Béatrice et François
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Le message de François le Croisic

     Béatrice passait quelques jours de vacances en Bretagne avec ses parents, accompagnée, bien sûr, par son petit frère Nicolas, le bébé. François était invité pour une semaine. C'était pour eux une période merveilleuse dans cette si belle région. Ils partageaient de grands moments de bonheur sur la plage ou sur les sentiers.

Chaque jour, nos deux amis accomplissaient deux choses bien précises.

Le matin, ils allaient chercher le pain à la boulangerie du village, à un kilomètre de la maison louée par les parents. Ils suivaient pour cela un sentier en haut des falaises. Le passage se compliquait à certains endroits à cause des plantes basses et sèches qui poussent entre les rochers. Ensuite, ils longeaient les maisons, des villas, dont les jardins se terminaient presque au bord de l'eau. Là, se trouvait une grande propriété, cernée par de hauts murs envahis de lierre et percés d'une barrière blanche qui protégeait l'entrée.

Tous les matins, en cherchant le pain donc, ils rencontraient un vieil homme appuyé sur cette barrière. Béatrice et François saluaient poliment ce vieil homme qui leur répondait toujours gentiment en leur souhaitant une bonne journée. La propriété s'appelait "Les Cytises". Pour cela, entre eux, les deux enfants appelaient ce grand-père " Pépé Cytises." Quand ils repassaient et qu'ils le saluaient à nouveau, il leur souhaitait une nouvelle fois la bonne journée.

Au soir, ils partaient, après le repas, sur le plus haut endroit des falaises. Là, calés entre deux rochers noirs, ils regardaient le coucher du soleil.

Souvent ils observaient la plage située en contrebas, déserte et silencieuse à ce moment, et particulièrement l'endroit fascinant qui se trouve entre la ligne de marée haute et la ligne de marée basse, l'estran. Là, en effet, au fur et à mesure que l'eau se retire, on voit apparaître des rochers couverts d'algues, de coquillages ou de moules. Entre les creux, les anémones de mer tendent leurs nombreux tentacules vers les crevettes peureuses. Les étoiles de mer traînent souvent, très colorées, parmi les oursins et quelques poissons aux formes et aux noms étranges. Les crabes se faufilent sous les pierres ou s'enfuient dans le sable.


Un soir, assis sur la falaise, les deux enfants aperçurent un objet qui brillait sur la plage.

Intrigués, ils se levèrent et descendirent jusqu'au bord de l'eau en suivant un sentier étroit un peu périlleux. Ils se faufilèrent entre les rochers encore mouillés, marchant sur le sable humide. Des algues accrochées ça et là et gonflées d'eau éclataient sous leurs pieds.

Ils découvrirent l'objet, une bouteille soigneusement fermée par un bouchon et recouverte de coquillages et d'algues.

En l'observant attentivement, en tentant de dégager quelques coquillages qui s'accrochaient au verre, nos amis remarquèrent que cette bouteille contenait un message. Passionnés à l'idée de découvrir quelque chose d'extraordinaire, ils l'emportèrent avec eux à la maison.

Ils tentèrent de l'ouvrir, sous la lumière du néon de la cuisine, mais en vain. Ils achevèrent de gratter tout ce qui se trouvait autour du verre avec un vieux couteau. L'intérieur leur apparut avec plus de netteté à présent. Ce n'était pas un message, mais deux. Deux feuilles de papier, enroulées, à l'intérieur de leur précieuse bouteille.

Nos deux amis allèrent se coucher dans la petite chambre qui leur était réservée. Béatrice s'endormit rapidement. François pensa longtemps aux deux messages qui les attendaient demain. Il était impatient de les lire.


Cette nuit-là, Béatrice fit un rêve étrange, ou plutôt, un cauchemar. Elle se trouvait sur la plage au bord des vagues, entourée par une brume qui s'épaississait lentement. Tout était gris. Elle se tenait au milieu de cet espace émergé entre la marée haute et la marée basse. Un silence oppressant régnait à cet endroit, à l'exception du clapotis des vagues qui venaient mourir tout près de ses pieds nus. Elle marchait très lentement sur le sable, entre des rochers noirs couverts d'algues sous lesquels se cachaient des crabes aux longues pinces rouges.

Soudain, dans la brume toujours, elle entendit un bruit étrange venu de la mer. C'était des gémissements de vieux bois, des craquement mystérieux de poutres et des claquements de voile.

Et soudain apparut, pas loin de la plage, un immense voilier. Les toiles déchirées flottaient lamentablement au vent. Les mâts, légèrement inclinés, grinçaient horriblement. Personne à bord, semblait-il. Béatrice crut se trouver en présence d'un vaisseau fantôme.

En observant mieux, elle aperçut un homme qui semblait la regarder fixement. Il avait un visage à la fois impressionnant et fascinant. Deux grands yeux noirs, une peau brune, des cheveux longs. Mais en même temps, au fond de ce regard, Béatrice crut déceler une immense tristesse.

Le brouillard se leva un rien ou bien le bateau se rapprocha un peu de la côte et notre amie vit des marins pendus aux différents mâts et aux cordages. Les corps, assez nombreux, se balançaient lentement de gauche à droite au gré du roulis qui penchait le navire.

Celui qu'elle avait aperçu et qui la scrutait, marchait à présent sur le pont, allant de l'un à l'autre pendu et parfois, lançait vers la fillette son regard désespéré. Son costume déchiré ressemblait à celui d'un pirate.

Se retournant vers la falaise, notre amie aperçut des têtes de mort, des crânes, sur la plage. Dans les yeux se trouvaient des petites lumières qui tremblaient au vent. Le brouillard s'épaissit encore, et regardant de nouveau vers l'horizon, Béatrice ne distingua plus le grand bateau ni le pirate, ni les marins pendus aux voiles et aux mâts. Elle entendit seulement le vaisseau gémir et craquer au gré des vagues. Elle savait qu'il se tenait là, près d'elle.

Notre amie s'éveilla en sueur, impressionnée par son rêve.


Le lendemain matin, Béatrice et François partirent vers le village. Bien sûr, ils saluèrent au passage Pépé Cytises, toujours appuyé contre sa barrière. Ils achetèrent le pain et le journal des parents de notre amie. Puis ils se rendirent à l'échoppe de l'artisan verrier. Celui-ci, fort gentiment, accepta de découper la bouteille en son milieu avec une petite scie fine et ronde qu'il possédait. Les deux enfants, après avoir remercié, purent enfin contempler les deux papiers qu'elle contenait.

Assis l'un près de l'autre sur un muret, en face de la mer, ils tentèrent de déchiffrer les quelques lignes écrites à la main et dont l'encre s'effaçait à certains endroits. Le premier message était assez clair.

Si tu lis ces lignes, va embrasser ma grand-mère, Anne Le Croisic, à Larmor. Mon bateau coule dans la tempête. Je me noie dans les vagues de l'Atlantique mais je meurs heureux d'être allé au bout de mes rêves. J'ai visité l'Amérique.

Suivait la signature, encore lisible: François Le Croisic.

Le second message était un peu plus abîmé. Après deux lignes totalement illisibles, il était écrit :

... à la marée descendante au rocher du Men-Dû. Observe la mer. Tu verras apparaître la tortue. Approche-toi. Une écaille est différente des autres. Tu...

Le reste était effacé. Les deux enfants se regardèrent, perplexes. Ils retournèrent à la villa par le sentier des douaniers qui longe la côte.


Pépé Cytises, comme chaque jour, s'appuyait contre sa barrière. Béatrice et François le saluèrent puis lui demandèrent s'il connaissait une dame appelée Anne Le Croisic.

Le vieil homme sembla plonger son regard vers le lointain.

- Je me souviens, dit-il. Elle habitait à Larmor. Ah! la pauvre femme! Elle est morte il y a trois ans, sans avoir eu le bonheur de revoir son petit-fils.

Il expliqua alors aux deux enfants qu'un certain François Le Croisic avait été recueilli par sa grand-mère, à la mort de ses parents. Le gamin, un peu sauvage, n'allait pas souvent à l'école. Il préférait courir au pied des falaises. Il s'y rendait par tous les temps, chaud, froid, neige ou pluie. Il y remplissait tout un panier de crevettes ou saisissait quelque hideux homard caché entre les pierres. Il revenait au soir, brûlé de soleil ou glacé de pluie.

- Souvent il s'asseyait tout en haut des falaises, ajouta le vieil homme. Là où se dressent les rochers noirs, les men du, et il observait l'horizon. Il avait un rêve: partir en Amérique. Adolescent, dès qu'il en fut capable, il entreprit de construire un bateau. Au village, tout le monde se demandait avec quel argent il achetait les bois, les cuivres, les outils, tout ce qu'il fallait pour ce voilier. On n'était pas bien riche, chez Anne Le Croisic. II mit deux ans, peut-être trois, à bâtir son navire et son rêve et un jour, il partit au large. C'était il y a dix ans, termina Pépé Cytises. Il s'en est allé vers son Amérique... mais il n'en est jamais revenu...

Béatrice et François, impressionnés, lui montrèrent le premier document découvert dans la bouteille, expliquant ainsi au vieil homme comment ils connaissaient le nom de François et d'Anne Le Croisic. Il prit le message entre ses mains et il le lut avec émotion.

- Oui, c'est bien lui, confirma Pépé Cytises. Le gamin est donc mort il y a une dizaine d'années. Mais au moins il est mort heureux. II a pu réaliser son rêve. Il a vu les côtes d'Amérique.

Le vieil homme s'enfonça ensuite comme dans le silence d'un rêve, un rêve inassouvi de son temps d'autrefois.


L'après-midi, Béatrice et François suivirent la longue plage au bout de laquelle se dressaient les men du, des  amas de rochers assez sombres, surtout vus de loin. Pépé Cytises en avait parlé. Ils gravirent la falaise et s'assirent un instant sur les pierres plates pour observer la mer. La marée descendait. Elle était quasi basse.

- Les tortues vivent dans les mers du Sud, fit François. On n'en verra pas ici.

Soudain, ils crurent pourtant apercevoir, à une cinquantaine de mètres, un rocher légèrement arrondi et dont la forme évoquait la carapace d'une tortue. Malheureusement, la pierre était tout à fait isolée au milieu des flots qui la recouvraient à chaque vague, à chaque lame.

Les deux amis décidèrent cependant de tenter de s'en approcher. Ils étaient en short et en sandales de toile.

Ils descendirent du rocher men du par l'étroit sentier et entrèrent dans l'eau. Elle leur vint rapidement jusqu'aux genoux, mais là, surprise, ils découvrirent une sorte d'allée plate, constituée de très grosses pierres usées par les marées et sur lesquelles ils purent marcher comme sur une ancienne chaussée, comme sur un chemin qui s'enfoncerait doucement dans la mer.

Parvenus près de la carapace de la tortue, ils grimpèrent sur l'étrange grosse pierre qui à présent émergeait un peu mieux. Oui, cela ressemblait à une carapace. Le rocher arrondi était écaillé, comme une tortue géante. L'une des écailles était un peu plus claire que les autres. En l'observant soigneusement, les deux enfants remarquèrent qu'elle évoquait une tête de mort.

Ils posèrent leurs doigts sur cette écaille rugueuse et Béatrice, glissant son index sur les deux yeux de la tête de mort de l'écaille blanche, perçut un léger déclic. Une petite fente s'ouvrit. Tout au fond se trouvait une poignée en fer rouillé.

François, saisissant cette poignée, la fit pivoter de cent quatre-vingts degrés et l'ouverture se fit plus large, donnant accès à une petite cache qui apparut aux yeux fascinés des enfants.

La cache n'était pas grande. Elle contenait peu de choses. Un coffret et une bouteille de rhum. Une vieille bouteille de rhum d'autrefois, de ces bouteilles rondes venues de la Jamaïque.

Le coffret semblait vide tant il paraissait léger. Le petit canif que François garde toujours sur lui dans la poche de son short ou de sa salopette eut tôt fait d'ouvrir cette petite boîte en bois. Elle ne contenait qu'un carnet, un cahier d'écolier.

Des chiffres étaient écrits à la première page. Le premier, bien lisible: 35, mais il était barré. À côté se trouvait un 33, barré à son tour pour un 29, puis un 26 et ainsi de suite, jusqu'au zéro.

À la deuxième page, un petit texte était écrit.

Trouvé la bague et le sabre de l'Amiral Manuele. Je les ai vendus avec les trente-cinq pièces d'or pour construire mon bateau.

Les deux enfants se regardèrent : voilà l'explication. François Le Croisic avait sans doute repéré ce rocher au cours de ses marches solitaires au bord de la mer. II avait eu la curiosité de s'en approcher et la bonne idée de l'ouvrir. Il avait découvert un trésor, le trésor d'un certain Buck le Pirate d'après les lignes qui étaient écrites aux pages suivantes du cahier.

Buck le Pirate vécut vers les années 1600. Un jour, il s'attaqua au galion Manuele, l'un des plus célèbres navires de guerre espagnols de l'époque. Au cours de cette terrible bataille, qui fut sa dernière, Buck le Pirate remporta la victoire mais perdit tous ses hommes, tous ses amis, au combat. Depuis, touché en plein cœur par la perte de ceux qui lui étaient le plus cher, il se condamna à errer sur les mers avec les corps de ses compagnons pendus aux cordes des mâts.

Béatrice se rappela son cauchemar. Elle raconta à François que dans son rêve, elle avait vu, au milieu des brumes, passer l'étrange navire fantôme de Buck le Pirate, avec les marins morts, en haillons, devenus des squelettes, accrochés aux mâts. Elle évoqua le regard qui la scrutait de ses yeux noirs, terrifiants et infiniment tristes.


Le lendemain matin, ils repartirent comme tous les jours, chercher le pain et le journal des parents de notre amie. Comme chaque fois, ils croisèrent Pépé Cytises appuyé à la barrière. Ils lui racontèrent leur découverte.

Le vieil homme semblait préoccupé. Il expliqua aux enfants qu'il ne les reverrait plus. Sa famille le jugeait trop âgé pour vivre seul dans sa propriété. Ce soir, on allait le conduire dans une maison de repos. Malheureusement, il ne pouvait pas emporter grand-chose. Ni ses meubles, ni ses livres, sauf quelques-uns, ni ses souvenirs, objets précieux, glanés au cours de ses belles années ne pouvaient l'accompagner dans ce home aux chambres impersonnelles. Il était ému. Béatrice et François l'embrassèrent.

 

Tout à coup, ils eurent la même idée. Ils retournèrent au Men-Dû en début d'après-midi. Ils profitèrent de la marée à peu près basse. Bravant les vagues qui les arrosaient, ils suivirent l'allée de grandes dalles de pierres qui conduisait au rocher tortue. Ils repérèrent l'écaille plus claire et poussèrent sur les yeux qui évoquaient une tête de mort. La fente étroite apparut. Ils tournèrent le levier de cent quatre-vingts degrés et plongèrent les mains dans la cache de Buck le Pirate. Ils en sortirent la bouteille de rhum de la Jamaïque.

Refermant tout soigneusement, la cache était vide à présent, Béatrice et François retournèrent aux Cytises. Le vieil homme était encore appuyé à la barrière.

Alors, s'approchant de lui, ils lui montrèrent la bouteille de rhum.

- Tenez monsieur, nous vous l'offrons. Elle se trouvait dans la cache découverte par François Le Croisic. C'est pour vous donner du courage pour partir dans votre maison de repos, précisèrent les enfants.

Le vieil homme prit nos deux amis dans ses bras après avoir ouvert la barrière. Il les serra très fort contre lui. Il était ému. Des larmes coulaient sur ses joues.

- Je penserai à vous chaque soir en me versant une goutte de ce nectar, les enfants.

Béatrice et François s'éloignèrent puis se retournèrent une dernière fois pour lui faire un geste de la main. Pépé Cytises tenait sa bouteille entre les mains. Il regardait les deux enfants s'éloigner sous le soleil. Des larmes brillaient dans ses yeux, mais un grand sourire illuminait son visage.