La robe rose et blanche
Pour une fois, Isabelle ne portait pas son habituelle salopette jaune ou bleue, mais une ravissante robe rose et blanche à manches courtes et des sandales bleues ornées d'une petite marguerite chacune. Papa venait de lui refaire ses tresses et les avait nouées avec un ruban rouge à gauche et vert à droite.
Ses trois grands frères, très chics en costume et cravate, accompagnaient. Toute la famille se rendait à la fête des soixante ans de grand-mère Élodie. C'est ainsi qu'Isabelle nomme sa bonne-maman.
Cousins et amis, venus parfois de loin, bavardaient à une grande table installée au jardin.
À la fin du dîner Isabelle se leva et s'approcha de sa grand-mère Élodie.
-Tu me racontes une histoire, s'il te plaît?
-Pas devant tout le monde, ma chérie. Nous ferons ça un autre jour quand nous serons nous deux.
Un cousin avait entendu la demande de notre amie. Il fit tinter son verre en le frappant avec son couteau et annonça une histoire de grand-mère Élodie.
-Charles, vous me prenez de court, dit-elle.
Mais tous les invités se taisaient et écoutaient à présent.
-Je veux bien vous raconter quelque chose, mais je vous avertis que mon récit n'est pas un conte. En regardant la jolie robe d'Isabelle, il me revient le souvenir d'une aventure qui m'est arrivée autrefois.
-À cette époque-là, poursuivit-elle, j'étais un peu plus grande que toi, Isabelle. Je devais avoir huit ou neuf ans. J'allais à l'école du village. Une agréable petite école où les enfants malgré les âges différents se trouvaient ensemble dans une même classe. Nous étions une bonne vingtaine environ. Notre instituteur s'occupait de nous, allant de l'un à l'autre. Cela se passait comme ça en ce temps-là, dans les campagnes.
Parmi mes copains et mes copines, une fille de mon âge était ma meilleure amie. Je me souviens d'elle. Elle s'appelait Camille. Elle était la benjamine de six enfants. Elle avait donc cinq grandes sœurs.
Ils vivaient pauvrement dans cette famille. Au point que les parents n'achetaient le plus souvent des robes neuves qu'à leur aînée. L'année suivante, comme elle avait grandi et que la robe devenait trop petite, la deuxième fille la mettait. Et puis, la troisième et ainsi de suite.
Mon amie Camille, n'avait parfois sur elle qu'une vieille robe, toute usée, délavée, de ses grandes sœurs. Dans toutes les familles, les plus jeunes mettent des vêtements que les aînés ont porté, mais souvent ils peuvent choisir en plus des nouveaux qu'ils aiment. La robe que portait Camille se déchirait pour un rien et les couleurs étaient éteintes.
À l'école, les enfants ne sont pas toujours très tendres entre eux et parfois des garçons ou des filles se moquaient d'elle. Ils la montraient du doigt et ils chantaient en tournant autour d'elle.
-Camille, est en haillons, Camille, est une souillon.
Alors, mon amie se mettait à pleurer.
Moi, je ne me moquais jamais d'elle, poursuivit grand-mère Élodie. C'était ma meilleure amie. Et puis je trouve que l'on ne doit jamais se moquer. C'est très vilain d'humilier les autres. Quand Camille pleurait, je mettais mes bras autour de ses épaules, je la serrais contre moi. Je lui répétais que j'étais son amie. Alors Camille me regardait, le visage plein de larmes et elle arrêtait de pleurer.
Nous venions à l'école ensemble, car nous habitions des maisons situées très proches l'une de l'autre.
Un matin, je lui ai proposé de faire un petit détour et de nous cacher derrière une haie et là, d'échanger nos vêtements.
Moi j'avais la chance d'être habillée comme les autres enfants.
-Je vais passer ta vieille robe et tes chaussures usées et toi les miennes.
D'abord Camille fut étonnée, puis elle refusa, et puis enfin, comme j'insistais, elle a accepté.
-Je te préviens, avertit mon amie, ils vont rire de toi.
-Je voudrais voir ça, j'ai répondu. Et puis, qu'ils essayent seulement...
J'étais plutôt bagarreuse, à cet âge.
Nous nous sommes dissimulées derrière la haie. Nous nous sommes déshabillées. J'ai passé sa robe et elle a mis mes vêtements.
Nous sommes arrivées à l'école main dans la main. Les garçons et les filles de la classe m'ont regardée d'un air étonné, mais ils n'ont rien osé dire.
Ce que nous ne savions ni Camille ni moi, poursuivit grand-mère Élodie, c'est que ce jour-là, tous les élèves de notre petite classe-école étaient invités au château du prince. Il habitait à l'orée du bois, à la sortie du village.
Au moment de partir avec notre instituteur, j'étais un peu ennuyée d'aller ainsi vêtue chez un prince.
Camille me souffla à l'oreille :
-On va vite échanger nos habits.
Mais c'était trop tard. Notre instituteur nous appelait. Nous sommes arrivés au château. Nous avons été très bien reçus.
Le prince était charmant. Il nous a fait visiter les magnifiques bâtiments. Nous nous sommes promenés dans les tours. Nous avons observé le pont-levis, la herse, les chemins de ronde, mais aussi la partie bien aménagée et restaurée avec de belles pièces splendidement décorées, des chambres aux grandes tentures de velours bordeaux et aux tapis épais.
Il nous a fait découvrir les peintures de grands maîtres accrochées aux murs, le mobiliers de diverses époques, des bronzes et des faïences rares, le tout illuminé sous des grands lustres en cristal.
Ce qui m'a le plus intéressée, c'était la bibliothèque du prince. Il nous a montré quelques livres anciens très précieux et nous avons pu même tourner les pages d'un recueil magnifiquement illustré d'enluminures dessinées à l'or fin.
Puis on nous a servi un goûter de rêve. On nous a conduits dans une vaste salle à manger. Une immense table couverte d'une belle nappe blanche et garnie de tartes, de gâteaux et de sucreries de toutes sortes nous attendaient. Ce fut une véritable fête pour chacun et chacune d'entre nous, sous le regard fixe des armures moyenâgeuses alignées le long des murs.
Le prince passa de l'un à l'autre. Chacun avait droit à un petit mot attentif.
-Comment t'appelles-tu? As-tu des frères et des sœurs? Où habites-tu? Quel travail fait ta maman, ton papa? Que feras-tu quand tu seras grand? Quel métier veux-tu entreprendre? Sais-tu bien dessiner? On dit que tu as une si belle voix pour chanter?
Et ainsi de suite.
Quand il est arrivé près de moi, il m'a d'abord regardée discrètement. Puis, il s'est penché vers mon oreille et m'a demandé mon prénom. Ensuite, il m'a glissé quelque chose dans la main et a refermé mes doigts dessus délicatement. Il m'a chuchoté à l'oreille.
-Élodie, ceci sera pour t'acheter une très belle robe. La plus belle que tu trouveras.
J'ai à peine eu le temps de dire merci qu'il était déjà parti. J'ai ouvert la main. Il y avait placé une pièce d'or. Je l'ai glissée dans la seule poche pas déchirée de la robe de mon amie.
Nous sommes revenues en classe en rang et c'était l'heure de se disperser pour revenir chez soi. Camille et moi sommes retournées derrière la haie. Elle a repassé sa robe et moi mes vêtements.
Tout à coup, glissant la main dans sa poche, elle en a sorti la pièce d'or.
-C'est quoi ça? m'a demandé mon amie.
-C'est un cadeau, ai-je répondu.
Je lui ai expliqué que le prince m'avait offert cette pièce pour acheter une belle nouvelle robe.
-Mais alors, s'est écriée Camille, cette pièce t'appartient.
-Ah non! ai-je répondu vivement. Il m'a confié la pièce parce que je portais ta robe abîmée. Sinon, il ne me l'aurait pas offerte. La preuve, c'est qu'à toi et aux autres, il n'a rien donné du tout.
-Je n'en veux pas, m'a répondu mon amie en me regardant dans les yeux. Tu as reçu cette pièce. Tu as eu de la chance. Tu achèteras ce que tu veux avec.
-Pas question, ai-je déclaré, en montant d'un ton. Cette pièce, je l'ai reçue à cause de ta robe. Il ne l'a pas donnée à la fille. Il l'a donnée à celle qui portait cette robe usée. Donc, cette pièce est pour toi.
Voilà que les deux meilleures amies se disputaient, non pas pour avoir la pièce d'or, mais pour l'offrir à l'autre.
Nous nous sommes demandé qui pourrait trancher ce différend. D'abord, nous avons pensé à monsieur le curé. Nous sommes allées jusqu'à l'église mais il était absent. On était impatientes. Nous n'avons pas voulu l'attendre.
Camille a proposé de retourner au château du prince pour lui demander son avis. Après tout, il avait offert la pièce. Mais nous avons réfléchi que l'on ne dérangeait pas un monsieur si important pour une dispute entre deux petites filles.
Alors, nous avons décidé de nous rendre chez notre instituteur. Il habitait la maison à côté de l'école. Nous avons sonné. Il a ouvert la porte.
-Bonsoir, les filles, a-t-il dit en souriant. Vous revenez déjà en classe? C'est plutôt l'heure de retourner à la maison.
-Oui, mais on voudrait vous expliquer quelque chose, a insisté Camille.
-En effet, ai-je ajouté en prenant la parole. C'est une affaire de pièce d'or. Le prince m'a remis cette pièce en chuchotant dans l'oreille, après m'avoir demandé mon prénom : « Élodie, ce sera pour t'offrir une très belle robe. La plus belle que tu trouveras.» J'estime que la pièce doit aller à mon amie. Souvenez-vous, Monsieur, nous avions échangé nos vêtements.
-Pas du tout, coupa Camille. Pas question que la pièce me revienne. Le prince l'a remise à Élodie. Elle peut la garder. Elle a eu de la chance, tant mieux pour elle.
-Oui, mais parce que je portais ta robe, ai-je insisté. Le prince n'a pas offert la pièce à la fille mais à la robe.
-Très bien les jeunes filles, a répondu notre instituteur. Vous me choisissez comme arbitre pour votre affaire. Voici ma décision. Camille conservera la pièce d'or. Elle la remettra à ses parents. Ils choisiront ensemble une très belle robe. Et une semaine, Camille la portera. L'autre semaine, ce sera toi, Élodie. Chacune à son tour, puisque vous aimez échanger vos vêtements.
Nous l'avons remercié et nous avons trouvé que sa décision était très sage et très juste. De la part d'un instituteur, ce n'était pas étonnant.
Le lundi suivant, Camille est revenue à l'école avec une merveilleuse robe rose et blanche. Elle fit l'admiration de tous et toutes.
La semaine suivante, c'est moi qui la portais et ainsi de suite.
-Et vois-tu Isabelle, termina grand-mère Élodie, lorsque je t'ai vue arriver dans ta jolie robe rose et blanche, cela m'a rappelé celle que j'ai mise pendant longtemps en alternance avec mon amie Camille.
Grand-mère Élodie se tut.
Tous les invités applaudirent et Isabelle ne fut certainement pas en reste. Grand-mère raconte de si belles histoires...