Les quatre amis
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Les deux clés

     Jean-Claude et sa sœur Christine, Philippe et Véronique leurs grands amis invités, passaient quelques jours du printemps au milieu des prés et des bois qui entourent la maison de leurs grands-parents.

"Les feuilles des arbres sortaient sans impatience de leur nuit pour aller manger de la lumière." *

Un après-midi, se baladant le long d'un joli chemin empierré, qui fut autrefois une voie romaine, ils passèrent devant un étrange monument, situé sur le bord de leur route.

                                                   

L'endroit portait le nom énigmatique du "Zéro". Un mur solitaire d'un peu moins de trois mètres de haut et de deux de large se dressait là. Un toit minuscule, fait de quelques tuiles rouges, protégeait un grand Christ en croix.

Une stèle grise d'un mètre de haut se trouvait juste à côté. On pouvait y lire une inscription tout aussi mystérieuse: "Chateaubriand 1792".

Le mur était fendu. Une forte lézarde, par où passait un rayon de soleil. Quelques pierres gisaient sur le sol, entourées d'herbes hautes. Cela donnait un air un peu délabré à ce calvaire solitaire, cette croix commémorant la passion du Christ.

Les quatre amis eurent la même idée au même moment.

- En cette veille de Pâques, dit Véronique en prenant la parole sans doute au nom des autres, nous pourrions réparer ce mur et nettoyer la croix.

- Et tâcher de comprendre l'énigme de cette étrange stèle, ajouta Philippe.

Les deux autres acceptèrent avec enthousiasme.

 

L'après-midi, le grand-père de Jean-Claude et Christine accompagna nos amis jusqu'au calvaire.

- Il faudra abattre le pan de mur qui se détache ici à gauche et combler la lézarde à droite, dit-il. Tout cela me paraît assez simple à réaliser, et très généreux de votre part. Je vais vous aider.

Ils se rendirent dans un centre de bricolage pour acheter du ciment et deux truelles, puis revinrent sur les lieux.

Le pan de mur qui vacillait fut aisé à faire tomber. Les filles récupérèrent les pierres et les alignèrent en bon ordre dans l'herbe, près de la stèle de Chateaubriand, tandis que les garçons préparaient le ciment avec le grand-père.

Mais au moment d'en placer une première couche sur les mœllons restant dressés, ils découvrirent une sacoche en cuir coincée dans la fissure.

Il fallut abattre une autre partie du mur pour la libérer. Ils saisirent le petit sac par sa cordelière, en cuir elle aussi, et qui le tenait fermé.

Christine défit le nœud, assise dans l'herbe, sous le regard attentif et curieux du grand-père et des autres.

La sacoche contenait ce qui semblait être un parchemin plié en quatre, et deux lourdes clés en or. On pouvait lire des lettres gravées sur la boucle de chacune d'elles. "Alpha" sur l'une, "Oméga" sur l'autre.

Puis elle déplia le parchemin. Quatre lettres s'y trouvaient écrites à la plume d'oie. Un "W", un "H", et deux "A".

- Quel est ce mystère? murmura Jean-Claude.

- Les deux semblent liés, réfléchit Philippe.

- Que veux-tu dire? demanda Véronique.

- Je pense que les deux clés et les quatre lettres font partie d'une même énigme. Ces objets pourraient nous mener vers un trésor caché...

- Et tu le situes où ce trésor? interrogea Christine, déjà très curieuse et impatiente.

- Je pense que les quatre lettres du parchemin nous l'indiquent. Mais je ne les comprends pas. WAAH? AWHA? HAAW?

- Ou WAHA, ajouta le grand-père. Un village situé à une dizaine de kilomètres d'ici. Je le connais, car on y visite une très ancienne église, la plus vieille du pays paraît-il, construite en 1050. Les vitraux, récents mais splendides, sont l'œuvre d'un grand artiste: Jean-Michel Folon. Une merveille! Ils représentent la vie de Saint Étienne.

Philippe tourna la tête vers la stèle "Chateaubriand 1792".

- Serait-elle liée à ce mystérieux trésor? dit-il. Le vicomte de Chateaubriand, écrivain célèbre, passa quelques jours en ce lieu, Le Zéro, en 1792, selon les explications écrites sur le panneau, là derrière nous, le long de la route...

*******

     En 1792, un homme, couvert d'une longue cape sombre et trempée, frappa avec vigueur à la porte du château de Combourg, propriété de monsieur François-René de Chateaubriand. Un serviteur vint lui ouvrir. Il tenait une bougie allumée à la main.

Le soir tombait. Une pluie froide et incessante changeait le parc en chapelet de flaques et les chemins en boue et fange.

- Qui dois-je annoncer?

- Père Jean-Marie d'Outrelepont.

- Veuillez attendre ici, monsieur.

L'homme emprunta un large escalier en bois éclairé par un lustre en fer forgé où fondaient une dizaine de bougies.

Il redescendit après quelques instants.

- Monsieur le vicomte va vous recevoir dans son salon.

Laissant sa cape trempée sur la rampe, le religieux, un jésuite, suivit le serviteur. Ce dernier l'introduisit dans une vaste pièce, garnie de fauteuils confortables et cossus. Un bon feu crépitait dans une cheminée monumentale, décorée de lys, indiquant que le propriétaire faisait allégeance au roi de France. Il se leva.

- Révérend père et cher ami, quelle joie de vous revoir. Votre visite m'honore et me fait plaisir.

- Merci François. Mais, tutoyons-nous comme avant...

- Apportez à boire et à manger à mon ami, ordonna le vicomte.

Puis, prenant place près de son visiteur:

- D'où viens-tu cette fois, Jean-Marie?

- Du pays voisin. Il m'est arrivé une incroyable aventure.

- Raconte...

Le père jésuite raconta.

 

- En quittant l'abbaye d'Orval, en Ardenne, où j'avais résidé quelques jours, j'ai suivi une route en terre longue et sinueuse. La nuit tombait. J'ai aperçu une vague lumière dans les brumes à ma droite et j'ai dirigé ma monture vers elle. J'ai vu apparaître peu à peu un bâtiment vaste, sombre et qui semblait assez délabré.

- Ça ne devait guère te rassurer...

- En effet. Pourtant, je m'en suis approché, dans l'espoir d'y trouver quelqu'un qui pourrait m'indiquer le chemin. Je me croyais perdu dans ces forêts. Un vieillard m'a ouvert, répondant à mes appels. Il m'a conduit vers un salon spacieux, où se consumaient quelques braises.

"Je me suis assis, après avoir ôté ma cape. Il m'a demandé si j'avais faim ou soif. Je l'ai rassuré et lui ai raconté que je pensais seulement m'être égaré. Le vieil homme m'a expliqué que je me trouvais dans une abbaye quasi à l'abandon.

- Je suis le dernier occupant de ce monastère, me dit-il, le dernier et bien malade. Autrefois, les habitants des villages voisins y venaient en pèlerinage.

"Le moine me paraissait en effet en bien mauvaise santé. Maigre, la peau jaune, les yeux enfoncés dans leurs orbites. Le masque de la mort collait sur lui.

"Je suis resté là trois jours pour le soigner et le réconforter de mon mieux. Le troisième soir, pris soudain de fièvres et mourant, il m'a confié le secret du monastère. Deux clés en or donnant accès quelque part, m'a-t-il dit, à un coffret contenant un parchemin très ancien et précieux. Il m'a fait alors un long récit.

- Tu m'intrigues, cher ami, dit le vicomte de Chateaubriand, et je ne connaissais pas ton remarquable talent de conteur.

- Il m'a d'abord rappelé, poursuivit le jésuite, qu'en l'an 1099, Godefroid de Bouillon est devenu roi de Jérusalem après la conquête de la ville à la tête de ses croisés.

"Ne pouvant revenir à son château situé le long de la Semois, il a confié à un de ses amis, le chevalier Joachim Martounet de la Vielle, un trésor précieux que des bédouins, nomades du désert, lui avaient apporté en gage de paix.

Découvre l'étrange aventure de ce chevalier dans le récit n°4 des 4 Amis, " L'objet secret du croisé".

"Ce coffret contenait un parchemin où la prière du Christ, le "Notre Père", apparaît écrite de la main de Pierre, son disciple, en araméen, la langue que Jésus parlait. On y voit en plus une traduction en latin, de la main de l'apôtre Paul, lui-même.

"Le chevalier Martounet de la Vielle a emporté le précieux document. Il s'est arrêté à notre monastère, sur le chemin de l'abbaye de Bois le Dieu où il comptait se rendre. Il y a eu un premier entretien avec le père abbé de l'époque, précisa le vieux moine malade.

"Il est revenu quatre semaines plus tard, et a remis au même père abbé deux clés en or dans un sac, auquel il avait ajouté quatre lettres écrites de sa main sur un parchemin. Il lui a sans doute révélé l'endroit où se trouvait le coffret, bien caché à l'abri des regards, dans le mur d'une église, paraît-il.

"Les deux clés et le parchemin demeurent dans notre monastère depuis plus de sept cents ans, m'a confié le vieux moine en finissant son récit.

- Il m'a donné ce sac, cher François-René, continua le jésuite Jean-Marie, en me disant d'en faire bon usage. Hélas, il ne savait absolument pas où le chevalier Martounet de la Vielle avait caché le précieux coffret.

"Ce noble chevalier connut, semble-t-il, une fin de vie abominable.

"Le vieil ermite est mort dans la nuit. J'ai quitté le monastère après avoir fermé les yeux de ce dernier moine et l'avoir pieusement enterré dans le cimetière proche de son église.

 

- Je suis impressionné, fit Chateaubriand. Et, tu as emporté...

Le jésuite tira un petit sac en cuir d'une de ses poches. Il défit le cordon qui le tenait fermé et en sortit les deux clés.

- Les voici, cher ami. Et voilà le parchemin.

Le vicomte ouvrit de grands yeux.

- Quelle aventure extraordinaire! s'exclama-t-il.

Il saisit les deux clés et les observa sous une bonne lumière. Il les tourna et les retourna entre ses doigts.

- Accepterais-tu de me les laisser, Jean-Marie? Je compte me rendre prochainement dans cette belle région couverte de forêts, située au nord de notre France. Il s'y trouve une ancienne église, de style roman, ouverte aux fidèles depuis plus de sept cents ans, justement. Je compte y passer. Le hameau porte le nom étrange de Waha.

- Emporte-les, cher François-René. Et tiens-moi au courant, si tu veux bien.

- Bien sûr, et merci pour ta confiance, cher ami.

 

Chateaubriand partit quatre jours plus tard vers ces contrées, qui en 1792, ne s'appelaient pas encore Belgique.

Hélas, son voyage se trouva interrompu par la rencontre de bandes armées qui tuèrent son cocher et blessèrent le vicomte à l'épaule.

Chateaubriand se réfugia dans l'auberge d'un hameau appelé Le Zéro. Quelques maisons et un relais de poste, le long d'une route bien droite, pavée, une ancienne voie romaine qui traversait le pays, venant de Tongres et menant à la ville de Trier en Allemagne.

Le vicomte résida quelques jours dans cette hôtellerie qui n'existe plus aujourd'hui. Il y fut fort bien soigné.

Se promenant convalescent un soir, il passa près d'un petit chantier. Des ouvriers y construisaient un mur de pierres destiné à recevoir une croix de Jésus.

Ayant décidé de reporter sa visite à l'église de Waha à plus tard, François-René profita d'un magnifique coucher de soleil et de l'absence des ouvriers pour y cacher les deux clés et le parchemin dans leur petit sac en cuir, sous le ciment frais, pas encore durci. Il dissimula son trésor avec soin, muni d'une truelle ramassée sur place et à l'abri des regards.

Il se promit de revenir bientôt les reprendre et de visiter à ce moment la vieille église que son ami Jean-Marie d'Outrelepont lui avait décrite.

Puis l'écrivain rejoignit l'Angleterre et de là, l'Amérique du Nord, où il passa plusieurs années dont témoignent certains de ses écrits restés célèbres.

 

Les années passèrent. Les habitants du hameau appelé Le Zéro quittèrent leurs maisons, émigrant vers les villages proches de Roy et de Bande.

L'auberge-relais de poste ferma à son tour. Les bâtiments tombèrent en ruines puis disparurent.

Seul, le mur de pierre et son Christ en croix offert à tous vents, protégé par son petit toit de tuiles, résista au temps, aux neiges et aux gels.

 Aujourd'hui, le mur fissuré avait ému nos quatre amis. Ils venaient de prendre la décision de le restaurer et ainsi, y découvrirent par hasard le sac avec les deux clés en or, " alpha et oméga", ainsi que le parchemin aux lettres mystérieuses W-H-A-A, laissé par Chateaubriand.

*******

- Il ne nous reste plus qu'à nous rendre au village de Waha et à visiter cette belle vieille église âgée de plus de mille ans, déclara Véronique.

Ils y allèrent le lendemain, avec le grand-père de Jean-Claude et Christine. Il gara la voiture à l'ombre d'un arbre au tronc tourmenté qui paraissait aussi vieux que l'église.

Ils entrèrent en silence dans la nef. Une belle lumière illuminait les vitraux que le peintre Jean-Michel Folon réalisa il y a quelques années, et répandait des taches colorées sur le sol et le long des murs blancs . Un ruissellement de couleurs vives. Nos amis couraient de l'un à l'autre, émerveillés.

Hélas, ils eurent beau observer avec soin chaque colonne, les pierres au sol, les murs blancs, ils ne découvrirent aucune cachette. Pas plus autour de l'autel au centre du chœur que dans le jubé où trônent les grandes orgues.

Ils ressortirent un peu déçus. Leur belle aventure s'achevait là.

Ils quittèrent l'église après un dernier regard vers les vitraux éblouissants.

 

Au moment de monter dans la voiture, Véronique observa une très ancienne porte murée à l'extérieur de l'église. Les pierres brunes formaient un arc de cercle à cet endroit, surmontant un espace qui ébauchait la présence, autrefois, d'une porte aujourd'hui condamnée.

 

                      

Ils s'y précipitèrent, reprenant espoir d'enfin découvrir quelque chose lié à leur trouvaille au Zéro.

Utilisait-on encore cette porte murée au temps de monsieur de Chateaubriand ou en l'an 1100, l'époque du chevalier Martounet de la Vielle?

Ils s'y arrêtèrent et l'observèrent avec attention.

Ils remarquèrent assez vite deux fissures étroites à gauche et à droite le long des pierres brunes, servant de linteau.

Jean-Claude fit la courte échelle à sa sœur. Elle inspecta la fente de gauche et risqua d'y introduire la clé "Alpha". L'ayant enfoncée à fond, elle réussit à la faire tourner de cent quatre-vingts degrés. Il ne se passa rien.

La jeune fille se déplaça vers la droite, glissant ses doigts fins le long des pierres et toujours soutenue par son frère auquel les deux autres enfants prêtaient à présent main-forte. Notre amie introduisit la clé "Oméga" dans la fente droite. Elle tourna aussi de cent quatre-vingts degrés. Aucun résultat.

- Tente de pousser sur une des pierres placées en éventail, lança Philippe dans un de ces traits de génie dont il se montre parfois doué.

Christine appuya de toutes ses forces sur la grosse pierre centrale. Elle s'enfonça, laissant apparaître une cachette étroite. Un coffret en bois s'y trouvait dissimulé. Elle s'en saisit avec émotion  et sauta à terre.

Véronique réussit à l'ouvrir sans difficulté.

 

Il contenait un document roulé et retenu par un ruban bleu. Elle le défit. Un texte court, d'une belle écriture apparut.

"Aventurier, chasseur de trésors, pilleur de tombes, je te salue. La cachette est vide. Tu t'en trouves sans doute désappointé. Apprends qu'après mon voyage en Amérique, je suis repassé par le Zéro et l'église de Waha et que j'ai emporté le précieux rouleau de parchemin qui s'y trouvait. Je l'ai confié à mon fidèle ami, le jésuite Jean-Marie d'Outrelepont, qui à ma demande, s'est rendu à Rome, au Vatican. Il l'a offert au pape. J'ai replacé les deux clés dans le mur qui soutient le Christ du Zéro, afin de laisser croire à ceux qui me poursuivent en ces temps troublés de révolution, que la prière écrite des mains de Saint Pierre et de Saint Paul se trouve encore dans les murs de cette église de Waha. Je comprends ta déception. Mais le document, je t'assure, est à ce point précieux. François-René vicomte de Chateaubriand."

Nos amis, se sentant un peu frustrés eux aussi, comprirent la démarche prudente du grand écrivain. Ils remontèrent dans la voiture après avoir refermé la cachette et replacé le message du vicomte.

- Une lettre de la main de monsieur de Chateaubriand, dit le grand-père de Jean-Claude et Christine, c'est déjà une fameuse trouvaille les enfants... J'en parlerai au conservateur du musée de la ville. C'est un ami. Suivez-moi, votre grand-mère nous attend. Elle vous a préparé de délicieuses galettes.

- Mais quelle passionnante aventure! conclut Véronique. 

 

*La jolie phrase du deuxième paragraphe, en italique, au début du texte, n'est pas de moi, mais écrite par une amie, merveilleuse poétesse, Paule Desmet.