Le loup de David
Isabelle est une fillette de cinq ans et demi. Tu la verras souvent en salopette bleue ou jaune et en baskets bleues. À l'école, elle est en troisième maternelle.
Ce matin-là, madame l'institutrice présenta un nouvel élève.
-Voici David, les enfants. Il fait partie de notre classe dès aujourd'hui. J'espère que vous lui ferez un bon accueil.
Le garçon portait autour du cou et sur son t-shirt blanc une petite chaîne en or terminée par une pierre bleu foncé. Une élève leva le doigt.
-Madame, c'est quoi la pierre que David porte autour du cou?
Le garçon baissa les yeux, puis il murmura:
-C'est un souvenir de ma grand-mère qui est morte l'an passé. Je l'aimais beaucoup. Elle gardait toujours cette pierre sur elle. Alors, j'ai demandé à mes parents de pouvoir porter ce collier à mon tour, en souvenir d'elle.
Les enfants n'ajoutèrent rien, mais ils pensèrent que David semblait un gentil garçon qui avait du cœur et qui n’avait pas peur de parler de ses sentiments. Il rejoignit son banc.
À la récréation, notre amie constata que personne ne jouait avec lui. C'est dommage de laisser le nouveau tout seul. Alors elle s'en approcha gentiment.
-Bonjour. Je m'appelle Isabelle. Tu veux jouer avec moi?
-Je ne joue pas avec les filles.
-Tant pis, répondit Isabelle, débrouille-toi avec les garçons.
-Je ne joue pas avec les garçons non plus, ajouta David.
Notre amie, qui repartait déjà, se retourna, très étonnée.
-Si tu ne joues ni avec les filles ni avec les garçons, tu joues avec qui alors?
-Je joue avec les loups, affirma David.
-Il n'y a pas de loups.
-Si, iI y en a, dans la forêt près de notre village.
-C'est pas vrai, trancha Isabelle. Mon papa m'a dit qu'il n'y a pas de loups dans le bois. Et d'ailleurs, j'y vais souvent et je n'en ai jamais vu.
-Pourtant, il y en a, insista le garçon. Au moins un. Tu ne me crois pas? Tu veux le voir?
-Je veux bien, répondit la fillette très intriguée.
-Alors viens demain, vers deux heures de l'après-midi, sur le petit pont de bois qui se trouve près de l'entrée de la forêt. Je t'y attendrai.
-D'accord, se réjouit notre amie. À demain.
Le lendemain, un samedi, Isabelle très curieuse, se rendit au pont de bois. Il suffisait pour cela de sortir du village en suivant la route en terre qui longe les champs un moment, passe sur le pont, puis entre dans la forêt.
David s'y trouvait déjà.
-Tu es venue!
-Oui, répondit la fillette.
-Alors, je vais appeler le loup.
Le garçon sortit un harmonica de sa poche. Il joua doucement quelques notes un peu mélancoliques.
-Regarde, montra David. Là-bas où le chemin tourne vers la gauche, le loup est là.
-Je ne le vois pas, fit Isabelle.
-Mais si, un peu plus loin, dans les hautes herbes. Elles bougent.
Notre amie scruta à nouveau l'endroit où ce chemin disparaissait dans les fougères. Elle remarqua en effet que des herbes remuaient. Mais était-ce le vent? Ou bien un renard, un lièvre, des biches peut-être... Elle n'aperçut pas le moindre loup.
-Je ne le vois pas, dit à nouveau Isabelle en soupirant. Tu ne peux pas le faire venir près de nous?
-Il ne voudra pas, répondit David. Il t'a sentie. Il se méfie de toi. Je ne crois pas qu'il va s'approcher. C'est raté.
-Tant pis, murmura la fillette.
-Si tu veux, tu peux revenir demain, proposa le garçon, à la même heure, ici sur le pont. On s'y prendra autrement. J'irai au bout du chemin. Je ferai venir le loup, je le caresserai et puis je t'appellerai. Et alors tu t'avanceras vers lui.
-D'accord, se réjouit Isabelle, à demain.
Le lendemain, le dimanche, elle était impatiente de voir l'animal de tout près. Elle parvint au pont un peu avant deux heures. David n'était pas encore là. Il arriva avec quelques minutes de retard.
-Cache-toi derrière cet arbre, ordonna le garçon, et puis attends. Je vais aller où le chemin tourne. Je vais faire venir le loup et puis je t'appellerai. Quand tu arriveras, agis tout de suite comme tu ferais avec un chien : parle-lui doucement.
Isabelle fit signe qu'elle acceptait. Elle se dissimula derrière un arbre et attendit. Elle vit David s'éloigner sur la route jusque dans le tournant. Il passa dans l'herbe haute, puis dans les fougères. Notre amie, qui penchait la tête le long du tronc, ne distingua plus rien.
Elle entendit ensuite le son de l'harmonica, quelques notes un peu tristes, les mêmes que la veille. Puis un loup hurla. Notre amie frissonna, guère rassurée.
Enfin, David l'appela.
-Tu peux venir et n'oublie pas, fais comme on a dit, parle-lui calmement, dès que tu le verras.
Isabelle quitta son poste d'observation et s'avança sur le chemin. Son cœur battait au rythme de sa peur.
D'un côté, elle était curieuse et ça la poussait à avancer. D'un autre côté, elle craignait le loup et la peur lui conseillait de s'enfuir et de ne pas aller plus loin. Elle se souvenait de l'histoire du petit chaperon rouge, que le loup avait mangé. Mais la curiosité restait la plus forte.
La fillette parvint enfin à l'endroit où le chemin tourne vers la gauche pour s'enfoncer dans la forêt. Elle quitta la route en terre et passa dans l'herbe haute. Elle marchait lentement, très lentement, gardant les yeux grands ouverts. Jusqu'ici, elle n'avait rien aperçu.
Soudain, au milieu des fougères, elle vit l'animal. Oui, le loup était bien là, avec son poil gris et noir, ses yeux jaunes. ll observait Isabelle. Son cœur battit la chamade. Elle se mit à trembler de peur. Elle s'avança pourtant d'un pas, et tendit une main hésitante vers l'animal. Elle osa lui parler d’une voix calme, dont elle réussit à maîtriser les tremblements. Puis elle ajouta en regardant autour d'elle:
-Où es-tu David? murmura notre amie en regardant autour d'elle.
Mais le garçon ne répondit pas.
Elle continuait à chuchoter des choses au loup.
-David, où es-tu? Ne me laisse pas toute seule. J'ai peur. Où es-tu? Où te caches-tu? David!
Isabelle ne reçut aucune réponse. Elle continuait à murmurer de temps en temps des paroles pour le loup. Elle regardait partout autour d'elle, cherchant le garçon. Elle aperçut au sol, à ses pieds, la chaîne en or et la pierre bleue que David portait en classe en souvenir de sa grand-mère.
Notre amie se baissa et ramassa le collier.
-David, où restes-tu? J'ai trouvé la pierre de ta grand-mère. S'il te plaît, ne me laisse pas toute seule avec le loup. J'ai trop peur. S'il te plaît, supplia la fillette.
Mais le garçon ne répondit toujours pas.
Elle glissa la chaîne et le pendentif dans la poche de sa salopette bleue.
-Tu es un méchant garçon. Je ne jouerai plus jamais avec toi!
Isabelle avait envie de pleurer maintenant.
Elle cessa de caresser le loup. Elle fit deux ou trois pas en arrière et puis, lentement, elle tourna les talons et partit vers le village. L'animal la suivait.
Elle avançait doucement car elle craignait que la bête courre derrière elle. Elle tremblait. Son cœur qui battait trop vite la freinait. Elle regarda plusieurs fois en arrière. Le loup la suivait toujours, mais à quelque distance.
Notre amie marcha un peu plus vite et parvint enfin au pont de bois. Elle osa alors courir vers le village sans se retourner et arriva chez elle.
-Maman, papa, j'ai vu un loup dans le bois et je l'ai caressé.
-C'est impossible, ma chérie, répondit papa. Tu sais bien qu'il n'y en a pas dans la forêt.
-Pourtant j'ai vu ses yeux jaunes et son poil noir et gris. Mon copain David l'avait fait venir. Il m'avait dit qu'il y avait un loup dans le bois. Je ne voulais pas le croire. Il avait raison, mais il est méchant ce garçon. Il est parti alors que je me tenais près du loup. J'ai eu très très peur.
-Si tu avais si peur, il ne fallait pas t'en approcher, fit remarquer maman.
Le lendemain, Isabelle partit pour l'école. David fut absent toute la matinée. Isabelle et ses copains pensèrent qu'il était malade.
En début d'après-midi, quand on regagna la classe, l'institutrice rassembla les élèves autour d'elle.
-J'ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer, les enfants.
Toutes les petites têtes regardaient madame.
-David a disparu. On le recherche. Hier dimanche, après le repas de midi, il est allé se promener. On ne l'a plus revu depuis. L'un ou l'une d'entre vous l'aurait-il aperçu?
Notre amie leva le doigt.
-Je t'écoute, Isabelle.
-Je l'ai vu, madame. Il m'avait donné rendez-vous à deux heures de l'après-midi sur le pont de bois pour me montrer un loup. Il est parti dans la forêt. Il a appelé le loup et l'a fait venir. Puis il m'a proposé de le rejoindre, mais il n'était plus là quand je suis arrivée. J'ai parlé au loup. J'avais très peur.
Tout le monde écoutait. Les enfants étaient très étonnés par le récit de la fillette. Un garçon leva le doigt.
-Madame, peut-être que le loup a mangé David.
Isabelle n'y avait pas pensé. Elle frémit en y songeant. Le loup avait sans doute mangé David, et elle, elle croyait que le garçon l'avait abandonnée.
L'institutrice décida d'avertir les parents et les policiers.
Le papa de notre amie vint chercher Isabelle avant l'heure de sortie des classes. Ils retournèrent à la maison. Là, elle rencontra les parents de David qui pleuraient la disparition de leur garçon, et trois policiers, une dame et deux agents. La femme, une commissaire, interrogea la fillette.
-Raconte-nous, dit-elle. Il semble que ce soit toi qui aies vu le garçon la dernière. Explique-nous ce qui s'est passé.
Isabelle évoqua le rendez-vous raté du samedi avec le loup et puis celui du dimanche. Elle détailla comment David s'était éloigné, avait fait venir l'animal en jouant de l'harmonica et puis l'avait appelée. Elle précisa qu'elle avait vu l'animal, qu'elle lui avait parlé, mais que son copain n'était plus là.
-J'ai dit qu'il était un méchant garçon, mais je ne pensais pas que le loup avait mangé David, ajouta notre amie les larmes aux yeux.
Les policiers proposèrent alors de se rendre tous ensemble à l'endroit où l'évènement s'était produit.
-Si le loup a mangé David, on doit retrouver ses vêtements déchirés dans les fougères... murmura un des agents.
Entourée par papa, maman, les parents de David et par les gendarmes, notre amie ne craignait plus grand-chose. Elle ne risquait surtout plus rien.
Ils parvinrent à l'endroit où le chemin tourne dans la forêt. Isabelle indiqua les herbes hautes et les fougères.
-Voilà où se trouvait le loup.
Plus loin, dans la forêt, on entendit hurler l'animal.
Les policiers entrèrent dans l'herbe haute, revolver au poing. Ils fouillèrent les quelques mètres indiqués par la fillette mais n'y découvrirent rien, ni les vêtements déchirés et tachés de sang du garçon, ni les restes de son corps. Si le loup avait mangé David, on devait retrouver quelque chose de lui, au moins ses habits. Ils ne virent pourtant rien.
-Es-tu bien certaine que c'est exactement à cet endroit-ci que tu es venue, petite fille? demanda un des policiers.
-Certainement monsieur, confirma Isabelle. Là où vous vous tenez pour le moment. C'est là aussi que j'ai ramassé la pierre bleue de David.
-Quelle pierre bleue? demanda la maman du garçon disparu.
-Celle-ci, madame.
Notre amie sortit la pierre de sa poche et la montra.
-Mon Dieu! s'exclama la maman en la prenant entre ses doigts. Je la reconnais. Ma mère l'avait reçue quand elle était petite fille des mains d'une sorcière. C'est une pierre magique paraît-il. Je n'y ai jamais vraiment cru, mais il semble qu'elle peut transformer un enfant en loup ou un loup en enfant.
Du coup, on se demanda si l'animal que l'on entendait hurler dans le bois n'était pas David lui-même, qui grâce à la pierre, ou plutôt à cause d'elle, serait devenu un loup. Comme Isabelle avait ramassé et emporté la pierre, l'animal ne pouvait pas se transformer en enfant et David demeurait un loup jusqu'à maintenant.
Tout le monde revint au pont de bois, car l'animal, enfant ou non, avait peur et n'osait pas s'approcher du groupe.
-Ma chérie, sois courageuse, fit le papa d'Isabelle. Tu vas prendre cette pierre et aller toute seule à la rencontre de celui qui est peut-être ton ami. Il n'ose pas venir car nous sommes trop nombreux et il ne nous connaît pas. Il faut que tu ailles seule jusqu'au tournant du chemin. Tu entreras dans l'herbe haute et tu t'approcheras de l'animal. Il faudra que tu glisses le collier autour de son cou.
Isabelle sentit sa peur revenir. À la première rencontre, elle s'était avancée, poussée par la curiosité. Cette fois-ci, plus de curiosité. Elle avait vu l'animal hier. Plus besoin de le revoir aujourd'hui. Seule la peur la freinait. De l'autre côté, il n'y avait que son courage. Il remplaçait la curiosité.
Elle s'éloigna sur le chemin, attendrie par les parents de David qui pleuraient. Son papa, sa maman et les policiers suivaient des yeux la petite fille qui marchait seule, prêts à intervenir. Plus elle s'éloignait de sa famille, plus elle avançait dans le bois, plus elle sentait sa peur battre dans sa tête. Ses mains tremblaient, son cœur battait fort.
Elle arriva à l'endroit où le chemin tourne. Elle aperçut la tête de l'animal.
Était-ce David ou un loup? Allait-il bondir sur elle, la mordre? S'il avait mangé le petit chaperon rouge et David, il pouvait la manger elle aussi.
Pourtant, elle entra dans l'herbe haute. Elle disparut dans les fougères. Le loup aux yeux jaunes regardait Isabelle.
-Ne me fais pas de mal, murmura la petite fille. Ne me fais pas de mal. Je suis venue t'apporter ton collier.
Maîtrisant sa peur et bravant son angoisse, elle tendit deux mains tremblantes, passa la pierre autour du cou de l'animal et accrocha la chaînette avec le fermoir.
Puis elle recula et courut aussi vite qu'elle pouvait vers son papa et sa maman.
Elle s'arrêta après dix mètres environ et se retourna. Elle aperçut David dans l'herbe haute. Il se dépêchait de rejoindre notre amie. Ils se donnèrent la main et vinrent bien vite retrouver leurs parents avec émotion.
La maman du garçon confisqua la pierre. Elle ne voulait plus jamais que son fils y touche. C'était bien trop dangereux.
Tous félicitèrent Isabelle.
David s'approcha de notre amie et lui prit les deux mains dans les siennes. Il la regarda un instant dans les yeux.
-Je ne dirai plus jamais que je ne veux pas jouer avec les filles. Tu es vraiment courageuse. Je te remercie d'avoir osé m'apporter la pierre. Je m'étais changé en loup pour t'impressionner car j'étais un nouveau dans la classe. Mais je ne pouvais plus redevenir un garçon car tu avais emmené la pierre avec toi. Tu as osé t'approcher pour me la rendre. Grâce à toi, je ne suis plus un loup. Je ne dirai jamais plus que je ne veux pas jouer avec les filles. À partir de maintenant, tu es ma meilleure amie.
Voilà comment Isabelle est devenue la meilleure amie de David.