Isabelle
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Les grenouilles

     Derrière le jardin d'Isabelle s'étend un champ de fleurs. Après ce champ de fleurs, coule une petite rivière et au-delà commence la forêt de sapins. Dans cette forêt de sapins, sur une hauteur, assez loin, on devine une vieille tour isolée. Un homme étrange y habitait depuis quelque temps.

Cet homme était à la fois magicien et sorcier. Il pouvait se transformer en loup pendant la nuit. 

 

Cette nuit-là, une petite grenouille qui avait quitté son étang pour Dieu sait quelle raison, n'arrivait plus à le retrouver. Perdue dans le bois, elle se lamentait.

- Je ne sais plus où est mon étang. Je suis bien malheureuse! Quand vais-je revoir mes amis et ma famille? Qui peut m'aider?

Le magicien sorcier, changé en loup, entendit les plaintes de la grenouille.

- Quel animal stupide, dit-il. Je vais m'amuser.

Il sortit de la tour et s'approcha d'elle.

Un instant elle eut peur en voyant le loup. Mais elle se rassura bien vite. Tout le monde sait que les loups ne dévorent jamais les grenouilles.

-Tu es perdue, petite grenouille?

-Oui, je ne trouve plus mon chemin et la nuit est tombée. Je ne sais pas où aller...

-Si tu veux, proposa le loup, viens chez moi. Je te donnerai à manger. Je viens justement de tuer quelques mouches bien croquantes.

La petite grenouille était fort jeune et pas méfiante. Elle accepta de suivre le loup. Elle s'étonna d'abord un peu de voir qu'il n'habitait pas un terrier, une tanière, comme les autres loups et qu'il vivait plutôt dans une tour. Puis elle n'y pensa plus. Elle entra dans la pièce du bas. Le loup aussitôt lui présenta dix mouches.

-C'est pour toi. Je sais que les grenouilles aiment de manger des insectes.

La petite grenouille remercia et avala les cinq premières mouches les unes après les autres. Elles les trouva fort salées. Trop salées!

Le loup les avait recouvertes de sel sans le dire.

Elle en mangea encore cinq. Après ces dix mouches, la petite grenouille eut horriblement soif. Comme si toi, on te donnait un paquet de chips et rien à boire.

Alors elle gémit:

- J'ai soif. Très soif. Loup, donne-moi vite à boire, s'il te plaît.

Le loup prit un récipient en bois et le remplit d'eau. Puis, saisissant une pierre blanche, il la gratta avec ses griffes et fit tomber de la poussière blanche dans l'eau, qu'il mélangea d'un coup de patte.

- Tiens, dit-il, c'est du lait.

La petite grenouille verte qui n'avait jamais vu du lait, but sans se méfier. Quand elle eut fini de boire, elle se transforma en une grenouille blanche.

Le loup éclata de rire et la chassa. 

- Je veux redevenir une grenouille verte! Je ne veux pas rester blanche toute ma vie. Aide-moi, je t'en supplie.

- Si tu veux changer ta couleur, va trouver le génie de la forêt.

Elle partit vraiment bien malheureuse.

Le méchant animal riait. Il referma la porte de la tour.

 

La petite grenouille partit à la recherche du génie de la forêt. 

C'est aussi un méchant! Il peut prendre la forme d'animaux rouges et piquants. Araignée. Mouche. Fourmi. Ça dépend de son humeur. Il ne se transforme jamais en coccinelle rouge, car elles ne piquent pas.

Cette nuit-là, l'esprit de la forêt s'était changé en araignée rouge.

La petite grenouille s'approcha de la rivière et finit par la découvrir tapie entre deux pierres.

- Araignée rouge, s'il te plaît, écoute-moi. Le loup m'a changée en grenouille blanche. Tu veux bien me rendre ma peau verte?

Le génie de la forêt observa la petite grenouille blanche avec un air malicieux.

- Je veux bien. Mais il me faut pour cela une goutte de sang de petite fille. Regarde là-bas au loin, tu vois des maisons? Va jusqu'à celle qui se trouve à gauche du grand arbre. Là habite Isabelle. Demande-lui de venir jusqu'ici. Je prendrai une goutte de son sang et tu redeviendras verte.

- Je ne veux pas lui faire de mal, supplia la petite grenouille. Elle est très gentille avec nous toutes.

- Alors, tant pis pour toi. Tu resteras pour toujours blanche.

La petite grenouille voulait retrouver sa couleur verte habituelle. Elle se dirigea donc par petits bonds jusqu'au jardin d'Isabelle.


Notre amie de cinq ans et demi dormait profondément. Son frère Benjamin également. Lui, il est au-dessus, sur le lit superposé, elle en dessous. Mais Isabelle s'éveille la nuit au moindre bruit.

Elle ouvrit les yeux et entendit des coassements dans le jardin. Elle se leva, et pieds nus, dans sa robe de nuit blanche à petites fleurs bleues, elle s'approcha de la fenêtre ouverte sur la nuit d'été. Elle se pencha vers le jardin et aperçut une petite tache blanche qui se déplaçait lentement.

- Tiens, se demanda Isabelle. C'est quoi ça? Ça ressemble à un petit animal.

Elle ouvrit la porte de sa chambre, descendit les escaliers rapidement et sortit au jardin. Elle aperçut la grenouille blanche qui pleurait.

- S'il te plaît, aide-moi. Un loup m'a transformée en grenouille blanche. Je suis bien malheureuse. Et en plus, je ne trouve plus mon étang. Tu veux bien venir avec moi?

- Il n'y a pas de loup dans la forêt, répondit notre amie.

- Pourtant je l'ai vu, insista la grenouille. Il habite dans la vieille tour.

Isabelle avait envie d'aider la petite grenouille. Elle courut à sa chambre. Elle ôta sa robe de nuit et passa sa salopette jaune et ses baskets bleues. Elle fixa ses bretelles et revint près de la grenouille. Elle la prit en main, passa sous la barrière au fond du jardin et se dirigea vers la rivière.

Un loup dans la forêt... et qui vit dans une tour... Étrange, songea notre amie. Le plus souvent, ils vivent dans une tanière...

Sa curiosité était plus forte que sa peur. Et elle voulait découvrir l'esprit de la forêt pour peut-être en savoir plus.

 

Arrivée près des rochers, elle n'aperçut pas l'étrange araignée rouge.

Isabelle, fatiguée, s'assit un moment contre un arbre, pendant que la grenouille fouillait les environs.

- Cherche, petite grenouille, et viens m'avertir quand tu l'auras trouvée.

Notre amie bâilla trois fois et s'endormit.

Alors, l'araignée rouge sortit de sa cachette. Elle monta doucement sur la main, sur le bras, puis sur l'épaule d'Isabelle et la piqua. Mais au lieu de lui prendre une goutte de sang comme elle avait promis, l'araignée rouge, méchant génie de la forêt, injecta son poison dans le bras de la fillette. Isabelle s'éveilla.

- Aïe! Que m'arrive-t-il?

Quand elle se regarda dans l'eau du ruisseau, elle vit qu'elle était devenue une grosse grenouille jaune.

- Oh non! s'indigna Isabelle. Je ne veux pas être une grenouille jaune! 

Mais le génie de la forêt riait.

- C'est ta faute, dit Isabelle en s’adressant au petit batracien qui était revenu vers elle. Tu m'as conduite tout droit dans un piège. Me voilà bien malheureuse à présent!

La petite grenouille se confondit en excuses et demanda humblement pardon. Elle-même, devenue blanche, voulait redevenir verte.  Tout avait commencé à cause du loup.


Isabelle, sachant que les loups ne mangent jamais les grenouilles, partit avec elle jusqu'à l'endroit où habitait ce loup.

Elle entra dans la tour.

Le loup se retourna et observa la grande grenouille jaune.

- Quel dommage que tu ne sois pas un gros lapin ou un mouton, je te mangerais.

- Je ne suis pas un lapin, précisa notre amie. Je veux redevenir la petite fille que j'étais.

Le loup regardait notre amie. Ses yeux brillaient à présent.

- Je vais t'aider à redevenir un enfant, dit-il en se léchant les babines.

Isabelle comprenait bien que le loup risquait de la manger sitôt changée en fille. Mais tant qu'elle était une grenouille, elle ne courait aucun risque.

Elle exigea qu'il transforme d'abord la grenouille blanche en grenouille verte.

Le loup tout réjoui à l'idée de manger une petite fille, se précipita vers le bol en bois, y mit de l'eau, prit une pierre verte, la gratta avec ses griffes, mélangea le tout avec sa patte et présenta le bol d'eau verte à la petite grenouille.

- Vas-y, bois, tu vas reprendre ta couleur normale.

La grenouille but et redevint verte. 

- Maintenant à toi, dit le loup. Malheureusement, il n'est pas en mon pouvoir de te transformer en fille. Il faut retourner vers le génie de la forêt. Mais je t'aiderai. Cette araignée rouge va m'obéir. Je te le promets. Et lorsque tu seras devenue une petite fille, je te man... Non, je te reconduirai à ta maison. 

Ce loup, Isabelle en grenouille jaune, et la grenouille verte se dirigèrent vers le bord de la rivière, à l'endroit des rochers. Après avoir cherché un peu, ils découvrirent l'araignée rouge. Le loup posa aussitôt sa patte dessus.

- Si tu bouges, si tu essayes de te sauver, ou si tu ne m'obéis pas, je t'écrase, promit le loup.

L'araignée rouge n'osait plus bouger.

- Tu vas immédiatement transformer cette grenouille jaune en la fillette qu'elle était auparavant.

- Pourquoi? demanda l'araignée rouge.

- Et bien à ce moment-là, je la man... Non, je la reconduirai à sa maison.

Isabelle hésitait, ne sachant pas comment s'y prendre. D'un côté, si elle devenait une petite fille, le loup la mangerait. D'un autre, si elle chassait le loup, l'araignée rouge ne voudrait jamais la métamorphoser en fillette. Que fallait-il faire?

Toi, as-tu une idée?

Après avoir bien réfléchi, Isabelle demanda au génie de la forêt s'il pouvait se changer en mouche. L'araignée rouge affirma que c'était facile, et pour bien le démontrer, elle se transforma en mouche rouge.

Aussitôt, la grenouille verte, qui venait de comprendre le plan d'Isabelle, bondit en avant et mit la mouche rouge dans sa bouche.

- Si tu nous désobéis, je t'avale, promit la grenouille.

Le génie de la forêt, une mouche pour le moment, tremblait dans la bouche de la grenouille verte. Alors notre malicieuse amie se tourna vers le loup.

- Sais-tu compter jusqu'à dix?

- Tu me prends pour un idiot? répondit le loup. Je sais compter jusque cent.

- Jusque deux cents? demanda Isabelle.

- Jusque cinq cents, si tu veux, se vanta le loup.

- Bravo! Nous allons jouer à cache-cache. Tu comptes jusqu'à cinq cents et à cinq cents, tu me mangeras.

- Je ne vais pas te manger, mentit le loup. Je veux seulement te reconduire à ta maison. Promis, juré, dit-il en se léchant les babines.

- Tourne-toi et compte, cria Isabelle, encore grenouille jaune.

Le loup s'éloigna vers le premier arbre venu, se tourna et commença à compter. Il comptait bizarrement. Un, deux, trois, quatre, cinq. Je vais lui croquer les mains. Six, sept, huit, neuf, dix. Non, je commencerai par les oreilles. C'est plus tendre. Onze, douze, treize, quatorze, quinze, à moins que je ne lui morde le ventre. Seize, dix-sept, dix-huit, dix-neuf, vingt, mais non idiot, les jambes c'est meilleur.

 

Pendant ce temps-là, Isabelle grenouille jaune chuchota au génie de la forêt de la transformer en fillette.

- Vas-y, mouche rouge. Change-moi en enfant. Et dépêche-toi. Si tu n'obéis pas, gare à toi!

Aussitôt elle retrouva sa silhouette de petite fille, avec sa salopette jaune.

La grenouille fut tellement surprise en découvrant Isabelle, qu'elle en avala la vilaine mouche. Tant pis pour le génie de la forêt. Il avait disparu pour toujours.

 

Isabelle prit la grenouille verte entre ses mains et courut chez elle. Le loup arrivait à cent cinquante.

- Cent cinquante et un, cent cinquante-deux, cent cinquante-trois, cent cinquante-quatre, cent cinquante-cinq. Je vais d'abord mordre dans ses épaules. Ce sera délicieux. Cent cinquante-six, cent cinquante-sept...

 

Isabelle parvint à la maison.

Elle entra dans la cuisine et referma soigneusement la porte derrière elle. Elle prit une bassine et y versa de l'eau. Puis, elle y posa la grenouille.

- Voilà, tu vas passer la nuit là et demain, je te reconduirai à ton étang.

- Merci beaucoup, fit la petite grenouille, verte à présent.


Notre amie remonta l'escalier, troqua sa salopette pour sa robe de nuit et regarda par la fenêtre. Elle entendit, au loin, le loup qui achevait de compter.

- Quatre cent quatre-vingt-un, quatre cent quatre-vingt-deux, quatre cent quatre-vingt-trois, quatre cent quatre-vingt-quatre, quatre-cent quatre-vingt-cinq. Plus que quinze et je la mange. Quatre cent quatre-vingt-six...

Isabelle se coucha et s'endormit.


- Et cinq cents, cria le loup.

Il se retourna et ne vit plus personne.

Alors, il comprit qu'Isabelle et la petite grenouille s'étaient bien moquées de lui.

Tout penaud et dépité, il retourna à la tour et se retransforma en sorcier magicien. Il quitta la tour à l'aube. Il n'y revint plus jamais, trop honteux de s'être fait avoir par une petite fille de cinq ans bien plus intelligente que lui.