La Plante de Tante Louise
Béatrice a sept ans. C'est une fillette dynamique, avec de longs cheveux bruns, assez foncés, et dont elle fait parfois deux tresses, mais plus souvent une queue de cheval. Elle habite une petite maison, avec un jardin, dans une avenue calme, pas loin de la forêt. Une balançoire l'attend au fond de ce jardin.
Notre amie a un petit frère, Nicolas, de bientôt un an. Elle l'aime beaucoup.
Béatrice a un grand ami qui s'appelle François. Ils vont à la même école. Il est le meilleur ami de Béatrice et elle est la meilleure amie de François.
Le jour où commence notre histoire, Béatrice quitta pour une fois son jean bermuda pour une jolie robe en coton rouge brique, imprimée de petites fleurs jaunes et bleues. Elle arrangea sa longue queue de cheval avec des élastiques mauves. Elle mit ses jolies sandales blanches. Tante Louise, qui habite l'Amérique du Sud, venait passer quelques jours à la maison.
Tous apprécient cette dame, la sœur de maman, une originale, joyeuse et énergique. Elle vit au Brésil. Quand elle débarque dans la famille, on fait la fête. Elle apporte toujours des cadeaux extraordinaires, précieux ou originaux : des bijoux ornés de pierres précieuses, des colliers ravissants, des bagues colorées et ornées d'animaux sculptés…
Ce jour-là, Béatrice reçut une petite plante, à mettre dans sa chambre. L'arbrisseau, encore minuscule, possédait une tige de quelques centimètres à peine, une seule feuille, bleue, et une seule fleur, rouge.
La fillette remercia poliment, mais elle était déçue. Elle monta sa plante dans sa chambre et la posa sur sa table, celle où elle écrit ses devoirs et étudie ses leçons.
- Arrose-la bien, dit tante Louise. Sois patiente. Tu découvriras une fameuse surprise.
Les jours se succédèrent, l'arbrisseau ne poussait pas. Après un mois, il n'avait encore qu'une petite tige verte, une feuille bleue, et une seule fleur rouge. Béatrice l'arrosait pourtant tous les jours. François lui conseilla de mettre de l'engrais, mais cela ne changea rien.
Peu à peu, notre amie se lassa, et elle l'arrosa moins. Elle ne grandissait pas. Papa et maman demeuraient perplexes. Bientôt Béatrice s'en désintéressa.
Un jour, revenant de l'école, la fillette aperçut un papillon posé sur la fleur rouge de la plante de tante Louise. Ses ailes vertes magnifiques, brillaient à la lumière du soleil.
Notre amie s'approcha pour l'observer, mais le papillon s'envola par la fenêtre ouverte, vers le jardin. Elle le suivit des yeux. Il voltigea au-dessus d'un parterre de fleurs, puis se posa sur l'herbe. Le papillon vert semblait inviter Béatrice à le suivre.
La fillette descendit l'escalier et courut au jardin. Aussitôt le papillon reprit son vol, et longeant la façade latérale de la maison, entraîna notre amie vers la rue. Elle se retrouva sur le trottoir, juste devant chez elle. Et la course continua.
Le papillon se dirigeait vers le parc. Quand notre amie suivait, il volait assez haut, hors d'atteinte. Quand elle s'arrêtait, il semblait l'attendre, posé sur une haie ou sur les fleurs des jardins.
Survolant les pelouses du parc, il entra dans la forêt.
Béatrice hésita un instant à continuer. Elle n'a pas la permission d'aller seule dans les bois. Mais elle avait vraiment envie de savoir où se rendait cet étrange papillon vert. Bravant l'interdit de ses parents, elle décida de le suivre, espérant toutefois que cela ne la mènerait pas trop loin.
Le papillon se dirigea vers un bois de sapin très sombre. De nouveau, la fillette hésita, puis elle s'engagea à son tour sous les grands arbres. Elle aperçut très vite, une petite clairière. Un énorme chêne foudroyé se dressait au milieu. Son tronc noir était creux. Quelques branches dépourvues de leurs feuilles tendaient leurs bras squelettiques et menaçants vers le ciel bleu. Le papillon y pénétra et se posa sur le sol.
Quand Béatrice arriva à son tour, elle remarqua tout de suite une pierre verte montée sur une bague, parmi les feuilles mortes et les cailloux qui tapissaient le sol de l'arbre creux. Elle se baissa et la ramassa.
Quelle belle pierre! Elle faisait penser à une émeraude de grande valeur. Elle la tourna dans tous les sens entre ses doigts et la fit miroiter au soleil.
-Quelle merveille! dit notre amie.
Pendant ce temps, le papillon semblait avoir disparu. Se serait-il métamorphosé en émeraude? Avec les cadeaux de tante Louise, tout est possible. Autant le dire tout de suite.
Béatrice glissa la bague dans la poche de sa jupe en jean et revint à la maison.
Passant près de la cuisine, elle sentit une odeur qui ne lui plaisait pas du tout. Levant le couvercle de la casserole qui mijotait sur le feu, elle aperçut des chicons.
-Oh non, murmura la fillette. Pas des chicons ! Je préfère des carottes. C'est bien meilleur.
Notre amie monta dans sa chambre et sortit la bague de sa poche.
-Tiens! Elle est bleue à présent, se dit-elle tout haut.
Que signifiait ce nouveau mystère ? Elle examina la pierre avec attention. Exactement la même, sauf qu'elle avait changé de couleur.
-À table, cria maman. Carottes, purée, saucisses. Et pour Nicolas, un bon biberon.
Béatrice fut très étonnée en découvrant des carottes dans son assiette. En y réfléchissant, elle se rappela qu'elle venait de prononcer un vœu, celui de voir les chicons devenir des carottes. Or, à ce moment précis la pierre avait changé de couleur. Serait-elle dotée de pouvoirs secrets ?
Après le repas, notre amie doit monter se coucher. Demain elle va à l'école. Béatrice aurait pourtant bien voulu regarder un film à la télévision. Il commençait dans quatre minutes, mais les parents refusèrent. Elle fit une colère.
-Vous me prenez pour un bébé, cria-t-elle.
-Les bébés dorment déjà, répondit maman. Va te coucher.
Notre amie claqua la porte du salon et monta l'escalier vers sa chambre. Puis, prise de remords, elle redescendit, revint dans la salle de séjour et présenta ses excuses.
-Je ne voulais pas me fâcher, dit-elle. Je voulais vraiment regarder ce film.
-Viens t'asseoir près de nous, proposa papa, on va le voir ensemble.
-Oui, viens ma chérie, ajouta maman. Bonne idée, ce film promet d'être passionnant.
Béatrice, très surprise, s'assit entre ses parents. Elle réfléchit que sa colère avait produit un effet immédiat. Elle venait d'obtenir, sans devoir attendre, ce qu'elle souhaitait. Elle sortit discrètement sa pierre verte de sa poche. Elle était rouge comme un rubis.
Quand notre amie remonta à sa chambre après le film, elle s'approcha de la plante de tante Louise. Elle y observa une nouvelle feuille bleue et une nouvelle fleur rouge, toutes deux plus grandes que les précédentes. Elles poussaient sur une nouvelle branche.
La fillette comprit alors que l'arbre à papillon de tante Louise est une plante magique, liée à la pierre qui change de couleur. À chaque vœu qu'elle allait formuler, une nouvelle feuille bleue apparaîtrait sur une nouvelle branche. Chaque branche serait plus grande que la précédente. Et la pierre virerait au bleu. Et à chaque colère de notre amie, une nouvelle fleur rouge, sans cesse plus grande que la précédente s'ouvrirait, et la pierre passerait au rouge.
Ainsi la plante grandit de jour en jour.
Quel merveilleux cadeau! Béatrice en profita sans aucune modération.
Le lendemain, à l'école, au réfectoire, à midi, elle ouvrit sa boîte à pique-nique. Une tartine au fromage et une banane s'y trouvaient. Notre amie émit le vœu que la tartine soit à la confiture de cerises. Aussitôt la pierre magique passa au bleu et la confiture apparut.
Ensuite, à la récréation, elle remarqua que sa meilleure copine portait des baskets très à la mode et d'une marque connue. Béatrice, qui portait des tennis bleus ordinaires exigea de recevoir les mêmes. Elle les obtint aussitôt. La bague, entre temps revenue au vert, repassa au bleu.
Plus tard, en classe, notre amie rêvait à sa pierre merveilleuse et ne prêtait pas grande attention à ce que disait son institutrice. Elle reçut un zéro d'inattention. Béatrice se mit en colère, et affirma son indignation avec véhémence. L'institutrice s'excusa aussitôt et retira le zéro. La bague redevint rouge.
Au soir, revenue dans sa chambre, la fillette vit quatre nouvelles branches garnies de feuilles bleues et plusieurs fleurs rouges.
Oui, tous ses vœux se réalisaient, toutes ses colères donnaient satisfaction, mais la plante de tante Louise grandissait, grandissait, et commençait à envahir la pièce…
Un mois passa. L'arbuste occupait la moitié de la chambre de notre amie à présent. La timide petite fleur était devenue un arbre, à l'écorce noire, aux branches menaçantes et aux fleurs démesurées.
Béatrice en parla, un jour, à son ami François. Le garçon vint voir la plante et n'en crut pas ses yeux, impressionné par sa taille. Il proposa à son amie d'émettre le vœu qu'elle redevienne toute petite, mais ce vœu-là ne se réalisa pas.
Petit à petit, la fillette n'osa presque plus formuler de vœux, ni faire des colères. Elle tentait de se maîtriser, mais parfois cela devenait plus fort qu'elle. Et inexorable, la plante créait des nouvelles branches à feuilles bleues et des nouvelles fleurs rouges colossales, monstrueuses…
Les jours passaient. La plante de tante Louise occupait, à présent, presque tout l'espace de la chambre de Béatrice. Rien que pour aller de la porte à sa table de travail, notre amie devait d'abord passer sous deux grosses branches, puis grimper le long du tronc, se glisser sans tomber au-dessus de son lit, en se tenant au plafond, traverser un incroyable enchevêtrement de feuilles et de fleurs et enfin redescendre en posant ses pieds sur son bureau.
Elle en parla à papa et maman, plusieurs fois. Mais chaque fois, en vain. Soit les parents ne semblaient pas entendre la demande de leur fille, soit ils répondaient évasivement, soit ils tenaient des propos rassurants… qui ne rassuraient pas du tout. En tout cas, ils ne venaient plus à la chambre de notre amie.
Un jour, elle essaya de couper une branche avec une scie. La plante fit aussitôt apparaître d'horribles picots pointus et blessants. Béatrice eut peur et abandonna son projet.
Une puissance terrifiante veillait à présent sur ses nuits. La fillette se promit de ne plus se mettre en colère, ni d'émettre des vœux. Mais, est-ce possible quand on a sept ans et demi?
Trois jours plus tard, un soir, Nicolas, le bébé, entra à quatre pattes dans la chambre de sa sœur par la porte entrouverte. Il tenta d'escalader une grosse branche assez basse, mais il glissa en arrière et roula contre une petite console en bois en équilibre contre le mur. Le choc fit tomber une jolie poupée en porcelaine, cadeau de tante Louise l'an passé. La porcelaine se cassa.
-Nicolas ! cria Béatrice. Tu es un vrai poison certains jours. Un chat passerait par là sans rien renverser. Je voudrais que tu sois un chat.
Le bébé se changea aussitôt en chat.
Une énorme branche poussa sur la plante de tante Louise. Une monstrueuse fleur rouge apparut entre deux gigantesques feuilles bleues, fruit de la colère et du vœu de la fillette.
Aussitôt, notre amie, effrayée, demanda que le chat redevienne un petit garçon. Mais elle eut beau supplier, la plante n'obéit pas. Elle ne reprend jamais ce qu'elle a donné.
Très inquiète, Béatrice ferma la porte de sa chambre et descendit près de ses parents.
-Maman…
-Oui, ma chérie.
-Nicolas…
-Ne fais pas de bruit, il dort dans son lit. Viens, on va passer à table avec papa.
Notre amie restait très soucieuse. Elle risqua...
-Papa, tu veux bien venir voir ma plante ?
-Pas ce soir, ma grande. Je dois terminer un important dossier pour un client.
La fillette s'en doutait. Elle se savait seule face à son angoissant problème. Elle se jura de ne plus se mettre en colère, jamais.
Après le repas du soir, elle retourna à sa chambre. Elle observa un instant le chat-Nicolas endormi sur une grosse branche près du plafond.
Béatrice mit son pyjama et se glissant sous la plante, elle rampa jusqu'à son lit. Il ne restait presque plus de place. La plante de tante Louise occupait toute la chambre.
La fillette tardait à s'endormir. La présence silencieuse, mystérieuse, angoissante de la plante l'obsédait. Soudain, une idée lui apparut, évidente.
Elle se leva et regarda par la fenêtre l'échafaudage accroché au mur qu'on repeignait, celui de la façade arrière de la maison. Elle ôta son pyjama et enfila son t-shirt et sa salopette verte. Elle sortit ses tennis blanches de son sac de gymnastique prêt pour l'école et les mit aux pieds.
Il fallait aller à cet arbre dans le bois, cet arbre où le papillon vert, venu de la plante de tante Louise, avait disparu, remplacé par la pierre magique.
Béatrice empoigna sa lampe de poche, puis, sans l'allumer malgré la nuit, elle enjamba la fenêtre. Elle mit pied sur l'échafaudage.
Ça n'était guère rassurant parce que ça balançait à chacun de ses déplacements. Elle descendit le long des échelles et posa ses pieds dans l'herbe du jardin sous le ciel noir. Pas de lune, pas d'étoiles. Elle frissonna. Elle avait peur.
Elle contourna la maison par l'espace d'herbe qui sépare la façade latérale de la haie des voisins et elle arriva sur le trottoir.
Les réverbères donnaient un peu de lumière. Parfois une voiture passait et éclairait le visage de notre amie à la lueur des phares. Elle marcha jusque au bout de l'avenue, là où commence le parc.
Elle alluma sa lampe de poche et traversa la pelouse. Elle sursautait au moindre bruit, persuadée que tous les monstres, sorcières et autres loups-garous l'attendaient tapis derrière les massifs de rhododendrons aux fleurs généreuses. Elle parvint à la lisière du bois.
La forêt lui parut effrayante dans la nuit. Des bourrasques de vent secouaient les branches. Un oiseau qui lança son cri lui fit battre le coeur. Elle entra dans la zone des sapins.
-Ouh, ouh, ouh, glapit un renard.
La pauvre fillette frissonna de plus belle. Elle serrait sa pierre magique dans la main droite, comme pour se protéger, mais elle n'osa formuler aucun vœu.
La clairière apparut, avec au centre, le grand chêne au tronc creux dans lequel le papillon avait disparu, remplacé par la pierre verte.
Béatrice traversa l'herbe haute puis entra dans l'arbre. Elle posa la pierre sur le sol, jonché de feuilles mortes.
-Je ne la veux plus, dit-elle en un murmure. Et je ne prononcerai plus jamais de vœux. J'essayerai de ne plus me mettre en colère. Mais, s'il vous plaît, rendez-moi mon petit frère.
Il y eut comme un coup de vent.
-C'est ton dernier vœu ? grincèrent les branches.
-Oui, que le chat redevienne bébé Nicolas.
-Laisse ta pierre et ne reviens jamais. Va-t'en.
Béatrice fit demi-tour et retourna chez elle en courant. Elle emprunta l'échelle de l'échafaudage de la façade de la maison et entra dans sa chambre.
L'énorme plante envahissante avait disparu. Il ne restait plus qu'une petite tige desséchée, deux petites feuilles bleues prêtes à se détacher et une fleur rouge un peu fanée.
Rassurée à moitié, elle chercha le chat, mais elle ne le trouva pas. Elle sortit de la pièce, passa sans allumer dans le couloir noir et entra sans bruit dans la chambre de son petit frère Nicolas. Le bébé dormait dans son lit à barreaux. Notre amie l'embrassa et le caressa tendrement.
-J'aime bien les chats, mais je préfère encore t'avoir toi, petit frère.
Béatrice sortit et referma la porte. Elle retourna dans sa chambre. Aucune trace de l'arbre épouvantable. Elle mit son pyjama et s'endormit en souriant.
Le lendemain matin, elle se leva et courut regarder la plante de tante Louise. Les deux feuilles mortes gisaient à terre, et la fleur fanée pendait tristement.
Les parents entrèrent dans la chambre.
-Ta fleur, dit maman ! Elle semble dessèchée.
-Oui, elle est morte, affirma la fillette.
-Tante Louise reviendra dans quelques mois. On lui demandera de t'apporter une nouvelle plante,… si tu veux.
-Ah non! interrompit Béatrice. S'il te plaît, non. Celle-ci m'a fait trop peur, dit-elle en criant presque.
Les parents se regardèrent étonnés.
Notre amie leur raconta son incroyable aventure. Ils comprirent l'émoi de leur fille... et la raison de son soudain refus.