Divers enfants
Retour Imprimer

Fakirami

     -Je compte jusque cinquante, cria la fillette.

André courut se cacher.

Agé de dix ans, il passait ses vacances à la mer en compagnie de ses parents et de Fotini, sa petite sœur de six ans. Ils couraient ce matin dans les dunes, en compagnie d'une bande de copains et de copines de leur âge, rencontrés au hasard sur la plage. Ils jouaient à cache-cache.

Pendant qu'une des fillettes comptait, André s'éloigna le plus rapidement possible pour aller se cacher. Il aperçut un creux de dune, sauta dans le sable, se laissa rouler un instant et puis, s'immobilisa.

Quand on joue à ce jeu, une fois qu'on se croit bien à l'abri des regards, on ne bouge plus et on observe l'endroit où l'on se trouve. André découvrit une sorte de tanière, un terrier de renard ou de lapin, entre les oyats qui dansaient dans le vent. Au fond, dans la demi-obscurité, quelque chose brillait.

Intrigué, André s'approcha à quatre pattes. Il aperçut une bille, une grosse bille de la taille d'une mandarine. Il avança prudemment les doigts, la saisit et la sortit en pleine lumière.

La bille semblait en verre ou en cristal. Elle était légère. Elle paraissait creuse. Au centre, se trouvait une grande quantité de filaments de couleur argentée, disposés n'importe comment. La trouvant jolie, il la glissa dans la poche arrière de son short, puis il continua à jouer avec les autres.


Au soir, après le repas et la douche, une fois dans son lit, André se souvint de la bille. Il se leva, prit son short et la sortit de sa poche. Il la posa sur la petite table dans la chambre étroite, que ses parents lui avaient attribuée dans le logement loué pour les vacances. Les rideaux étaient tirés. Il faisait sombre dans la pièce. Le garçon se recoucha.

Soudain, il remarqua de la lumière, je devrais plutôt dire une lueur. Il se redressa dans son lit. Cela venait de la bille. Elle était allumée, comme une ampoule électrique. Mais aucun fil bien sûr ne la reliait à une prise de courant.

Intrigué, autant que fasciné, notre ami se leva et s'approcha. Il allait toucher la bille lorsque les filaments argentés commencèrent à bouger doucement. Ils formèrent d'abord un chiffre qui ressemblait à un un, puis un deux, un trois et ainsi de suite jusqu'au nombre trente-trois. À ce moment-là, une fumée brune assez épaisse, sortit de la bille et monta vers le plafond.

André, un peu effrayé, recula. La fumée se divisa en deux colonnes qui s'écartèrent l'une de l'autre et entre elles, au-dessus de la bille, apparut le visage d'un homme.

Le garçon songea à la lampe d'Aladin, au génie qui en sort et se montre au pêcheur. Le visage qui venait d'apparaître était brun, comme celui d'un habitant des Indes, maigre, terminé par une barbiche en pointe. Deux yeux noirs observaient à présent notre ami, qui gardait le silence, à la fois curieux et apeuré.

-Bonjour.

-Bonjour, murmura André, entre les dents.

-Ne crains rien. Je ne suis pas méchant. Je suis un magicien, un fakir. Une horrible sorcière m'a enfermé dans cette bille. Mais tu l'as trouvée, du coup, tu deviens mon maître.

Le garçon se taisait.

-Tu ne sembles pas comprendre. Je suis un magicien, un fakir. Je réaliserai tout ce que tu me demanderas. Tu peux souhaiter n'importe quoi, je t'obéirai et ton vœu se réalisera. Cependant, fais très attention. Tu ne peux parler de moi à personne. Et personne ne peut me voir ni m'entendre.

-Ce ne sera pas facile, murmura André. Avec la fumée et ton visage.

-Ça ne durera pas. Dès demain, il suffira que tu caresses la bille que tu cacheras par exemple dans ta poche, et que tu prononces ton vœu tout bas. Je le réaliserai. Comment t'appelles-tu ?

-André, murmura le garçon.

-Très bien, André. Moi je veux devenir ton ami. Tu peux m'appeler Fakirami.

Le garçon se taisait, il croyait rêver.

-Voilà, continua Fakirami, nous avons fait connaissance. Tu ne veux rien recevoir ce soir avant de t'endormir ?

-Non, répondit notre ami, un peu intimidé, je n'ai besoin de rien. Enfin, si tu as un bonbon, je ne dis pas non.

-Parfait. Je réalise ton vœu.

Le visage de Fakirami disparut dans la bille, la fumée également. Tout s'éteignit.

André se demanda s'il venait de rêver. Il se tourna vers son lit. Il le vit recouvert d'une couche de plusieurs centimètres de chocolats, de caramels, de bonbons acidulés de toutes les couleurs et de toutes les sortes, des gommes, des mauves, tout ce qu'il voulait.

Il dut, à deux mains, en faire tomber une bonne partie sur le tapis pour se faire une place et pouvoir se recoucher dans son lit.


À partir de ce jour-là, la vie d'André se transforma. Il pouvait demander n'importe quoi à tout moment du jour et de la nuit à ce magicien. Tous ses vœux se réalisaient.

-Fakirami, je voudrais un costume de Zorro.

Il l'obtenait aussitôt.

-Fakirami, j'ai soif, donne-moi une limonade.

Le verre de limonade apparaissait dans sa main à l'instant.

-Mon ballon vient de rouler dans la mer, et les vagues l'emportent. Rapporte-le moi.

Le ballon sortait de l'eau et revenait à ses pieds.

-Ma petite sœur Fotini voudrait cette poupée qu'elle a aperçue au magasin.

La poupée arrivait dans les bras d'André qui pouvait la remettre à sa petite sœur qu'il aime beaucoup.

-Fakirami. Mes copains et moi, on a soif. Offre-nous une grande glace vanille-chocolat pour chacun.

Une dizaine de cornets vanille-chocolat apparaissaient aussitôt et André les distribuait à ses amis, intrigués, étonnés, mais heureux. Les vacances passèrent comme un rêve.


L'année scolaire qui suivit, tout autant.

André venait d'entrer en cinquième primaire. Fakirami lui faisait ses devoirs, l'aidait pour ses leçons et lui soufflait toutes les réponses. La bille posée sur son banc d'école, le garçon n'avait qu'à remuer à peine les lèvres, le texte de la dictée se corrigeait ou le calcul se faisait tout seul.

Notre ami devint l'élève parfait. Dix sur dix, vingt sur vingt, cent sur cent. Aucune fraction, aucun calcul, aucune dictée, fût-elle la plus difficile, ne résistait aux connaissances du magicien.

L'année passa elle aussi comme un rêve et les vacances revinrent. De nouveau, il retrouva quelques copains et joua longuement avec eux, sur la plage, sur le sable et dans les dunes.


Un jour, de nouveau, André courait très vite. Une belle partie de chat perché. Le garçon se prit les pieds dans une racine et roula dans la dune. Il aboutit sur la plage. Il se releva et reprit sa course car son poursuivant arrivait. Quelques minutes plus tard il s'aperçut que la poche de son short était vide. La bille de Fakirami avait dû tomber lors de sa culbute dans la dune. Son ami avait disparu.

-Faki… murmura André.

Mais il mit sa main sur sa bouche et se retint à temps de parler. Il devait garder son secret. Son terrible secret.

-Eh! les gars! vous vous souvenez de la bille que je garde toujours avec moi ? Je l'ai perdue. Venez. Aidez-moi à la retrouver. Soyez gentils.

Tous retournèrent à l'endroit où le garçon avait roulé dans le sable.

Mais le vent soufflait et la bille de Fakirami, tombée dans un petit creux, se recouvrit de sable. Elle demeurait à présent invisible.


André revint désespéré à la maison. Constatant sa peine, ses parents voulurent l'aider. Son père très gentiment l'accompagna dans les dunes après le repas du soir, une lampe de poche en main pour chercher encore. Hélas, le ciel se couvrit et un violent orage éclata. Il fallut revenir à l'appartement.

-Si tu veux, proposa papa, nous irons demain dans un grand magasin de jouets et tu pourras choisir une bille de ton choix.

Mais une autre bille ne contiendrait jamais son ami magicien. Le garçon comprit qu'il ne recevrait plus jamais aucun cadeau de Fakirami.

Mais depuis quelques mois déjà, ce n'était plus les devoirs faits, les leçons expliquées ou les cadeaux qui intéressaient André. Simplement il était heureux de la présence d'un ami, de son ami, au fond de sa poche. Son bonheur était de le sentir tout proche, de pouvoir lui parler, de le savoir à ses côtés. Voilà ce qu'il aimait le plus. D'ailleurs, l'amitié n'est rien d'autre qu'un merveilleux échange de dialogues, de regards et de complicité.


Cette nuit-là, la tempête s'acharna sur la côte. Le vent souffla, impétueux sur l'océan. Les vagues puissantes creusèrent la mer et l'une d'entre elles, plus forte que les autres, éclata sur la plage, couvrant tout de sa bave. Elle parvint à l'endroit où se trouvait Fakirami. En refluant vers l'océan, elle emporta la bille au creux de la tourmente.

Curieusement, malgré son poids, elle n'alla pas au fond de la mer. Elle demeurait comme indécise, entre deux eaux.

Un poisson d'assez grande taille et particulièrement glouton ouvrit la gueule toute grande et avala la bille. Ce poisson tomba dans les filets d'un pêcheur, qui malgré la tempête était sorti courageusement pour tenter de ramener quelques belles pièces au matin.


Le lendemain, il pleuvait toujours. Chez nous, en Belgique, lorsqu'il pleut un jour, en été, cela continue bien souvent le lendemain. Les parents d'André proposèrent à leurs deux enfants, d'aller jusqu'au port pour regarder le retour des bateaux de pêche.

-Peut-être, ajouta la maman, pourrait-on en profiter pour acheter quelques bons poissons, pour le repas du soir.

André et sa petite sœur Fotini observaient les bateaux et les marins qui déchargeaient les caisses. Soudain, l'un d'entre eux posa un large cageot sur un étal devant la maman des deux enfants. La poissonnière, avisant la mère de famille, lui proposa un bon gros morceau de poisson, pour ce midi ou pour ce soir.

-D'accord, répondit la maman d'André. Je vous en achète, madame.

Lorsque la poissonnière voulut couper le cabillaud en deux, elle constata une résistance étrange, une zone durcie. Elle prit une scie mais ne réussit pas à entailler cette partie du poisson. Elle écarta les écailles avec ses mains et fut bien surprise de découvrir une bille qui contenait des filaments argentés, dans le ventre de l'animal.

Un petit garçon traînait près de la poissonnière. Elle l'appela et lui tendit la bille. André, quittant aussitôt papa et maman, en prétextant de s'éloigner un instant, suivit le gamin le long des quais du port.

-Tu me la donnes ?

-Nee, répondit le garçon. (Il ne parlait pas le français).

-S'il te plaît, insista notre ami. Elle m'appartient. Je l'ai perdue hier. Le poisson l'a avalée.

Le fils de la poissonnière haussa les épaules.

-Si tu me remets cette bille, promit André, je te ferai le cadeau le plus extraordinaire de toute ta vie. Tu pourras demander n'importe quoi, tu l'obtiendras.

André pensait que Fakirami réaliserait son vœu, bien sûr.

Le garçon observa la bille un instant. Il la fit miroiter au soleil, puis la trouvant laide, il la jeta dans l'eau du port et s'éloigna en courant.


André se pencha tout au bord du quai. L'eau avait des reflets de mazout. Des déchets de fruits pourris, de poissons morts et des bidons vides y dansaient dans les vagues entre les coques des navires.

S'il avait su nager convenablement, je crois bien que notre ami se serait jeté dans l'eau sale pour reprendre son ami puis revenir près de ses parents. Mais il n'avait jamais vraiment appris à bien nager.

La bille s'éloignait doucement vers le grand pont là-bas, celui qui enjambe l'estuaire. La marée descendante entraînait avec elle la bille de Fakirami. André comprit que la chance de retrouver son ami ne se représenterait pas deux fois.

Déjà, les circonstances exceptionnelles qui avaient présidé à leurs retrouvailles ressemblaient à une série de coïncidences merveilleuses. Il fallait faire quelque chose.

La bille flottait doucement dans le courant. Elle passa sous le pont. Elle allait disparaître dans l'océan, pour toujours, emportant Fakirami avec elle. André enjamba la barrière du pont et dressé dessus en équilibre, attendit.

Quand il la vit réapparaître, il rassembla son courage, et oubliant toute précaution, il sauta, les mains tendues vers son ami. Il s'y agrippa en s'enfonçant dans l'eau froide et cria :

-Fakirami, sors-moi de là, je ne sais pas bien nager.

Il se retrouva sur la plage.

Ses vêtements mouillés et sales le faisaient grelotter, mais il tenait la bille de son ami entre ses mains.

-Fakirami, sèche-moi vite, j'ai froid.

Les habits d'André devinrent secs en un instant. Il courut retrouver ses parents.

-Ah ! Tu as récupéré ta bille, dit maman. Tant mieux. Viens, on retourne à la maison.

Les parents ne se doutaient pas du grand secret de leur fils et ne pouvaient donc pas comprendre son désarroi et à présent son bonheur retrouvé.


Ce soir-là, André posa la bille sur sa table avant de se coucher. Alors, pour la première fois depuis un an, elle s'alluma, seule. Les chiffres, formés par les fils argentés, passèrent du un au trente-trois lentement. La fumée sortit, se divisa en deux et le visage de Fakirami apparut.

-Je ne t'ai pas appelé, murmura André.

-En effet, répondit le magicien. Mais je dois te parler. Tu m'as perdu.

-Oui, reconnut le garçon, mais je t'ai retrouvé. Tu n'es plus mon ami ?

-Si, répondit Fakirami. Je reste encore et toujours ton ami. Je continuerai à faire tout ce que tu me demanderas, mais à partir de maintenant, on risque de me voir ou de m'entendre quand nous nous parlerons. Je devrai sortir de la bille pour chacun de tes vœux. Or, personne ne peut me voir, personne ne peut m'entendre et il ne faut toujours parler de moi à personne. Si on me voit ou si on m'écoute, ou si tu parles de moi à quelqu'un, un effroyable malheur t'attend. Sois prudent… Cache-toi pour m'appeler.

Le beau visage du magicien disparut dans la bille ainsi que la fumée, et la lampe s'éteignit.


La vie continua heureuse pour André. Lorsqu'il demandait une faveur à son ami, il se cachait derrière un mur, derrière une haie ou se mettait à plat ventre dans les dunes ou derrière un meuble chez lui à la maison. Fakirami sortait de la bille, lui exauçait son vœu, puis retournait dans son habitacle.

Le garçon ne pouvait plus utiliser son ami en classe bien entendu. Tout le monde l'aurait vu et entendu, mais à la maison, c'était encore possible de se faire aider pour les devoirs et pour étudier les leçons, en restant discret.


Justement, ce jour-là, André rédigeait son devoir. La bille de Fakirami se trouvait posée sur sa table éclairée par la lampe de travail. Le fakir, bien visible, expliquait un calcul que notre copain ne comprenait pas.

Mais notre ami n'avait pas fermé la porte de sa chambre convenablement. Elle était entrouverte. Fotini, sa petite sœur, passa dans le couloir. Elle entendit une voix qui n'était pas celle de son grand frère. Curieuse comme toutes les petites filles charmantes, elle poussa la porte et aperçut le visage du magicien.

-C'est qui ce monsieur ?

Les deux enfants entendirent comme un coup de tonnerre et Fakirami disparut.

André se retourna et cria à sa petite sœur qu'elle était une sale curieuse et qu'elle n'avait rien à faire dans sa chambre. Fotini se mit à hurler. Maman arriva. Alors, fondant en larmes, certain d'avoir perdu son ami, tremblant à l'idée de l'épreuve annoncée, le grand frère raconta de long en large et en pleurant toute l'histoire de son copain disparu.


Ce soir-là, la lampe s'alluma de nouveau. André se réjouit. Il se précipita près d'elle dans sa chambre. Les numéros défilèrent de un à trente-trois. La fumée sortit et se divisa en deux, mais un long serpent apparut à la place de Fakirami. André recula, terrifié. Le serpent chuchota :

-Ne crains rien. Je suis envoyé par le magicien. Écoute plutôt. Il te reste encore une chance de récupérer ton ami, de le retrouver, mais il te faudra un courage extraordinaire. Demain matin, sur le chemin de ton école, tu apercevras un chat blanc sur le trottoir. Un autre envoyé de Fakirami. Suis ce chat, même s'il t'entraîne très loin de chez toi, et tente simplement de lui caresser la tête à trois reprises.

Le serpent disparut, puis la fumée et la bille se volatilisèrent.


Le lendemain matin, notre ami se mit en route pour l'école. Il aperçut le chat et courut vers lui pour caresser sa tête, mais le chat s'éloigna. Chaque fois qu'André courait, le chat aussi courait. Chaque fois que le garçon marchait, le chat marchait et quand André s'arrêtait, il s'arrêtait. Ça continua ainsi toute la journée. L'animal entraîna notre ami hors de la ville. Au soir, fatigué et affamé, André put enfin toucher la tête du chat et le caresser.

-Pardonne-moi de t'avoir tant fait marcher. Je suis envoyé par le magicien. Je t'ai amené jusqu'ici parce qu'il le fallait. Tu vois cette maison, près du bois, là-bas ?

André avait quitté la ville depuis longtemps et se trouvait sur un chemin de terre, au milieu de champs cultivés.

-Frappe à la porte, on t'accueillera. Tu pourras dormir là. Demain matin, entre dans la forêt en suivant la route en terre, là-bas, à droite. Tu arriveras au bord d'une large rivière. Il faudra la traverser. En cherchant un peu, tu apercevras une barquette. Montes-y.

Et le chat disparut.

Notre ami s'approcha de la maison. Il frappa à la porte, d'abord timidement, et puis plus énergiquement. Une voix tantôt grinçante, tantôt suraiguë lui dit d'entrer. Il ouvrit la porte. Une odeur désagréable le prit aux narines. Il faisait sale dans cette maison et ça sentait très mauvais. Une femme vêtue de noir, comme une sorcière, l'air acariâtre et revêche, lui demanda ce qu'il voulait.

-Il paraît que je peux loger chez vous.

-Très bien, monte l'escalier. Tu verras une chambre. Couche-toi là.

André remercia, emprunta un étroit escalier de bois, ouvrit une porte, la seule qui se trouvait à ce palier et découvrit une pièce vide, froide, sale. Il vit juste un peu de paille sur le sol.

Le garçon s'assit contre le mur, près d'une fenêtre couverte de poussière et de toiles d'araignées. Il avait faim. Il songea que peut-être, s'il demandait, cette femme lui donnerait à manger.

Il se leva et redescendit.

-Excusez-moi, madame. Vous n'auriez pas quelque chose à manger, s'il vous plaît ? J'ai si faim.

-Et il faut te nourrir en plus, répondit la femme. Quel ennui ! Bon, assieds-toi.

Le garçon se mit à table. La femme lui apporta un morceau de pain.

-Prends-le et remonte te coucher.

Le quignon de pain était dur comme un caillou. Certains endroits avaient la couleur verdâtre du moisi. André, affamé, mordit deux ou trois fois dans ce pain, puis le posa à côté de lui. Il se coucha contre le mur de planches. Il se sentait bien seul, loin de sa maison, de ses parents, mais surtout séparé de son ami. Il sentit des larmes couler sur ses joues. Il murmura tout bas.

-Fakirami, mon ami, où te trouves-tu ? Je veux te revoir. Je me sens si seul, loin de toi.

Il s'endormit.


Le lendemain, il s'éveilla avant l'aube. Son ventre grondait de faim. Il se leva, descendit discrètement l'escalier et sortit de la maison sans demander son reste. Il suivit la route en terre, un peu boueuse parfois, dans le bois et parvint rapidement au bord d'une large rivière.

Il découvrit un peu plus loin une barquette attachée à un arbre au bord de l'eau. Notre ami défit le nœud et s'assit. La barque quitta la rive et flotta vers le milieu de la rivière.

À ce moment-là, André constata l'absence de rames. Très curieusement, la barque remonta le courant de la rivière au lieu de se laisser aller en aval, emporté par lui. La balade sur l'eau dura jusqu'à midi.

La barque alors accosta près de l'autre rive et l'eau pénétra par le fond de la coque. Elle coulait. Notre ami, ne sachant pas trop bien nager, on le sait, sauta sur la berge. La barquette disparut aussitôt.


Le garçon se mit en route, longeant un sentier qui menait vers une haute montagne, qu'il venait d'apercevoir au loin. Chemin faisant, il ramassa quelques myrtilles qui apaisèrent un peu sa faim.

Parvenu en fin d'après-midi au pied de la montagne, il découvrit une curieuse statue. Elle représentait un homme qui semblait montrer quelque chose, le doigt tendu vers l'horizon. En regardant mieux, André s'aperçut que cette statue indiquait le sommet de la montagne près de laquelle il venait d'arriver.

-Tu es un ami de Fakirami ? demanda-t-il.

La statue de pierre ne répondit pas.

André s'éloigna. Quand il se retourna, la statue avait elle aussi disparu.

Il suivit alors un sentier qui grimpait dans cette montagne et parvint au sommet. Le soleil se couchait.

Le garçon s'aperçut que ce n'était pas une montagne comme les autres, mais un volcan. Le sol était d'ailleurs constitué de larges rochers noirs et de lave froide. Au fond de l'immense cratère creux, se trouvait un lac. Aucun chemin n'y menait, mais André descendit en se glissant de rocher en rocher au prix de plusieurs égratignures.

Il s'approcha alors de l'entrée d'une grotte. Il y fit trois pas, puis s'arrêta. Le serpent qu'il avait vu dans la bille de Fakirami avant-hier soir, avant de quitter sa maison, vint l'accueillir.

-Bravo. Tu es venu. Ton courage me séduit. Tu vas entrer dans cette caverne. Ça glisse, fais attention. Tu y rencontreras des serpents et d'autres bêtes horribles comme des araignées, des scorpions, des frelons géants, des moustiques suceurs de sang. La chaleur deviendra étouffante. Tout en bas, tu entreras dans une caverne gigantesque au centre de laquelle se trouve un lac d'eau bouillante. Surtout, ne touche pas cette eau, tu te brûlerais atrocement.

Notre ami écoutait, très impressionné.

-Tu apercevras une petite île au milieu de ce lac. Sur cette île pousse une horrible sorcière, la maîtresse de Fakirami. Je dis qu'elle pousse, parce que ses pieds et ses jambes sont deux arbres, son corps est formé d'un gigantesque cœur rouge qui bat. Elle possède cent bras, comme cent branches. Enfin, au-dessus de tout cela, tu verras une tête qui ressemble à une tête humaine. Elle peut la tourner plusieurs fois sur elle-même comme une toupie. Je ne sais pas très bien si cette sorcière est un animal ou une plante. Un être hybride certainement.

-Quelle horreur, murmura André.

-Ses deux jambes sont des troncs d'arbres, avec leurs racines, répéta le serpent. Elle ne peut donc ni marcher ni courir. Or, là, sur le sol, entre les deux troncs se trouve la bille que tu dois récupérer si tu veux retrouver ton copain. Fais attention aux cent bras de la sorcière. Chacun d'entre eux se termine par une main venimeuse.

Le serpent se tut un instant, puis il ajouta.

-Pour t'aider, je puis te donner une épée magique.

Le serpent vomit littéralement par sa gueule une longue épée. Elle sortit entre ses crochets, entourée de fumée.

-Voilà, saisis cette arme finement aiguisée. Elle coupe tout et n'importe quoi. Lorsque tu auras trouvé Fakirami, si tu oses et que tu réussis à l'atteindre, tu devras prononcer une formule magique. Tu diras exactement le contraire de Fakirami, c'est-à-dire « imarikaf ». N'oublie pas, insista le serpent. Bonne chance!

Et le serpent disparut.


André ramassa l'épée. Elle était lourde. Pour la tester, il frappa un rocher qui se fendit en deux. Alors, muni de cette arme prodigieuse, il entra plus avant dans la grotte.

Le garçon avançait dans une demi-obscurité. La première grotte, horrible, effrayante, le terrorisait. Des grandes toiles d'araignées, dont les fils lui caressaient le visage le glaçaient de peur.

La caverne se prolongeait en un long couloir sinueux très sombre. Le garçon sentit son cœur battre de plus en plus fort dans sa poitrine. Il serrait son épée à deux mains. Il croisa plusieurs serpents aux couleurs étranges, des insectes géants vrombissaient autour de ses oreilles, des animaux couverts de piquants se sauvaient à la vue de son épée, mais l'un d'entre eux le griffa au bras.

Pour Fakirami, et pour lui seul, le garçon affamé, épuisé, terrifié, poursuivait sa descente vers le lieu infernal où son ami demeurait prisonnier. Quand on a un ami, on se dépasse, on tente l'impossible pour l'aider.


Il parvint couvert de sueur et de transpiration, à cause de la chaleur étouffante, devant un lac aux eaux bouillonnantes. À vingt mètres de là, se trouvait un petit îlot, avec cette affreuse sorcière, moitié arbre, moitié femme, plantée en plein milieu. André aperçut la bille entre les deux troncs d'arbres qui lui servaient de jambes. Il vit battre le cœur rouge du monstre. Il devait le percer avec l'épée. Mais comment y parvenir ?

Il ne découvrit aucune embarcation. Impossible de passer dans l'eau, elle était bouillante. Les bras de la sorcière tentaient de toucher notre ami et chaque fois que l'un d'eux s'approchait trop de lui, il en tranchait l'extrémité d'un coup d'épée. Le bras s'écroulait alors au-dessus de l'eau bouillante.

André frappa, trancha, coupa encore et encore. Les cent bras de la sorcière tombèrent à ses pieds. Ils formèrent un amoncellement moitié chair, moitié branches, un pont naturel au-dessus de l'eau bouillante. Alors, courageusement, le garçon, ayant glissé l'épée à sa ceinture, avança, profitant de l'ensemble des bras pour passer au-dessus de l'eau. Il parvint à prendre pied sur la terre ferme de l'îlot.

Il ressortit son épée, s'avança vers la sorcière qui grinçait abominablement et le regardait de ses yeux de braises. Il lui planta l'épée en plein dans le cœur. Un sang noir, gluant comme de la bave de limace, se répandit sur le sol. L'organe cessa de battre et s'éteignit.

André saisit la bille de Fakirami entre ses mains et chercha à se rappeler la formule magique.

Tu t'en rappelles toi qui me lis ?

-Imarikaf, prononça notre ami, fermant les yeux en serrant bien fort la bille.


Il se retrouva dans sa chambre à la maison. Ses parents, anxieux, angoissés par la disparition de leur fils depuis deux jours, furent si heureux de le revoir. Le magicien sortit aussitôt de sa lampe, devant papa, maman, la petite sœur Fotini. André regardait étonné et inquiet.

-Bonjour André, mon courageux ami, dit Fakirami. Te voilà mon seul maître à présent. Tu as tué la sorcière qui m'ensorcela et m'enferma autrefois dans cette bille. Tu peux parler de moi à qui tu veux. Tu peux me montrer à tous tes amis. Tu ne risques plus jamais de me perdre.

Le garçon sourait, très heureux d'avoir retrouvé son ami. Les parents comprirent enfin d'où provenait cette ribambelle de cadeaux dont André avait été gratifié depuis un an.


Un soir, la lampe s'alluma seule, et les numéros un à trente-trois se formèrent. Le magicien apparut au milieu de la fumée divisée en deux.

-André ?

-Oui, Fakirami.

-Je voudrais t'expliquer quelque chose. Tu sais, je n'ai pas toujours vécu dans cette bille. Je suis un homme, un fakir, un magicien. J'habitais autrefois là-bas, de l'autre côté de la terre, dans mon pays des Indes. Je ne veux pas t'obliger, mais je serais très heureux de retrouver ma famille, mes amis, mon village. Ce n'est pas drôle de vivre enfermé et prisonnier dans une bille. Alors voilà, fais comme tu veux. Mais si tu y penses, un jour, tu pourrais me libérer…

-Je veux bien, répondit aussitôt André, un garçon généreux.

-Écoute-moi encore, poursuivit Fakirami. Si tu me libères, cette boule deviendra une bille comme toutes les autres. Je ne pourrai plus te faire de cadeau. Ni t'expliquer tes devoirs. Je ne pourrai plus rien faire pour toi. Je vivrai de l'autre côté de la terre, dans mon pays. Tu te souviendras de moi et je me souviendrai de toi. Notre amitié seule demeurera. Réfléchis bien à tout cela.


Cette nuit-là, le garçon ne dormit presque pas. Il resta assis sur son lit, agité, se levant parfois, allant tantôt à la fenêtre, tantôt marchant de long en large dans sa chambre. D'un côté, il recevait tout ce qu'il voulait. Il suffisait de demander à Fakirami. Et puis, surtout, il appréciait sa présence, sa proximité. Mais d'un autre côté, garde-t-on un ami enfermé et prisonnier ? Un ami doit vivre libre. Alors, aux premières lueurs de l'aube, André murmura :

-Fakirami.

-Oui, André.

-Je veux te rendre ta liberté. Que dois-je faire ?

-Facile. Il suffit de dire « Fakirami, tu es libre ». Mais avant que tu prononces ces mots, je voudrais te faire un dernier cadeau. Je choisis pour une fois. Chaque soir, quand tu te seras comporté en bon garçon, généreux, courageux, la bille s'allumera doucement. Tu sauras ainsi que dans mon pays, là-bas, de l'autre côté de la terre, j'en serai averti et je penserai à toi. Tu sentiras alors au fond de ton cœur un grand bonheur. Le bonheur d'avoir été un chic garçon ce jour-là.

-Je te remercie, murmura André. Quel merveilleux cadeau! Nous resterons toujours des amis. Au revoir, Fakirami.

-Au revoir, André.

-Fakirami, tu es libre.


Lentement, le beau visage du magicien disparut et la fumée également. Pour la première fois, sans doute depuis son existence, la bille déroula les numéros de trente-trois à un à l'aide de ses fils argentés puis elle s'éteignit et les filaments d'argent ne bougèrent jamais plus.

Depuis ce matin-là, chaque fois qu'André vit une belle journée d'amitié franche et généreuse, qu'il rend service à ses amis et se comporte bien, au soir, la bille de Fakirami s'allume pour son plus grand bonheur. Le garçon se sent très heureux de savoir que son ami de l'autre côté de la terre le sait.


Toi aussi, au fond de toi, tu possèdes une sorte de bille magique, comme celle de Fakirami. Elle s'allume lorsque tu te comportes en chic garçon, en fille généreuse.

Je souhaite, qu'après avoir lu cette histoire, la lampe de Fakirami de ton cœur, s'allume pour toi tous les soirs de ta vie.