Les quatre amis
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La cathédrale des brumes. Gillian partie 2

     Tout commença par une lettre reçue par Jean-Claude et sa sœur Christine. Elle était adressée aux quatre amis. Le frère et la sœur emportèrent la lettre à l'école afin d'en découvrir le contenu avec Philippe et Véronique à la récréation :

« Chers amis, j'aimerais tant vous revoir. Vous m'avez si bien aidée lorsque j'étais enfermée en France*. J'habite actuellement chez ma tante, en Ecosse. Pourriez-vous venir passer une semaine à Pâques dans le village de Bedmore où je réside? Je vous attends avec impatience. Bisous. Gillian.»

*cf. La forêt de Gillian 4 amis14.

Convaincre les parents de les laisser entreprendre ce voyage, seuls, en pays inconnu pour eux, ne fut pas facile. Mais quand on veut vraiment quelque chose, on finit par l'obtenir si on s'y prend bien. Les parents paraissent souvent trop prudents, aux yeux de nos amis. Pourtant, leurs craintes semblent bien justifiées, si tu connais les aventures de nos quatre curieux casse-cous.

Jean-Claude et sa sœur Christine participent à des mouvements de jeunesse. Ils connaissent déjà l'aventure. Philippe se sent à l'aise partout. Et il paye son voyage avec les sous qu'il gagne en faisant du baby-sitting. Véronique arracha l'autorisation à la dernière minute.


Ils prirent l'Eurostar, passèrent sous la Manche, et arrivèrent en gare de Londres Saint-Pancras. Ils trouvèrent leur chemin dans le métro grâce à Philippe qui se débrouille en anglais. Ils montèrent ensuite dans l'express qui mène à Edinbourg, capitale de l'Ecosse, et arrivèrent à temps pour prendre un bus régional.

Vers six heures du soir, il faisait déjà sombre, quand le chauffeur s'arrêta à un croisement de routes.

-Les quatre enfants qui vont au village de Bedmore, vous descendez ici.

Ils prirent leurs affaires, sortirent et le car s'éloigna. Ils se trouvaient à un croisement de routes au milieu d'une forêt et personne en vue.

-Je me demande où se situe Bedmore, fit Véronique, un peu inquiète. Je n'aperçois aucune maison.

Ils attendirent quelques minutes. Gillian arriva en courant, toute essoufflée. Elle portait un t-shirt à l'effigie d'un groupe de rock irlandais, une courte salopette en jean bleu délavé, et ses éternelles baskets roses. Ils s'embrassèrent.

-Vous avez fait bon voyage? Vos sacs à dos ne pèsent pas trop lourd, j'espère. Le village se trouve juste derrière ces arbres, en sortant du bois.

Ils marchèrent quelques centaines de mètres et découvrirent les premières maisons de Bedmore. La nuit tombait. Ils allèrent directement chez la tante de leur amie.

Souviens-toi. La maman de cette jeune fille mourut à la naissance du petit frère, Alexander. Ce dernier séjourne aussi chez la tante à Bedmore. Le papa de Gillian, malade, est hospitalisé à Edinbourg.

-Je vous ferai visiter le village demain, promit Gillian.

Dès leur arrivée, la tante, très accueillante, leur montra une chambre préparée pour les garçons et une autre où les trois filles se retireraient. Elle prit le bébé Alexander dans la sienne.


Le lendemain, dans la matinée, ils partirent à la découverte des lieux. Gillian les fit monter dans la tour de l'église. De là-haut, on apercevait des grands bois dans toutes les directions et une zone marécageuse où beaucoup d'habitants du village vont pêcher. Plus loin, au Nord, vers l'horizon, ils observèrent une étrange montagne escarpée, un volcan éteint.

Toujours en se promenant, ils s'approchèrent d'une très grosse maison, un manoir assez sinistre. Une propriété entourée de murs gris et flanquée d'une haute grille. Quatre garçons, de l'âge de nos amis, en sortaient justement.

-Méfiez-vous de ceux-là, annonça Gillian. Vous voyez celui qui marche au centre?

-Lequel? demanda Philippe.

-Celui qui porte des bottes de cow-boy et un chapeau sur la tête. II s'appelle William.

-Pas moyen de le rater, dit Christine en souriant.

-Son père est le bourgmestre, le chef du village. Du coup, ce garçon croit qu'il peut commander tout le monde. Il est vraiment désagréable, hautain. Les trois autres garçons que vous voyez à ses côtés sont en permanence collés à lui, parce que, comme il a beaucoup d'argent, il leur fait plein de cadeaux. II croit qu'on achète ses amis. On va les croiser parce qu'ils vont au lac.

-Ils ne me font pas peur, murmura Jean-Claude.

Nos amis s'approchèrent donc des quatre garçons. William et sa bande s'arrêtèrent. Le fils du bourgmestre observa Jean-Claude, Philippe, Christine et Véronique.

-C'est quoi "ça", dit-il à Gillian en tendant l'index dédaigneusement.

-Je te présente mes amis, répondit la jeune fille.

-Hum, on n'aime pas tellement les étrangers ici.

-Ils viennent pour moi, expliqua Gillian, conciliante.

-Vous allez rester longtemps?

Jean-Claude serrait déjà les poings. Les trois copains du garçon toisaient nos amis. Philippe s'approcha de William, et, quand il fut nez à nez devant lui, il le nargua.

-Tu sais à quoi tu me fais penser, toi?

-Non.

-Tu ressembles à une baudruche, un ballon qu'on gonfle, mais, quand on relâche un peu l'ouverture, "pfuit", ça se dégonfle aussitôt.

William serra les poings à son tour. Il évalua la situation. Quatre contre cinq. Certes, il y avait trois filles, mais elles semblaient hardies. William et sa bande ne brillent pas par leur courage. Ils passèrent outre.

-Que je ne te trouve plus sur mon chemin, toi, cria-t-il en se retournant.

-Tout le plaisir sera pour moi, ricana Philippe.

Et ils s'éloignèrent.


Comme ils allaient tourner vers le lac, ils aperçurent, venant du Nord du hameau, un autre garçon qui sortait de chez lui. Il marchait difficilement, s'appuyant sur des béquilles.

-Voici Andrew, expliqua Gillian. Il souffre de paralysie des deux jambes depuis sa naissance. C'est un garçon très sympathique. Venez, on va l'inviter à venir jouer avec nous. Il connaît beaucoup de choses. La bande de William lui crée bien du tourment. Ils se moquent de son handicap.

-Quels salauds! murmura Philippe avec son franc-parler.

Andrew traversa la rue pour éviter le fils du bourgmestre et ses « boys ». Quand la bande passa au niveau du garçon, William cria.

-Ça va, l'estropié?

Puis il donna un coup de pied à l'une des béquilles et fit tomber Andrew. Les « boys » crurent intelligent de rire.

Gillian, Jean-Claude, Philippe, Véronique, Christine coururent relever le garçon. Ils en profitèrent pour faire connaissance.

-Je le déteste celui-là, fit Andrew en colère.

-Je te présente mes amis. Tu viens jouer avec nous, tantôt ? proposa Gillian.

-Oui, je veux bien, répondit le garçon en retrouvant son sourire, d'accord. Avec plaisir.

Il s'éloigna en boitant.

Jean-Claude soupira.

-Ton village ne semble pas très sympa.

-Hélas, fit Gillian. Et tu n'as pas tout vu, tu ne connais pas encore le pire.

-Ah! c'est quoi le pire ? interrogea Véronique.

-Vous le découvrirez peut-être aujourd'hui parce que cela fait déjà trois jours que ça ne s'est pas produit. Venez, en attendant, voici le lac. On peut s'y baigner.

-Je m'en réjouis, dit Christine qui adore nager.


Le phénomène se produisit l'après-midi.

Tout à coup, venue du volcan, au Nord de Bedmore, une brume de plus en plus épaisse, descendit à travers bois et se répandit en quelques minutes dans le village.

Aussitôt, tous les habitants, abandonnant leur activité, revinrent chez eux en courant. Les bûcherons, lâchant haches et tronçonneuses, se précipitèrent vers leurs maisons. Les bergers, laissant leurs moutons dans les champs, rentrèrent en courant. Les pêcheurs, sans emporter leurs lignes, filèrent vers le village également. Les enfants s'encoururent de la plaine de jeux. Chacun se réfugia chez soi. Gillian amena nos amis chez sa tante.

-Moi, cela ne me fait pas peur, dit-elle, mais tante ne supporterait pas qu'on traîne dehors par ce temps. Elle tremble chaque fois et s'enferme en allumant des bougies.

D'ailleurs, cette dernière verrouilla les portes à double tour, ferma les volets et les tentures. Elle bloqua la chatière.

-Mais que se passe-t-il ? demanda Christine.

-Le brouillard! Il vient de la montagne, expliqua la tante. Un lac occupe le fond du cratère. On dit qu'il communique avec un ancien volcan. Ses eaux sont tièdes, et, à certains moments, pour des raisons climatiques, de la brume s'évapore de ce lac, comme une fumée. Cette brume se répand dans le bois et vient se transformer, ici dans le village, en brouillard épais. On ne voit même plus la maison en face. Malheur paraît-il à celui qui est surpris loin de chez lui...

-Mais oui, constata Philippe. Ils sont tous terrorisés.

-Ce lac de volcan communique avec l'enfer, disent les vieux du village. Et ceux qui s'attardent dans ce brouillard disparaissent. On ne les retrouve jamais. On raconte qu'un loup-garou, ami du diable, les prend, et les emmène dans une ancienne cathédrale, au milieu des bois, pour les dévorer.

-Je ne crois pas beaucoup à ton loup-garou ma tante, sourit Gillian.

-Ne ris pas de cela, insista la vieille dame. On ne se moque pas du diable. En cas de brouillard, je compte sur vous tous pour vite revenir sagement à la maison.

Soudain, ils entendirent un son, une musique mystérieuse, lointaine, dans le brouillard.

-La musique des morts, murmura la tante. Le diable joue dans la cathédrale maudite après son horrible repas.

-Venez, chuchota Gillian, venez dans ma chambre. Ne dites rien à ma tante. Je vais ouvrir la fenêtre. Vous entendrez mieux.

Ils montèrent tous à l'étage. Ils ouvrirent une large fenêtre et écoutèrent. Une étrange musique venait du fond de la forêt. Véronique reconnut de l'orgue.

-De mieux en mieux! Une cathédrale abandonnée, dit Philippe. Le son vient de là. Le diable y jouerait de l'orgue...Génial, ajouta le garçon. J'aimerais bien aller l'écouter puis le rencontrer...

-Moi aussi, ajouta Gillian.

Vers la fin de l'après-midi, le brouillard disparut et tout le monde reprit ses activités. La musique venue des forêts cessa. Celui qui gardait les moutons retourna près d'eux. Celui qui pêchait reprit sa ligne. Le bûcheron retrouva sa cognée.

-Peut-on visiter cette église abandonnée? demanda Jean-Claude. Une cathédrale perdue au milieu des bois, je trouve cela passionnant.

-Et impressionnant, ajouta Véronique.

-Personne au village n'ose s'y rendre, dit leur amie. Plus aucun chemin n'y conduit.

-Je prendrai ma boussole, proposa Christine. La cathédrale se situe au Nord-Est. On ne risquera pas de se perdre en s'y rendant. Je vous guiderai.

-D'accord, répondit Gillian. À nous cinq, cela promet une fameuse aventure.


Le lendemain matin, ils jouèrent d'abord avec Andrew. Nos amis ne lui parlèrent pas de leur projet. Ils ne voulaient pas lui faire prendre ce risque.

L'après-midi, Christine mit sa boussole en poche et ils partirent sans rien dire à la tante de Gillian. Ils marchèrent vers le Nord-Est. Sortant du village, ils arrivèrent en vue des grands étangs. Ils aperçurent William, avec ses copains. Ils pêchaient à la lisière de la forêt.

Ils entrèrent dans le bois et progressèrent lentement à travers tout, enjambant les troncs d'arbres couchés, écartant les orties, les branches tombées, les hautes fougères, évitant les ronces de leur mieux. Ils traversèrent plusieurs ruisseaux, en sautant de rocher en rocher. Ils se frayèrent un chemin comme ils pouvaient, à coups de bâton.

Ils débouchèrent tous les cinq dans une clairière dont l'herbe très haute venait à la ceinture, et au milieu de laquelle se dressait un immense bâtiment. Cela ressemblait à une vieille grande église. La cathédrale!

Elle était impressionnante à voir, avec ses deux tours, ses grands vitraux et ses pierres sculptées. Elle semblait comporter plusieurs nefs s'arc-boutant les unes aux autres.

Ils s'approchèrent en marchant dans l'herbe haute, et tentèrent d'entrer. La porte qui leur faisait face en arrivant était solidement close. Ils en découvrirent une autre, entrebâillée, au pied d'une des deux tours. Bloquée. On ne pouvait ni l'ouvrir davantage, ni la fermer. L'ouverture n'était pas large. Ils se faufilèrent tous les cinq par cette autre entrée.

 

Un froid humide les enveloppa à l'intérieur de la cathédrale. Il régnait un silence impressionnant, sombre.

Ils observèrent les grands vitraux. Certains d'entre eux, brisés, jonchaient le sol de leurs morceaux de verre coloré. D'immenses statues gisaient à terre, tombées près de leur piédestal. Curieusement, toutes les têtes des statues, placées en rang au fond la grande nef, semblaient observer les visiteurs de leur regard fixe et menaçant.

Au jubé de la cathédrale, c'est-à-dire au premier étage, se trouvaient de grandes orgues, monumentales.

-Voilà, murmura Véronique, où on joue de l'orgue quand le brouillard descend de la montagne.

-Montons-y, proposa Philippe.

-Oui, allons voir! répondirent les autres.

Un escalier en bois et en colimaçon menait au jubé. Ils grimpèrent tous les cinq prudemment et arrivèrent à l'étage. La vue sur la grande nef était splendide. Ils avancèrent doucement sur les planches qui grinçaient un peu et contournèrent l'orgue. Ils se trouvèrent alors devant le banc où s'assied l'organiste. Ils ne virent personne.

-Pas de poussière sur ce siège, fit remarquer Véronique, alors qu'on en trouve partout sur le sol et les autels. À l'évidence, quelqu'un s'est assis à cet endroit, peu de temps auparavant.

Jean-Claude s'approcha du clavier. Il enfonça une touche puis une autre, mais aucun son ne sortit.

-Ça ne marche pas.

-Normal, expliqua Véronique. Tu crois qu'un orgue fonctionne comme un piano, toi?

-Je ne sais pas, répondit Jean-Claude. Je ne connais pas.

-Il faut mettre la soufflerie en route, déclara Véronique.

La jeune fille se glissa sur le côté de la forêt de tuyaux. Elle découvrit un levier et le baissa. Les enfants entendirent le bruit d'un écoulement d'eau.

Nos amis n'avaient pas remarqué, en arrivant, au niveau de la tour Sud, qu'une sorte de grand tonneau, placé en hauteur comme un château d'eau, recueillait l'eau de pluie du toit de la cathédrale. En actionnant le levier, l'eau coule de ce récipient et entraîne une petite roue, qui produit assez d'énergie pour actionner la soufflerie des grandes orgues de la cathédrale.

Véronique s'assit  sur le siège. Elle posa ses doigts sur le clavier. Les immenses tubes émirent des sons, et la musique emplit la grande nef. Souvenons-nous que Véronique étudie la flûte, le piano et l'orgue.

-Arrête, s'écria Gillian.

-Tu n'aimes pas? demanda la jeune fille.

-Tu vas terroriser tous les gens au village. Les habitants vont croire que le diable joue. Ils vont se précipiter chez eux.

-C'est vrai, se souvint notre amie. Dommage. Ces orgues magnifiques sonnent de manière admirable.

-J'entends bien, murmura Gillian.

-On ferait mieux de partir avant que le diable ne vienne pour de bon, suggéra Véronique.

-Si diable il y a, ajouta Philippe.

-Un diable mélomane, dit Jean-Claude en souriant.

Véronique rabaissa le levier et nos amis redescendirent par l'escalier en colimaçon. Ils retraversèrent l'église déserte, repassèrent la prairie, et rentrèrent par le chemin qu'ils s'étaient frayé à coups de bâton et de canif.


Au soir, avant d'aller dormir, ils discutèrent un moment tous les cinq, assis dans un coin du salon, pendant que la tante de Gillian n'écoutait pas.

-Moi, je voudrais bien aller à la cathédrale pendant qu'on y joue, affirma Jean-Claude. C'est-à-dire y aller en présence du brouillard. J'aimerais voir le diable assis au jubé.

-Je t'accompagne, enchaîna Philippe. L'aventure me tente.

-Bon, ajouta Véronique, d'accord, surtout que ce diable joue bien.

-Moi aussi, renchérit Christine, curieuse de savoir qui hantait cette cathédrale.

-Oui, conclut Gillian, mais il faut résoudre un problème.

-Lequel? demanda Jean-Claude.

-Ma tante ne voudra jamais nous laisser sortir dans le brouillard. Elle a trop peur, comme tous les habitants du village. Quand la brume arrive, il faut se tapir dans la maison, fermer les verrous, les volets, les chatières, parce que si le diable vient frapper à la porte...

-Je vois une solution, affirma Philippe. Tu possèdes un jeu de société?

-Oui, un jeu de Monopoly.

-Parfait. Ecoutez, voici mon plan. Crois-tu Gillian que le brouillard se produira demain?

-Possible. Demain ou après-demain. Le brouillard reviendra. C'est sûr.

-Dès qu'on apercevra les premières brumes, on prendra le Monopoly et on se précipitera dans la grange de ta tante.

-Et alors? demanda la jeune fille.

-On lui racontera qu'on fait une grande partie de Monopoly, qu'on va se barricader, qu'on fermera toutes les portes. Personne ne pourra entrer dans la grange. Ensuite, on sortira par une petite fenêtre que j'ai aperçue à l'arrière et on filera à la cathédrale.

-On peut essayer, accepta Gillian. L'aventure me plaît. Toute seule, je n'aimerais pas beaucoup, mais à quatre ou cinq, cela fait beaucoup moins peur. Allons installer le jeu à l'avance.


La brume apparut le surlendemain, dans la matinée. Immédiatement, nos amis se précipitèrent vers la grange. Le brouillard s'épaissit et envahit lentement le village. La tante de Gillian leur cria:

-Rentrez vite, les enfants.

-Tante, on joue une partie de Monopoly. On va se barricader dans la grange.

-Vous glisserez le verrou au moins?

-Oui, tante.

-Et vous poserez la grande planche dans les taquets prévus pour empêcher la porte de s'ouvrir.

-Promis, ajouta Gillian.

-Et vous pousserez une grande pierre devant la chatière, pour qu'on ne puisse pas entrer par là à quatre pattes.

-Oui, pas de problème, affirma la jeune fille. On se barricadera très bien.

-Bon, soyez prudents les enfants. N'ouvrez à personne. Promis?

-Promis.

Nos amis attendirent dans la grange, tandis que la vieille dame fermait ses portes. Ils glissèrent le verrou, calèrent la planche dans les taquets prévus pour cela et posèrent la pierre devant la chatière. Puis, aussitôt dit aussitôt fait, ils ouvrirent la petite fenêtre située à l'arrière et se glissèrent par une échelle jusqu'au sol. Ils sortirent dans la brume.

Christine emportait sa boussole. Ils ne pouvaient pas se perdre. Ils aperçurent une ombre ou deux qui courait dans le village. Les derniers retardataires qui se trouvaient sans doute un peu loin, et qui se dépêchaient pour se réfugier chez eux.

Ils arrivèrent au bord de l'étang. Ils le contournèrent. On ne voyait pas à quatre mètres, à cause de la densité du brouillard.

Et, soudain, ils entendirent l'orgue.

Dès ce moment-là, ils n'eurent plus besoin de la boussole pour se diriger. Ils suffisait d'écouter et de marcher en direction de la musique. Le chemin leur sembla beaucoup plus court et plus simple.


Ils parvinrent dans la grande prairie, la clairière qui entoure la cathédrale. De la lisière des arbres, ils ne distinguaient même pas le bâtiment, qui pourtant ne se trouvait plus qu'à cinquante mètres d'eux, tellement le brouillard s'épaississait.

Ils passèrent l'herbe humide et se dirigèrent vers la petite porte qu'ils connaissaient, celle qu'on ne peut ni ouvrir ni fermer tout à fait.

Dès qu'ils entrèrent à l'intérieur de la cathédrale, ils entendirent les orgues résonner avec une force incroyable. Lorsqu'on joue à l'intérieur d'un bâtiment vide, la sonorité, splendide, devient assourdissante. Au milieu de tout ce bruit, nul n'entendait leurs pas, évidemment. Ils s'arrêtèrent au pied de l'escalier.

-Je monte la première, proposa Gillian courageusement.

-Non, répondit Jean-Claude. Je te précède. C'est mon idée. J'en assume le risque.

Il monta, suivi par Gillian, suivie par Christine, suivie par Véronique et suivie par Philippe, qui fermait la marche. 

 

L'escalier en colimaçon craquait. Le jeu de l'orgue s'entendait de plus en plus fort.

-Quelle virtuosité! admira Véronique.

Ils parvinrent au jubé. Tous les cinq, serrés l'un contre l'autre, s'avancèrent. Ils contournèrent l'installation monumentale et ils aperçurent sur le banc celui qui jouait. Ils reconnurent Andrew. Ses béquilles se trouvaient par terre, près de lui.

Tout à coup, il tourna la tête et vit ses amis. II laissa ses mains immobiles, enfoncées sur les touches et une longue note retentit dans toute la cathédrale et jusqu'au village.

-Que faites-vous là?

-Nous sommes venus t'écouter, dit Véronique. Tu joues vraiment bien. Je m'en sors pas mal, mais, à côté de toi, je ne suis qu'une débutante.

-Vous avez découvert mon secret, cria Andrew.

-Ton secret? s'étonna Jean-Claude.

-Comment fais-tu pour arriver jusqu'ici ? interrogea Christine.

-Un sentier peu fréquenté et envahi d'herbes folles mène tout droit ici. Je ne crois pas à cette histoire de brouillard et ces balivernes du diable qui joue de l'orgue. D'ailleurs, avant que je sois là, personne n'en jouait. Une vieille légende de loup-garou...Il en faut plus pour me faire peur, ajouta Andrew en souriant. Vous êtes mes amis, je vais vous expliquer mon secret.

Il cessa de jouer. Le silence emplit la grande nef.

-Je joue du piano. Avec mon handicap, je ne peux pas aller très loin pour continuer à m'entraîner, et on n'en possède pas chez moi. William, le fameux William, en a un chez lui. Il ne sait même pas s'en servir. Mais il refuse que je vienne étudier dans sa maison. Avec sa bande, il terrorise tout le monde. Il se moque souvent de moi. Et bien je tiens ma vengeance! Pendant le brouillard, je me précipite ici, je monte au jubé, et ce n'est pas facile avec ces jambes. Je m'assieds et je me mets à jouer. Et pendant ce temps, ils se terrent tous dans leurs maisons, tremblant de peur à cause de la musique qu'ils croient être du diable. Oui, je tiens ma vengeance, répéta le garçon. Pendant le brouillard, je deviens le maître du village.

-Je t'admire, affirma Jean-Claude. Mais, tu sais, la vengeance ne restaure ni la paix et ni l'amitié.

-Tant pis.

-En attendant, fit remarquer Christine, le brouillard s'est dissipé.

Un rayon de soleil passait par un vitrail brisé.

-Promettez-moi de n'en parler à personne, demanda Andrew.

-Promis, d'ailleurs personne ne nous croirait, ajouta Gillian.

Andrew se leva.

-Je viens avec vous, on retourne à Bedmore.

Ils redescendirent du jubé et tous revinrent au village. Après avoir salué leur copain, nos cinq amis repassèrent par l'échelle et par la petite fenêtre de la grange. Ils la déverrouillèrent, et coururent rassurer la tante.


Une terrible haine planait donc sur ce village de Bedmore... D'un côté, William régnait en maître avec sa bande et déversait son agressivité vaniteuse sur tout le monde, surtout sur les enfants. De l'autre côté, Andrew terrorisait les habitants à son tour en jouant de l'orgue dans la cathédrale des brumes et en se faisant passer pour le diable.

Vous connaissez Jean-Claude, Philippe, Christine et Véronique. L'amitié, pour eux, représente la priorité absolue. Ils rêvaient de restaurer la bonne entente, la paix, dans ce village. Mais par quel moyen, se demandaient-ils.

La fin des vacances et de leur séjour en Ecosse approchait. Un drame se produisit.


Le brouillard n'apparut pas pendant quatre jours. Or, plus il tarde à venir, plus il survient épais et soudain.

Ce matin-là, le brouillard sortit de la forêt comme un loup. Il tomba sur le village à une vitesse incroyable. Tous les habitants, comme chaque fois, se précipitèrent chez eux. On les entendait hurler leur peur dans les rues. Mais, parmi les voix et les cris, on perçut des appels. Le père de William.

-S'il vous plaît. Sortez de vos maisons. Aidez-moi. Mon fils n'est pas rentré. Je ne sais pas où il se trouve. Il pêchait au bord du lac. Aidez-moi. S'il vous plaît. Le diable va l'emporter. S'il vous plaît...

Les gens du village se terraient chez eux comme des lâches. Pas un ne sortit de sa maison pour aider ce père à retrouver son fils.

Les quatre amis et Gillian connaissaient la vérité. Ils insistèrent auprès de la tante pour pouvoir sortir. Elle finit par céder. Elle les vit partir avec angoisse. Elle referma la porte derrière eux.


Nos amis se trouvaient à présent plongés au cœur du brouillard. Quelques instants plus tard, ils entendirent les grandes orgues de la cathédrale. Andrew venait d'arriver à son poste.

Ils se dirigèrent vers le lac. Ils aperçurent l'eau calme, assoupie sous les vapeurs de brumes. Tout à coup, un cri, un appel, retentit pas loin d'eux.

Ils se précipitèrent. Caché derrière un tronc d'arbre, couché à plat ventre dans une flaque de boue et tremblant de peur, ils découvrirent William. Seul. Ses « boys » l'avaient lâché à la première alerte. Il était pitoyable.

Philippe s'avança. Gillian voulut l'accompagner mais il l'en empêcha d'un geste de la main. Les autres la retinrent.

-Laisse-le faire, chuchota Jean-Claude. Suivons son idée.

-Alors, dit Philippe, la baudruche est dégonflée?

-Que veux-tu dire? fit William d'une toute petite voix.

-Je veux dire que tu sembles bien moins fanfaron quand tes copains ne sont plus là pour t'aider à te moquer des autres.

-J'ai peur. Le loup-garou va me prendre. Le loup-garou va m'enlever.

-Peut-être, déclara Philippe. Surtout si tu restes là à l'attendre, dans le brouillard. Tu ferais mieux de retourner chez toi.

-Impossible, fit le garçon, à cause des marécages. On ne voit pas à deux pas. Je risque de m'enfoncer comme dans des sables mouvants. Tous les repères sont noyés dans la brume.

-Bien vu, dit Philippe. Tu risques de te perdre et de mourir en t'enfonçant dans les vases. En fait, il ne te reste plus qu'une seule solution. Si tu ne veux pas rester là, couché dans la boue, pendant des heures, en attendant la fin du brouillard, tu dois marcher en écoutant la musique de l'orgue.

-Ça je n'oserais jamais, sanglota William.

-Nous t'accompagnons. Tu as notre âge. Ne me dis pas que tu manques de courage! Alors maintenant, commanda Philippe, tu te lèves et tu marches. Tu avances deux mètres devant nous, vers la musique que tu entends.

-S'il vous plaît, restez avec moi. S'il vous plaît, ne me laissez pas tomber.

-On ne te laissera pas tomber. Celui qui joue de l'orgue, là-bas dans la cathédrale, te sauve la vie. Il t'indique le chemin. Va te réfugier chez lui. Il te guide par sa musique.

William se leva. Il dégoulinait de boue. Il grelottait. Il entra dans le bois. Il se retournait sans cesse pour s'assurer que nos amis l'accompagnaient. Eux le suivaient en silence. Tous écoutaient le son de l'orgue et ils marchaient vers lui.


Ils arrivèrent dans la grande clairière. Ils s'arrêtèrent au pied de la tour, devant la porte entrouverte.

-Vas-y, ordonna Philippe.

-Je n'oserai jamais entrer, pleura William.

-Celui qui joue de l'orgue n'est pas ton ennemi. Il te sauve la vie. Grâce à sa musique, tu ne t'es pas égaré dans le bois, tu ne t'es pas enlisé dans les marécages. Entre dans cette cathédrale. Crois-tu vraiment que le diable ou un loup-garou oserait s'introduire dans un lieu saint? Alors, celui qui joue, encore une fois, te sauve la vie. Avance.

Il entra, suivi par les autres. La musique retentissait de toute sa puissance à l'intérieur. Andrew s'en donnait à cœur joie. Il jouait admirablement.

Depuis la grande nef, on ne peut pas voir l'organiste. Il faut aller au jubé.

-Monte cet escalier.

-Non, suffoqua William, pas tout seul. Venez vous aussi.

-On t'accompagne. Tu vas devant pour nous montrer, pour la première fois de ta vie, que ton courage dépasse ta peur.

 

Il monta. Il parvint au premier étage, au jubé. Les autres le suivaient.

-Allons, avance. Regarde le visage de ton sauveur.

Le garçon frémissait au-delà de la peur, halluciné par l'angoisse. Il fit un pas en avant. Il aperçut Andrew.

-Lui!

Andrew, qui ne l'avait pas vu, continuait à jouer de l'orgue. Tout à coup, il tourna la tête, percevant une présence. Il se saisit et cessa de jouer.

-Vous me trahissez! hurla Andrew. Vous m'amenez ici mon pire ennemi.

-Non, corrigea Philippe, on ne t'amène pas ton pire ennemi, mais un pauvre garçon, perdu, terrifié, seul, abandonné par tous, entre le marécage et le bois. Il serait peut-être mort noyé si il n'avait pas entendu la musique que tu joues. Tu l'as attiré jusqu'ici. Tu viens de lui sauver la vie.

William se redressa, le visage plein de larmes. 

-Pardonne-moi, Andrew, tout le mal que je t'ai fait. Je me moquais de toi. Et toi, tu me sauves la vie en jouant de l'orgue. Je te remercie. Je n'oublierai jamais. Une fois encore, je te demande de me pardonner. 

Il tendit la main vers Andrew qui le regardait droit dans les yeux.

-Je te pardonne, finit-il par dire. Soyons amis à présent.

Les deux garçons se serrèrent la main. Andrew eut des larmes aux yeux à son tour. Le brouillard se dissipa et tous les sept revinrent ensemble au village.


Ce fut une explosion de joie. Tout le monde sortit des maisons. Le père de William croyait déjà qu'il ne reverrait jamais plus son fils. Il félicita Gillian et nos quatre amis pour leur cran et leur audace et les remercia chaleureusement.

Il organisa une grande fête en leur honneur. La fête de l'amitié.

À partir de ce jour-là, Andrew vint très souvent jouer du piano chez William. Il paraît qu'ils devinrent de très bons copains.

Les trois autres de la bande, pas très fiers de leur lâcheté, préférèrent ne plus trop se montrer.

Quand nos amis quittèrent Bedmore, très heureux d'avoir retrouvé leur amie, il régnait un grand soleil, au ciel, et dans les cœurs.

Ne manque pas leur prochaine formidable aventure: Le passeur d'eau (au numéro 16).