. Elle ajouta qu'elle redoutait ses menaces et ne voulait plus vivre dans la peur. Elle voulait aussi protéger ses frères et sa sœur. Elle était donc décidée à l'initier au chemin qui mène au trésor.
Le prince lut et relut le message. Il flairait un piège, mais le trésor l'attirait comme un aimant. Que risquait-il? N'était-il pas mille fois plus puissant qu'une fillette de onze ans ? Il prit le risque d'aller au rendez-vous, quitte à se débarrasser de cette gamine, une fois en possession des richesses de la vieille cité.
Myriam partit le lendemain à l'aube, seule, à cheval, emportant avec elle un mystérieux grand sac.
Samuel la suivit de loin, sans se montrer, prêt à intervenir.
Leur manège étonna le nouveau chef de la garde du maharajah. Il en fit aussitôt rapport à son maître et sur un ordre de ce dernier, il suivit les deux enfants avec une troupe de deux cents hommes armés.
Sitôt arrivée en vue de l'ancienne ville en ruine, Myriam, sans se montrer à Rahougougouenzi et ses hommes, cacha son cheval dans une maison à l'abandon, ouvrit son grand sac et se changea.
Elle se débarrassa de sa simple tenue de cavalière et revêtit une somptueuse robe en velours rouge qu'elle avait emportée. Une superbe robe d'apparat, rehaussée de perles et de pierres précieuses formant des bouquets de fleurs admirables. Elle recoiffa ses longues tresses puis posa sa couronne de reine de la cité, en or et diamants, au-dessus de son front. Elle chaussa des sandales de cuir bleues.
Ainsi parée, elle s'avança vers le grand temple, lieu du rendez-vous, au centre de la cité morte. Elle gravit le large escalier et suivit le long couloir qui menait à la rotonde.
Elle s'y arrêta un instant.
Elle repensa à cette terrible nuit où sa petite sœur et ses frères étaient prisonniers de Raban Razi. Elle avait osé affronter, seule, le terrible fakir pour la première fois.
Et aujourd'hui, elle s'apprêtait à défier le prince Jarayu Narada. Seule encore! Mais elle avait son plan en tête.
Elle retourna vers l'escalier d'entrée, après s'être assurée que personne ne la suivait. Elle s'arrêta en haut des marches. Elle apparut resplendissante.
Le prince attendait au centre de l'immense place carrée. Le gouverneur Cittam Nirvid l'accompagnait.
- Suivez-moi, dit simplement Myriam.
Elle pénétra dans le temple et descendit vers le long couloir qui mène à l'ancien palais du roi, situé, on s'en souvient, au pied du volcan.
Myriam parvint au croisement central. Les deux hommes marchaient derrière elle. À gauche, on entre dans la salle aux quatre statues qui posent chacune une énigme, puis, c'est le chemin de l'initié qui donne accès au fabuleux trésor. À droite, selon les explications de Rahougougouenzi, un couloir mène vers une lourde porte, puis dans une vaste caverne au milieu de laquelle passe une rivière de lave incandescente.
- Par ici, dit-elle.
Le prince et l'ancien gouverneur suivaient notre amie comme deux petits chiens. Ils ne semblaient pas se méfier. Ils ne se doutaient pas que celle qu'ils méprisaient, cette princesse de Rabanath, les conduisait à la mort.
Elle s'arrêta devant la lourde porte de cuir et de bois brun.
- Observez bien, lança-t-elle.
Myriam s'approcha d'une affreuse statue en pierre noire, une sorte de dragon recroquevillé sur lui-même. Elle tendit son index droit vers l'œil gauche du monstre et l'y enfonça. Puis elle répéta le geste dans l'œil droit. Ensuite, elle les refit en sens inverse. Droit puis gauche.
Un grincement se fit entendre. Deux lourds panneaux s'écartèrent l'un de l'autre, ouvrant un passage étroit. Un vent chaud, presque brûlant les enveloppa tous les trois.
C'était bien comme Rahougougouenzi lui avait expliqué, pensa notre amie.
- On entre, commanda Myriam.
Ils découvrirent alors une immense caverne éclairée par la coulée de lave en fusion qui la traversait de part en part. Notre amie s'en approcha. Elle se tenait à côté des deux hommes, sur leur droite. Ils se trouvaient sur un sol en pierre, des larges dalles brunes d'environ trois mètres sur trois.
Ils s'arrêtèrent ensemble au bord de ce canal naturel, au fond duquel, dix mètres plus bas, coulait lentement le sang du volcan, cette matière en fusion, venue des profondeurs de la terre, à plus de mille degrés.
- Restez ici, ordonna la jeune fille. Je vais franchir ce passage et vous apporter une des plus belles perles du monde. Elle sert de clé pour l'accès au trésor.
On ne percevait pas le moindre tremblement dans la voix de notre amie. Elle se maîtrisait à la perfection. Ni Jarayu Narada, ni Cittam Nirvid n'auraient pu se douter que son cœur battait à tout rompre et qu'elle sentait monter en elle une angoisse qui lui donnait le vertige.
Elle se dirigea vers un endroit, un peu à droite, où les bords de la rivière de lave étaient à peine distants d'un mètre. Myriam prit son élan et sauta, laissant les deux hommes sur la dalle au bord de la crevasse où elle leur avait demandé de l'attendre.
Elle fit trois pas vers une sorte de bénitier naturel. Il contenait des perles, de véritables parangons, de belle taille, de quoi rendre n'importe quel aventurier presque aussi riche qu'un roi. Un appât.
Notre amie choisit une des plus belles puis se retourna. Elle vint se placer en face de ses ennemis. La rivière de lave, ici infranchissable, les séparait.
- Attrapez, dit-elle. Saisissez cette perle. Elle conduit au trésor. J'arrive.
Elle la lança vers eux, mais, exprès, pas assez fort.
Ils firent ensemble un pas en avant, les yeux aveuglés par la soif de l'or et des richesses promises qu'ils pensaient à présent à portée de main.
La dalle bascula. Myriam le savait. Exactement comme Rahougougouenzi lui avait dit.
Cittam Nirvid, le gouverneur déchu glissa et tomba en hurlant dans la rivière de lave. Il y disparut aussitôt et à jamais.
Jarayu Narada glissa lui aussi, en voulant attraper la perle, mais il réussit à accrocher ses doigts au bord de la dalle, inclinée à présent, presque à la verticale.
Pendant ce temps, notre amie franchit à nouveau la crevasse en sautant à l'étroit passage au-dessus des roches en fusion. Elle s'approcha du prince agrippé à l'arête de la dalle.
- Aide-moi, supplia-t-il. Je partagerai l'or avec toi.
- Je suis Myriam, princesse de Rabanath et Kousalamoula de la Cité du Cobra. Vous ne verrez jamais le trésor.
Puis elle ajouta :
Quand vos esclaves fouettés, battus, malades de fièvre, affamés, vous suppliaient, que faisiez-vous? Rien...
Notre amie se tut un instant.
-Mais moi, reprit-elle, je ne suis pas comme vous.
Elle lui tendit la main pour l'aider à remonter, mais l'homme ne put la saisir.
Il hurla, glissa et disparut à son tour dans la rivière de lave.
Myriam revint au temple en refermant la lourde porte derrière elle.
Elle s'arrêta fière, rayonnante, superbe, en haut de l'escalier qui menait vers la place carrée.
Elle y fut accueillie par Samuel qui la suivait, mais aussi par David et Sarah qui accompagnaient avec deux cents gardes sur l'ordre du Maharajah. Rahougougouenzi, présent lui aussi avec les hommes de son peuple regardait, impressionné.
Notre amie souriante, immobile, impériale, fut acclamée par un tonnerre d'applaudissements.
Retrouvant ensuite l'urgence de la réalité, elle envoya un escadron vers le palais de Jarayu Narada pour annoncer la mort du prince et libérer les esclaves.
Puis Myriam, fabuleuse princesse, se mit en route avec Samuel, David, Sarah et les gardes, vers le palais des Rabanath, où le maharajah et la maharané attendaient leurs quatre enfants pour les serrer tendrement dans leurs bras.