Manhattan
New York, la ville immense, tentaculaire, fascinante, plus de dix millions d'habitants. On la nomme "la Grosse Pomme", "la cité qui ne dort jamais". Ses faubourgs : le Bronx, Harlem. Ses îles : Ellis Island, et celle de la statue de la liberté. Sans oublier la baie d'Hudson, les ponts suspendus...
Et puis surtout Manhattan, couverte de buildings parmi les plus hauts du monde, ses avenues, longues comme des boulevards, à cinq bandes de circulation, et leurs ramifications, comme des veines : les rues, encombrées de passants.
On y palpe une vie trépidante, incessante, entre le va-et-vient des voitures et des piétons, longeant les tours de bureaux et les milliers d'échoppes ou les commerces aux vitrines illuminées comme les enseignes des hôtels et des restaurants.
En-dessous de tout cela, le métro, qui mène la foule de bout en bout, tunnel où grondent les trains de wagons qui défilent, terribles, dans un bruit de tonnerre.
Et en-dessous de ce métro, les égouts et les soubassements des buildings, les caves, les cryptes abandonnées, un monde chaotique où vivent des clochards, des bandes de racketteurs, des voleurs, des mendiants, des drogués, des malfrats de toutes sortes. La police n'ose pas toujours s'y risquer, mais pourtant, beaucoup de ces malheureux finissent en prison... C'est aussi le royaume des rats.
Une station du métro est réputée particulièrement sinistre : Springs. Des longs couloirs sales, tagués, encombrés de détritus, où souffle un vent malodorant comme l'haleine chaude d'un monstre, univers glauque, lugubre, triste.
Ceux qui s'y aventurent suent tout de suite dans la chaleur moite et se dépêchent de la quitter. Ils passent sans s'arrêter, soit pour atteindre leur rame et vite embarquer, soit pour en sortir et retourner chez eux, en tous cas, fuir ce lieu avant de se faire agresser par les voleurs de tout bord.
Au carrefour de deux couloirs crasseux, trois enfants sont assis, par terre, adossés au mur. Trois mendiants. Leurs habits sont déchirés, sales, en haillons. Devant eux se trouve un écriteau : « On a faim ». Ces trois enfants, tu les connais : David, Déborah, et Cindy Harper.
Comment en sont-ils arrivés là ?
Baral Gunaykan avait placé le huitième morceau de sa stèle dans la nécropole des Indiens Powhatans. Ces Amérindiens vivaient autrefois sur l'île de Manhattan. Délogés par les colons hollandais qui fondèrent New York, puis eux-mêmes remplacés par les Anglais, ils abandonnèrent leurs terres et leurs lieux de culte.
L'un d'entre eux, cependant, resta encore longtemps en fonction, visité par quelques vieux nostalgiques et des voyageurs curieux, dont le prince Baral sans doute.
Le professeur Harper, le père de Cindy, collègue de celui de nos amis, repéra à New York, sur l'île de Manhattan, sous le métro, à la station Springs ce lieu de culte évoqué par le prince aventurier dans son fameux carnet.
Mais le problème demeurait entier. Comment s'y rendre ? L'opération semblait impossible. Les plans de ces lieux souterrains, sous le métro, plus inaccessibles que le centre d'un labyrinthe, plus mal famés qu'une ruelle du Bronx à minuit, ne sont connus que des voleurs et des SDF qui les squattent. La police se risque peu dans ces lieux, paradis du racket, où règnent des personnes malmenées par la vie, et parmi elles des trafiquants en tous genres, des tueurs et des gens déments, par crainte de subir leurs attaques.
Après avoir longuement écouté son père et Werly, son collègue, échafauder plusieurs propositions boiteuses, Cindy émit l'idée de se faire passer, avec David et Déborah, pour des enfants mendiants. Tôt ou tard, une bande entrerait en contact avec eux pour les racketter, et leur voler le peu d'argent qu'ils réussiraient à récolter.
À ce moment-là, ils pourraient évoquer l'idée qu'un professeur d'université, rencontré au hasard, offre une belle somme, cinq cents dollars par exemple, pour une photo de l'endroit où les Amérindiens enterraient leurs morts autrefois. L'un ou l'autre membre de la bande, attiré par l'argent, les conduirait peut-être sur les lieux.
Devant le côté irréaliste de toute autre tentative de se rendre à cet endroit, les deux papas finirent par accepter que les trois enfants prennent le risque d'aller faire semblant de mendier quelques heures dans la station mal famée, et à condition de rester ensemble.
David, Déborah et Cindy déchirèrent donc quelques vieux habits, puis se roulèrent dans la boue et dans la graisse de voiture. Ils s'en maculèrent le visage, les bras, les jambes, puis ils descendirent l'escalier crasseux, repérèrent un passage fréquenté et s'assirent sur le sol au croisement de deux couloirs.
Ils déplièrent un carton sur lequel ils avaient écrit en anglais : "on a faim", et attendirent.
La séance fut loin d'être drôle. Les gens passaient, souvent indifférents. Certains se moquaient d'eux. D'autres se montraient carrément insultants. Parfois, on les bousculait. Ils entendirent des remarques très déplaisantes. Ils reçurent une fois des crachats dans leur panier.
Nos amis découvraient la souffrance, la peine, l'humiliation de ceux qui vivent et mendient pour du vrai en ces lieux sinistres.
Le second jour, vers la fin d'une séance d'une heure, une bande de cinq jeunes s'approcha de nos amis. Quatre garçons et une fille. Leurs visages affichaient un air dur. Le cœur des trois enfants se mit à battre la chamade.
Les voyous ramassèrent la totalité de l'argent récolté, près de douze dollars. Puis, celui qui semblait être le chef, les autres l'appelaient Wilson, sans doute un nom d'emprunt, leur adressa la parole. Il leur posa quelques questions.
-D'où venez-vous ?
-De Washington, répondit Cindy.
-Pourquoi n'y restez-vous pas ?
-Parce que ma vieille tante habite dans le Bronx. Elle nous recueille depuis la mort de nos parents, alors on l'aide un peu.
-Demain, il me faut le double. Je repasserai vers la même heure. Si vous n'avez pas assez d'argent à me remettre, inutile de revenir dans cette station.
Les cinq jeunes s'éloignèrent en rigolant. Dès qu'ils furent hors de vue, les trois amis remontèrent à la surface rejoindre les papas. Le poisson mordait à l'hameçon.
Le jour suivant, la bande des cinq arriva aux environs de dix-sept heures. Nos amis les attendaient depuis plus de deux heures. Les papas leur avaient confié, à tout hasard, près de quarante dollars en petite monnaie. Nos amis les cachaient à l'abri des regards, glissés dans les poches de leurs fripes.
Après les avoir remis à celui qui s'appelait Wilson, et qui bien sûr ne manqua pas de les exiger, ils évoquèrent la photo.
Cindy, née à New York, parle donc le mieux, avec l'accent local. Elle annonça qu'elle avait rencontré un monsieur bien habillé qui souhaitait obtenir une photo d'un cimetière amérindien, qui se trouvait, paraît-il, en-dessous de la station.
Le chef de la bande n'en avait en apparence jamais ouï dire, mais sa compagne, Paula, semblait connaître l'endroit. Elle lui fournit quelques explications concernant cet ancien lieu de culte amérindien.
Nos amis ne comprirent pas tout ce qu'elle disait car elle parlait très vite et en s'adressant à ses compagnons, mais ils se mirent d'accord pour le lendemain à douze heures précises.
-Vous payerez les cinq cents dollars à l'avance. Paula vous conduira à l'endroit dont vous parlez.
Le lendemain, donc, nos trois amis se présentèrent un peu avant l'heure au même angle des couloirs de la station Springs. L'attente fut interminable, jusqu'à quinze heures. Ils avaient faim et soif mais ils n'osaient pas partir et risquer de rater le rendez-vous.
Enfin, la bande arriva.
Wilson obligea Cindy à rester le long du quai du métro avec deux de ses complices. Il emmena David et Déborah, sous la conduite de Paula et d'un autre individu que nos amis voyaient pour la première fois, mais qui ne valait pas mieux que ses collègues en apparence.
Alors commença pour nos deux amis un parcours hallucinant.
D'abord, il fallut descendre sur les rails du métro. C'est excessivement dangereux. Ils quittèrent la station en marchant dans le tunnel qui la sépare de la suivante, à l'écoute du moindre bruit. Bientôt, presque toutes les lumières disparurent. Ils parcoururent un sombre passage, sale, éclairé pauvrement par quelques lampes blafardes.
Soudain, une rame s'approcha en grinçant sur les rails où ils marchaient. C'était impressionnant. Sur un signe de Wilson, tous se plaquèrent contre les murs. Les wagons les frôlèrent, se succédant à toute vitesse dans un bruit d'enfer. Ils perçurent les déplacements d'air comme des coups de tonnerre. Les lumières défilaient comme un tourbillon d'éclairs. Le bruit d'acier hurlait aux oreilles.
Après le passage de la rame de métro, ils poursuivirent leur chemin encore une centaine de mètres en marchant sur les traverses. Ils parvinrent à une porte en fer, rouillée. Elle se trouvait sur leur droite.
Elle donnait accès à un escalier en béton de cinquante marches qu'ils descendirent en silence. David se retournait souvent et observait les lieux avec attention, pour mémoriser le chemin du retour. Déborah, tremblante, glissa sa main glacée dans la sienne.
Ils débouchèrent dans une succession de caves aux murs de briques où régnait une puanteur à donner la nausée. Là se trouvaient pêle-mêle, des caisses, des fûts, des bidons éventrés. Ils contenaient des produits toxiques dont on s'était débarrassé sans scrupules. Ils pataugèrent dans une vase plus que douteuse. Elle leur vint jusqu'au-dessus des chevilles.
La chaleur humide, poisseuse, collante, devenait intolérable. Parfois on entendait des couinements de rats qui fuyaient à l'approche de nos amis.
Ils croisèrent des gens dont le regard et l'état de délabrement dépassait tout ce qu'ils avaient pu imaginer jusque-là.
Ils empruntèrent le septième couloir à droite. Un passage étroit et sombre. Ils pénétrèrent dans une salle crasseuse, sinistre, encombrée de matelas pourrissants et de déchets. Le refuge où se terraient quelques SDF. Ces malheureux tendaient leurs mains au passage de nos amis, d'autres criaient, ivres ou déments, certains dormaient à même le sol. Il régnait une odeur d'urine, de moisi, de pourriture.
Les deux enfants ahuris et inquiets, découvraient l'univers effroyable de la déchéance humaine dans sa ruine, son échec, sa folie et son horreur la plus totale.
Au fond de la pièce Paula ouvrit une porte en bois. Derrière elle, le couloir continuait, encombré de tessons de bouteilles, de canettes vides et de sacs d'ordures qui se décomposaient lentement.
À l'entrée de ce couloir sombre, le chef de la bande exigea que Déborah reste à ses côtés, tandis que Paula et un des complices poursuivrait avec David le reste du chemin. Wilson ajouta qu'au retour, il faudrait apporter cinq cents dollars de plus, afin de récupérer la fillette. Le grand frère insista pour garder sa sœur à ses côtés, mais peine perdue. Ils furent séparés, et impossible de revenir en arrière.
Paula, le jeune homme et notre ami avancèrent dans un boyau de forme arrondie. Il fallut baisser la tête, puis progresser à quatre pattes. Une eau noirâtre comme du purin coulait dans ce caniveau. Ils y enfonçaient leurs genoux et leurs mains.
Enfin ils s'arrêtèrent devant une veine étroite, tout à fait noire, dans laquelle il n'était possible d'avancer qu'en rampant.
-Voilà, dit la jeune femme. C'est là au fond. Va prendre ta photo. Il existait un autre accès bien plus facile, autrefois, mais il est écroulé.
Heureusement, David avait caché une petite lampe au fond de sa poche. Il l'alluma et avança en rampant dans la vase noire. Il se trouva soudain nez à nez avec un rat. Il eut fort peur, mais le rat s'encourut.
Le garçon continua sa progression dans le boyau crasseux. L'eau nauséabonde passait par les trous de son jean et imbibait ses guenilles et sa peau. Il raclait le sol de ses mains et de ses genoux.
Enfin, il parvint dans une salle ronde, au centre de laquelle il vit une sorte d'autel. Il aperçut une douzaine de niches creusées dans la paroi. Elles étaient vides, sauf la présence de toiles d'araignées. Il repéra le morceau de stèle dans l'une d'elles.
Il prit une photo pour faire croire qu'il était venu pour cela, puis cacha la pierre orange de Baral Gunaykan dans la seule poche arrière pas encore trouée de son jean sale.
Quand il ressortit du boyau, il se retrouva seul. Heureusement, il avait mémorisé le trajet avec soin. Il suivit, prudent, le chemin du retour. Plusieurs fois il hésita entre deux couloirs, un escalier à emprunter ou non. Il arriva dans la salle aux clochards. Il fallait la retraverser.
Certains d'entre eux lui parlaient, lançant des mots incompréhensibles issus de leurs hallucinations. D'autres, à moitié ivres morts, tendaient leurs mains vers lui et tentaient de l'agripper. Horrifié, le garçon courut à travers la vaste cave et pénétra dans le couloir du métro. Paula s'y trouvait.
Arrivé sur le quai de la station, David aperçut Cindy, mais pas Déborah. La bande de Wilson exigeait toujours cinq cents dollars supplémentaires pour rendre la petite fille.
Cindy courut chez les papas. Ils lui donnèrent sans hésiter la somme exigée, plutôt que de risquer de causer un malheur à Déborah, toujours aux mains de la bande d'ados. La jeune fille redescendit aussi vite. Déborah arrivait tenue par deux bandits. Nos amis leur remirent l'argent. Puis ils se dépêchèrent de remonter vers la surface.
Ils possédaient le huitième morceau du labyrinthe de Baral Gunaykan.
En passant dans les couloirs du métro, ils virent un garçonnet assis sur le sol. Il semblait âgé de sept ou huit ans. Ses vêtements étaient bien pauvres. Nos trois amis s'arrêtèrent. Pour lui, ce n'était pas un jeu ni une quête. Une bonne douche, des habits propres, un bon repas ne l'attendaient certainement pas. Le peu qu'il gagnerait serait en partie racketté sans pitié par la bande de Wilson.
Des larmes montèrent aux yeux de Déborah. Les autres, émus tout autant, le prirent par la main.
-Comment t'appelles-tu ? demanda David.
-Marcus.
-Tu es seul ?
-Oui.
-Et tes parents ?
- Ma mère est malade. Mon père nous a abandonnés, ma petite sœur et moi.
-Tu as faim ?
Le garçon baissa les yeux.
-Viens avec nous, dit Cindy.
Il se leva et les suivit.
Nos amis retrouvèrent les papas. Ils se précipitèrent ensemble dans un fast food, situé aux environs. Ils firent un peu mieux connaissance avec Marcus en mangeant.
Le professeur Harper et Cindy promirent de s'occuper de lui, de sa sœur et de leur maman, une goutte d'eau généreuse dans l'océan de misère du monde, mais flocon après flocon la neige couvre le paysage de sa splendeur immaculée.
Le lendemain, nos amis quittèrent la ville et s'envolèrent vers un autre pays. Il restait deux morceaux de pierre à trouver pour pouvoir reconstituer la stèle et découvrir le Kâ-a et son mystère.
Cindy et Marcus les conduisirent à l'aéroport. Les deux enfants se donnaient la main.
Retrouve David et Déborah à la neuvième étape : Pétra.