Les couleurs
Magali s'ennuyait un peu ce jour-là. À quatre ans et demi, cette fillette bien vivante et inventive déborde d'idées. En plus, elle est adorable avec ses couettes noires et sa salopette rouge.
Son grand frère, Arnaud, jouait au football avec ses copains ou bien peut-être qu'il était chez Manon, sa grande amie. Julien, le petit frère, un bébé, dormait pendant sa sieste. Maman et papa semblaient très occupés. Ils n'avaient pas le temps de jouer avec elle.
Oui, Magali s'ennuyait un petit peu. Alors, elle prit son bloc de dessin, ses crayons de couleur et quitta le jardin.
Elle entra dans le champ de blé et se dirigea tout de suite au milieu des épis à l'endroit où l'on aperçoit un grand rocher blanc. Là-dessous se trouve le terrier d'un lapin. Elle l'appela trois fois.
-Gentil lapin! gentil lapin! gentil lapin!
Aucune réponse ne vint. Il n'était pas là.
Tant pis, se dit-elle.
Et sur sa première feuille, elle dessina un beau lapin. Puis elle le coloria en orange. Elle le trouvait ravissant ainsi. Elle laissa le dessin près du terrier.
En s'éloignant de la maison, elle quitta le champ de blé et s'approcha du grand arbre où habite une pie. Magali l'appela trois fois.
-Jolie pie! jolie pie! jolie pie!
Aucune réponse ne lui parvint. Décidément, ses amis semblaient tous absents aujourd'hui.
-Oh zut! murmura notre amie.
Elle dessina la pie et la coloria en jaune. Elle posa le dessin au pied de l'arbre.
Magali partit ensuite vers l'étang, situé à l'entrée du bois. Elle longea quelques instants la rivière, et s'arrêta près des roseaux qui entourent cette mare. Elle entendait le chant des oiseaux, mais pas celui des crapauds ni des canards. Elle appela quand même trois fois.
-Petite grenouille! petite grenouille! petite grenouille!
Aucune réponse ne vint, de nouveau.
-Mais enfin, dit-elle, c'est agaçant! Où sont tous mes amis?
Elle dessina une grenouille et la coloria en rose. Elle posa son dessin au bord de l'eau.
Revenant à la maison à son aise, Magali s'arrêta un moment près de l'arbre aux écureuils. Son mignon copain est presque toujours là. Elle observa l'arbre, mais ne vit rien bouger. Du coup, elle l'appela trois fois.
-Écureuil aux yeux très doux! écureuil aux yeux très doux! écureuil aux yeux très doux!
Silence.
-Il n'est pas là non plus. Dommage, dit la fillette, mais je vais quand même le dessiner.
Elle crayonna l'écureuil et le coloria en bleu, bleu comme le ciel. Elle posa son dessin contre une branche.
Puis, un peu déçue, elle revint à la maison. Elle s'assit dans l'herbe du jardin, pour jouer avec sa poupée.
Quelques instants plus tard, elle entendit une voix derrière elle.
-Petite fille, c'est toi qui as fait cela?
C'était le gentil lapin. Il tenait le dessin colorié en orange de notre amie à la patte.
-Ça te plaît? dit-elle en souriant.
-Je ne suis pas content. C'est vraiment vilain.
- Comment? s'étonna Magali. Tu n'aimes pas? J'ai fait de mon mieux.
-Mais enfin regarde! dit le gentil lapin. Tu m'as dessiné en orange. Je ressemble à une carotte maintenant. Tous mes amis se moquent de moi. Ils disent : « Salut la carotte ». « Bonjour la carotte ». On ne colorie jamais un lapin en orange!
-Quelle couleur aimerais-tu? demanda notre amie.
-Colorie-moi en noir ou en blanc ou en brun, mais pas en orange. Je ressemble à une énorme carotte.
-Pardon, murmura Magali, un peu triste, je ne voulais pas te faire de la peine. Tu es mon ami.
Elle le refit en noir, cette fois.
-Tu es content?
-Merci, dit le gentil lapin.
Il s'encourut à son terrier en emportant le dessin.
Quelques minutes plus tard, la jolie pie arriva. Elle était furieuse.
-C'est toi qui as griffonné cette horreur?
-Ce n'est pas une horreur, se défendit Magali. C'est toi. Je t'ai mise en jaune, tu es mignonne ainsi.
-En jaune ! Non mais te rends-tu compte ? Tu m'as coloriée en jaune ! Moi, une pie ! Je ressemble à un canari. On me prend pour un poussin ! Je suis le plus bel oiseau de la région et me voilà devenue un canari. C'est affreux ! Il faut absolument changer cela tout de suite.
-Excuse-moi, répondit la petite fille. Je n'y avais pas songé. Je vais recommencer. Donne-moi la feuille.
Elle refit son dessin et cette fois-ci, elle coloria l'oiseau en noir, en bleu et en blanc, comme les vraies pies. La pie s'envola satisfaite vers son nid.
Peu de temps après, Magali entendit : « Coa, coa, coa » derrière elle. Elle se retourna et vit la petite grenouille.
-Tu n'es pas contente non plus? Tu es pourtant adorable en rose.
-Tu n'as pas réfléchi. D'accord, le rose c'est beau. Mais nous, les grenouilles, nous jouons dans la mare, dans les flaques d'eau, dans la boue. L'eau d'un étang est verte et souvent sale. Tu sais Magali, je n'ose même plus mouiller mes pattes. Je ne peux plus sauter d'un nénuphar à l'autre. Je ne me permets plus de plonger dans l'eau. J'ai toujours peur de me salir. Toi, petite fille, lorsque tu mets ta jolie robe rose pour aller chez ta bonne-mamy ou à une fête, ce n'est pas toujours amusant. Tu ne peux pas jouer comme tu veux. Tandis que quand tu es en salopette, tu fais ce que tu as envie sans craindre de te salir.
-C'est vrai, répondit Magali. Je n'aime pas porter ma robe rose pour aller jouer. Bien, d'accord. Je recommence, et je te colorie en vert.
Elle refit son dessin comme la grenouille le souhaitait.
Quelques instants après, arriva l'écureuil. Il tenait aussi son dessin, le bleu, entre ses petites pattes.
-Et toi, s'impatienta Magali, tu n'es pas content non plus ?
-Si, je trouve cela original. Mais tu ne peux pas colorier un écureuil en bleu.
-Pourquoi? demanda la fillette.
-Tu ne pouvais pas le deviner. Veux-tu que je te raconte? C'est toute une histoire.
-Bien, dit Magali, je t'écoute. J'aime les histoires.
Elle s'assit dans l'herbe et écouta le récit.
-Voilà, il y a bien longtemps, les écureuils n'étaient pas tous bruns comme maintenant. Quelques-uns étaient bleus, comme le ciel bleu en été. Hélas, un jour, l'un d'entre eux, plus fier que les autres, courageux sans doute, et un peu trop curieux peut-être, se mit en tête d'aller toucher le ciel bleu. Il grimpa dans son arbre, atteignit la branche la plus haute, tendit la patte, mais bien entendu, il ne put toucher le ciel.
« Alors, un peu déçu, il redescendit et observa les maisons du village. Il pensa que s'il parvenait à se hisser sur le toit de l'une d'elles, il pourrait toucher le ciel bleu. Il monta le long de la gouttière et puis sur les tuiles du toit. Il atteignit même le sommet de la cheminée. C'était la maison la plus haute du village. Il tendit la patte, mais il ne réussit pourtant pas à toucher le ciel. Par contre, il aperçut au loin un building de la ville.
-Là-bas, je réussirai, c'est certain, calcula l'écureuil bleu.
« Il entra dans la ville. Il marcha dans les rues, un peu impressionné par la circulation des voitures. Il escalada un building. Trois fois, il faillit glisser et se tuer en tombant, mais il parvint quand même tout en haut. Il tendit sa patte bien haut, mais en vain. Impossible de toucher le ciel bleu. En observant l'horizon, il aperçut les hautes montagnes. Elles touchaient le ciel, elles. Alors, il partit vers les hauts sommets.
« Il marcha trois jours, presque sans s'arrêter. Il mangeait des noisettes et des fruits des bois qu'il cueillait en passant. Puis, il monta dans la montagne, de plus en plus haut. Il atteignit les neiges. Il continua son ascension encore trois jours. Il ne trouvait plus rien à manger. C'était le règne des grands froids glacés, des rochers et des neiges. Tout brillait au soleil, mais cela ne le nourrissait pas.
« Au bout de trois jours, il parvint, à moitié mort de faim et de froid, épuisé, essoufflé, au sommet de la montagne. Il leva une patte un peu faible, car il n'avait plus de force, mais il ne toucha pas le ciel bleu.
« Alors, déçu, il se laissa tomber dans la neige pour mourir. Mais soudain, il entendit une voix dans le grand vent. C'était le souffle de la montagne.
-Petit écureuil bleu, que fais-tu ici? Tu ne peux pas toucher le ciel bleu avec ta patte. Même les grands aigles qui volent très haut, ne l'atteignent pas. Tu dois vivre dans les arbres, sauter d'une branche à l'autre, cueillir les fruits des bois qui sont si bons. Retourne d'où tu viens. Je vais te sauver la vie, mais à une condition : Il n'y aura plus jamais d'écureuils bleus. Désormais, vous aurez tous la couleur du feuillage. Vous serez bruns comme les branches et les troncs.
« Le petit écureuil se sentit soudain soulevé par le vent. Il glissa comme sur un toboggan, emporté par le souffle de la montagne et il se retrouva dans sa forêt. Il reprit des forces en marchant, et quand il revint à son arbre, il était devenu tout brun.
-Voilà Magali, tu comprends à présent pourquoi tu ne peux pas nous dessiner en bleu ciel.
-Oui, répondit la fillette. Toi au moins, tu expliques bien. Je vais te colorier en brun.
Et elle refit son dessin.
-Tiens.
-Merci, dit l'écureuil aux yeux très doux.
Il s'éloigna doucement.
À ce moment-là, Magali entendit des douces voix, venues de la rivière.
-On voudrait bien que tu nous dessines, petite fille. Viens, viens.
Elle s'approcha du ruisseau. Quelques poissons se rassemblèrent près d'elle. Notre amie les observa et les dessina en noir et blanc.
-Petite fille, pourquoi ne nous colories-tu pas? Nous aimons les couleurs. S'il te plaît, colorie-nous. Moi, je veux bien du jaune.
-Et moi, de l'orange, ajouta un deuxième.
-Et moi, toutes les couleurs que tu veux, Magali, lança un troisième.
Notre amie dessina des poissons, des poissons et encore des poissons. Elle en fit de toutes les couleurs. Comme ils étaient beaux! Un jaune lumineux. Un autre, en bleu et rouge. Le troisième, blanc et jaune. Un quatrième, violet et noir. Elle s'amusa longtemps au bord de l'eau.
Depuis ce jour-là, Magali dessine des poissons de toutes les couleurs.
À toi, maintenant. Colorie un lapin, une pie, une grenouille, un écureuil. Mais n'oublie pas... Pas d'orange pour le lapin, pas de jaune pour la pie, pas de rose pour la grenouille et pas de bleu pour l'écureuil...