L'auberge du mouton égorgé
Par un très beau jour d'été, François et ses petites sœurs partaient en vacances avec papa et maman en France, en Bretagne. Ils avaient invité Béatrice. Quelle chance!
Les deux amis, âgés tous deux de sept ans et demi, habitent dans la même avenue et vont à la même école.
Le soir tombait à présent. La voiture traversait un bois en suivant une petite route très isolée où personne ne passait. Elle longeait des hautes falaises et surplombait la mer. Ils apercevaient de temps en temps, dans une trouée de plantes ou d'arbres, le ciel bleu et la mer immense.
Soudain, la voiture eut quelques soubresauts puis le moteur s'arrrêta. Le papa eut juste le temps de ranger le véhicule le long de la route. Les parents sortirent de l'auto, ouvrirent le capot avant, mais impossible pour eux de réparer cette panne.
Le soir tombait donc. Ils ne se trouvaient pas très loin de l'endroit que les parents louaient pour les vacances. Il restait une demi-heure de route à parcourir, mais à pied, cela paraissait bien long.
François aperçut une petite lumière au loin, à environ cinq cents mètres. Tous furent bien d'accord de marcher jusque-là pour y demander de l'aide.
Lorsqu'ils arrivèrent à cent mètres de la lumière, ils remarquèrent que c'était une auberge. Quel bonheur! On allait pouvoir y prendre le repas du soir et y passer la nuit. Demain matin, quelqu'un conduirait nos amis au village et ils reviendraient avec un garagiste pour réparer l'auto.
Lorsqu'ils s'approchèrent encore de l'auberge, elle leur apparut bien étrange...
Ils remarquèrent les murs envahis de lierre, la peinture qui s'écaillait autour des fenêtres, le toit et le jardin couverts de feuilles et de branches mortes. Deux corbeaux croassaient sur la cheminée lézardée. Une enseigne grinçait au vent. lls lurent :"Auberge du mouton égorgé". Ce n'était vraiment pas rassurant. Pourtant, faute de mieux, ils entrèrent.
Le patron, Yves, se tenait derrière le comptoir. Un homme assez grand, gros, avec une épaisse moustache.
- Que faites-vous là? Pourquoi entrez-vous ici?
Bizarre question de la part d'un tenancier d'hôtel.
- Notre voiture est tombée en panne, à cinq cents mètres et nous voudrions passer la nuit chez vous s'il vous reste des chambres.
- Et nous aimerions nous restaurer également, ajouta la maman.
- Vous voulez passer la nuit ici?
- Oui, si c'est possible.
- Il faudra bien, répondit le patron.
Puis il se tourna vers la cuisine. Il appela son épouse.
- Jeanne, tu peux faire à manger pour six personnes, dont quatre enfants?
- Faudra bien, répondit Jeanne.
Décidément, ces gens n'étaient vraiment pas accueillants.
- Suivez-moi, je vais vous montrer vos chambres, décida le patron bourru.
Ils montèrent un escalier en bois qui grinçait à chaque pas et passèrent dans un grand couloir sombre. Là se trouvait une armoire, une de ces belles armoires de mariage bretonnes, larges, hautes et bien décorées.
- Bon. Les parents, vous pourriez prendre la première chambre. Et puis je caserais les deux petites filles juste à côté de vous. La pièce est étroite mais confortable. Quant aux deux plus grands, ajouta le patron, je leur propose la chambre du fond. On ne peut pas la chauffer. Mais quand ils seront en dessous des couvertures, ils ne sentiront plus le froid.
Béatrice et François n'étaient pas très rassurés par cette chambre grande, sinistre et qui sentait l'humidité. Mais le papa et la maman étaient en difficulté et nos amis voulaient se montrer courageux. Donc, ils ne firent aucun commentaire. Tout le monde redescendit et on s'attabla. Ils dégustèrent un repas correct.
Puis, ils remontèrent tous à l'étage. Le papa et la maman installèrent Olivia et Amandine dans la petite chambre, puis nos deux amis se dirigèrent vers la leur. Ils y découvrirent une cheminée en pierre assez haute, mais on ne pouvait pas y allumer de feu.
- Ça ira les enfants? demanda le papa.
- Oui, ça ira très bien, monsieur, répondit Béatrice. Ne vous inquiétez de rien.
- Oui, oui, renchérit François, pas de problème papa, tout se passera très bien.
- Alors, bonne nuit les enfants. Si quelque chose ne va pas, venez nous réveiller.
Il éteignit la lumière et ferma la porte.
Nos deux amis restèrent tout habillés. Ils enlevèrent juste leurs chaussures. Puis ils se couchèrent chacun dans un des lits contigus, l'un près de l'autre. C'est pratique pour bavarder.
- Quelle drôle d'auberge! murmura François.
- Oh oui! enchaîna Béatrice. J'aime pas du tout. Et puis, ajouta la fillette, auberge du mouton égorgé, ce n'est pas très rassurant.
- Ça fait même peur, avoua le garçon. J'espère qu'il ne se passera rien pendant la nuit.
- Moi aussi, répondit sa copine.
- Bonne nuit.
Ils s'endormirent.
Béatrice ouvrit les yeux. Elle regarda autour d'elle. François dormait à poings fermés. Un peu de lumière entrait dans la pièce à travers les vitres sales de la fenêtre. La lune brillait dehors, quasi pleine.
Notre amie avait froid.
Elle se leva et ouvrit l'armoire dans l'espoir d'y trouver une couverture supplémentaire. Tout en frottant ses bras pour les réchauffer, elle regarda par la fenêtre et crut apercevoir une ou deux petites lumières, des faisceaux de lampes de poche.
Au moment où elle allait retourner dans son lit, elle entendit murmurer quelque chose. Ça provenait d'où? Elle découvrit que ces voix chuchotées venaient de la grande cheminée.
Béatrice s'en approcha et tendit l'oreille.Voici à peu près ce qu'elle entendit :
- Tu crois qu'il faut les tuer tous les six?
Quelqu'un répondit :
- Non, tuons seulement les deux petites. Cela suffira.
Béatrice écouta encore, horrifiée, mais elle n'entendit plus rien. Elle se précipita vers son copain.
- François, François!
- Qu'y a-t-il? demanda le garçon en s'éveillant.
- Je viens d'entendre des voix dans la cheminée, des voix qui venaient d'en bas. Et j'ai aperçu des lumières dehors. Des gens disent qu'ils vont tuer tes petites sœurs. Ils ont murmuré : "Faut-il les tuer tous les six?" Et une autre voix a répondu : "Non, tuons seulement les deux petites".
- Mes petites sœurs ! s'écria le garçon.
- Chut, pas si fort, souffla son amie, on pourrait nous entendre. Allons réveiller tes parents.
Les deux enfants se dirigèrent vers la porte mais, au moment où ils allaient sortir de la chambre, ils observèrent un faisceau de lumière au sol sous la fente, suivi d'un autre. Des gens passaient dans le couloir. Ils attendirent un instant puis ouvrirent leur porte.
Le corridor était de nouveau plongé dans l'obscurité. Pourtant, ils remarquèrent quelque chose d'étrange. Ils virent un peu de lumière dans la grande armoire du couloir.
François voulut ouvrir pour aller voir ce qui s'y trouvait. Béatrice le suivit sur la pointe des pieds. Ils devaient de toute façon passer là-devant pour atteindre la chambre des parents. Ils collèrent leur oreille contre la porte de l'armoire, mais n'entendirent rien.
Alors, ils baissèrent doucement la poignée et la porte s'ouvrit vers l'intérieur en grinçant. Ce n'était pas une vraie armoire! Un escalier descendait vers les profondeurs.
- Allons-y, murmura François. Allons voir ce qui se passe par là. Ils emmènent peut-être mes petites sœurs. Puis on préviendra mes parents.
Les deux amis, habillés mais pieds nus, entrèrent dans l'armoire et refermèrent la porte derrière eux. Ils descendirent lentement. L'escalier tournait vers la droite. Des petites lampes placées ici et là répandaient une pâle lumière.
Après avoir parcouru une centaine de marches, ils parvinrent dans une sorte de grande crypte, en fait une grotte immense, sans doute creusée dans la falaise. On sentait vibrer le ressac de l'Atlantique.
Ce que les enfants aperçurent à cet endroit acheva de les glacer d'horreur. Deux rangs de douze crânes humains, bien rangés les uns à côté des autres, se trouvaient au milieu de cette caverne. Entre les deux rangs, semblant trôner, ils virent une énorme tête de mort avec les trous des yeux, du nez, les dents mais beaucoup plus grande. Elle était taillée dans de la pierre blanche.
Nos deux amis contemplaient cet horrible spectacle quand ils entendirent des bruits de pas. On venait derrière eux par l'escalier.
Les deux enfants regardèrent à gauche, puis à droite et remarquèrent un rocher plat assez large. Ils se précipitèrent derrière lui et se mirent à quatre pattes pour s'y dissimuler.
Plusieurs hommes et femmes entrèrent dans la grotte. Béatrice et François ne les avaient jamais vus et ne les connaissaient pas. Soudain pourtant, parmi eux, ils reconnurent Jeanne, l'épouse du patron de l'auberge.
Tous ces gens s'assirent sur les crânes humains comme sur des tabourets. Ils parlaient à voix basse.
Puis le dernier d'entre eux arriva, leur chef. Il alla s'asseoir sur le fauteuil tête de mort sculpté et nos amis, pétrifiés de peur, reconnurent Yves, le patron de l'auberge qui les avait si mal accueillis. François regarda sa montre. Minuit trente.
- Pouvons-nous commencer la réunion? demanda l'un de ceux qui étaient assis sur les crânes humains.
- Malheureusement non, répondit Yves, les bras croisés. Nous ne pouvons pas entamer cette séance secrète. Il m'a fallu accueillir une famille avec quatre enfants, hier soir. On a même dû leur faire à manger. Je crois que les parents ne se doutent de rien. Mais les deux plus grands enfants, un garçon et une fille, ne sont pas dans leur chambre. J'ai vérifié avant de descendre. Ils doivent donc avoir remarqué nos lumières. Ils se cachent peut-être dans cette grotte. Cherchez-les et trouvez-les.
Nos deux amis, tremblant de peur, savaient qu'ils étaient mal cachés derrière le rocher. Ils furent rapidement découverts et amenés, terrorisés, devant le patron de l'auberge.
- Nous n'aimons pas les petits espions et les vilains curieux, tonna monsieur Yves.
- Qu'allons-nous faire d'eux? demanda un homme aux yeux bizarres, très enfoncés dans leurs orbites.
- Qu'on les jette dans la salle d'immersion.
Nos amis ne savaient pas trop bien ce que voulait dire "la salle d'immersion" mais cela ne les rassurait pas trop.
- Oui, renchérit une dame. Conduisons-les dans la cave du bas. La mer monte. La grotte sera bientôt engloutie et ils seront noyés. Ils ne pourront pas nous dénoncer.
Les deux enfants furent emmenés vers un second escalier qui lui aussi descendait en tournant. Ils parvinrent assez vite devant de très hautes grilles, fort rouillées et qui barraient l'entrée d'une caverne plus petite que la précédente, au sol et aux murs couverts d'algues, de coquillages et de moules. Quelques crabes couraient d'une flaque d'eau à l'autre.
Une échelle menait assez haut, juste avant la grille d'entrée de cette prison. L'un des hommes y monta rapidement et décrocha une clé pendue à un clou à environ quatre mètres de hauteur, tout près des gros barreaux serrés. Il redescendit par l'échelle et ouvrit les grilles. Il poussa nos amis de l'autre côté sans ménagement. On referma ensuite à clé et celui qui était monté à l'échelle y retourna et remit la clé au clou à quatre mètres de hauteur. Ensuite, tous s'en allèrent, laissant Béatrice et François terrorisés et au bord des larmes dans la caverne souterraine.
Ils n'entendirent plus de voix. L'endroit semblait plongé dans un silence impressionnant. Pourtant, en écoutant bien, les deux enfants perçurent un bruit d'eau.
La mer! La marée montait. Les vagues, assez fortes, se fracassaient et couvraient d'écume la falaise. Là, entrant par de petites anfractuosités, de l'eau s'engouffra soudain dans la grotte où Béa&trice et François se trouvaient enfermés. Ils en eurent directement jusqu'aux chevilles.
Nos deux amis comprirent, en regardant les murs couverts d'algues et de coquillages, que le niveau allait monter de plusieurs mètres et sans doute atteindre la voûte. Et quand le niveau toucherait le plafond, ils mourraient étouffés.
Béatrice et François, affolés, se demandaient que faire. Ils secouèrent les grilles mais en vain. Impossible de passer entre les barreaux, l'espace était trop étroit. Ils tentèrent de grimper sur les barreaux rouillés, mais François et Béatrice ne réussirent qu'à se blesser aux mains.
L'eau maintenant leur venait aux genoux et, quelques minutes après, ce fut au ventre. Bientôt, ils furent obligés de nager dans l'eau froide. Ils grelottaient dans cette eau, alourdis par leurs vêtements mouillés et se débattaient pour vivre, pour ne pas mourir.
Soudain, Béatrice eut une fameuse idée.
- François, il faut qu'on tienne le coup. Continuons à nager. Le niveau monte vite. Et, quand il atteindra la voûte là-haut, nous n'aurons plus qu'à tendre la main pour prendre la clé accrochée au clou de l'autre côté des barreaux et puis plonger et ouvrir la grille.
Nos amis luttèrent de toutes leurs forces. Ils s'encourageaient l'un l'autre. Jeans et t-shirts collaient à la peau, mais ils étaient pieds nus. Ils se débattaient, tremblant de froid et claquant des dents.
L'eau montait de plus en plus rapidement. Ils parvinrent en quelques minutes à un niveau suffisant pour s'approcher des grilles et tendre la main à l'extérieur. François réussit à saisir la précieuse clé.
Le garçon plongea aussitôt sous l'eau, atteignit l'endroit où se trouvait la serrure et ouvrit la porte de la grille. Il remonta pour prendre de l'air. Puis, se suivant l'un l'autre, Béatrice et son copain plongèrent hardiment pour atteindre l'ouverture immergée. Ils nagèrent un instant sous l'eau et en sortirent au niveau de l'escalier, trempés, dégoulinants, tremblant de froid, claquant des dents, mais ayant échappé à leur prison et à une mort atroce.
Ils remontèrent les marches et parvinrent dans la terrible caverne où se trouvaient les vingt-quatre crânes et le fauteuil sculpté. Les hommes et les femmes de la mystérieuse réunion secrète n'étaient plus là.
Sans demander leur reste et sans attendre donc, nos amis entreprirent de gravir le second escalier. Ils parvinrent ainsi dans l'armoire, celle du couloir de l'auberge.
Ils en sortirent prudemment, regardant à gauche et à droite si personne ne se trouvait là. Ils eurent la chance de ne croiser âme qui vive.
Alors, ils se précipitèrent dans la chambre des parents et les éveillèrent.
Tous coururent inquiets jusqu'à celle des petites sœurs. Elles dormaient paisiblement. Béatrice et François racontèrent leur incroyable aventure.
Les parents tentèrent un moment de réchauffer les enfants en les emballant dans une couverture, car ils n'avaient pas de vêtements de rechange. Ils avaient laissé les valises dans la voiture.
Mais les parents décidèrent de quitter cette auberge maudite et tous les six partirent dans la nuit. Il était trois heures du matin. Ils arrivèrent à la voiture en panne et se calèrent de leur mieux sur les sièges. Ils tâchèrent de se reposer un peu avant l'aube. Nos deux amis en profitèrent pour passer des habits secs.
Aux premiers pépiements d'oiseaux, bien avant le lever du soleil, tous les six se donnant la main, sortirent de l'auto et marchèrent jusqu'au village. Il y avait quelques kilomètres à parcourir. Quand ils y parvinrent ils se précipitèrent au poste de police.
Les gendarmes furent bien étonnés en entendant les explications des parents et de Béatrice et François. Ils écoutèrent poliment puis expliquèrent que cette auberge était abandonnée depuis dix ans. Elle avait été, autrefois, le lieu de réunions d'une société secrète, mais depuis le décès du patron et de la patronne, plus personne n'allait à cet endroit.
Les policiers accompagnèrent pourtant les parents et les quatre enfants jusqu'à l'auberge, en voiture.
Pendant ce temps-là, un garagiste emmena l'auto en panne avec une dépanneuse et tenta de réparer le moteur dans son garage.
Lorsque les policiers, les parents, Béatrice, François, Olivia et Amandine entrèrent dans l'auberge, tout était froid et vide. Les tables étaient débarrassées et la cuisine rangée.
Ils montèrent ensemble à l'étage. Ils virent les lits défaits dans les chambres, preuve que nos amis n'avaient rien inventé.
Puis, ils ouvrirent l'armoire du couloir. Ils aperçurent l'escalier tournant et descendirent jusqu'à la caverne aux vingt-quatre têtes de mort. Elles étaient toujours bien là. Ils ne virent personne. Les policiers suivirent ensuite le second escalier et parvinrent aux grilles, encore ouvertes, par où Béatrice et François s'étaient échappés après avoir été enfermés dans la terrible prison qui achevait de se vider car à présent la marée descendait.
Les parents se rendirent compte aussitôt que leurs enfants avaient bien failli y mourir. Ils admirèrent leur courage.
Puis, tous revinrent d'abord dans la caverne aux crânes et ensuite dans le couloir de l'auberge.
Les policiers fouillèrent les jardins mais ne découvrirent rien d'anormal.
Au moment de quitter ce lieu sinistre, François remarqua quelque chose et Béatrice en fit observer une autre.
Notre ami venait de voir un cadre au mur de la salle manger. Sur la photographie, il reconnut un homme assez fort, grand, avec une grosse moustache. Yves. À côté de lui, la patronne de l'auberge, Jeanne. Les policiers expliquèrent que cet homme et cette femme étaient enterrés au cimetière du village depuis dix ans.
De son côté, Béatrice découvrit une cage placée sur une table, dans un coin sombre. Il s'y trouvait six souris, quatre grandes et deux petites. Aussitôt, des paroles qu'elle avait entendues à voix basse dans la cheminée lui revinrent en mémoire.
- Tu crois qu'il faut les tuer toutes les six?
- Non, tuons seulement les deux petites. Cela suffira.
Béatrice ouvrit la cage et laissa les petites souris se sauver en courant vers la liberté.
lls sortirent de l'auberge du mouton égorgé. On les reconduisit au village. La voiture était réparée et nos amis, avec douze heures de retard, partirent pour des vacances bien méritées.
Les fantômes, certains n'y croient pas, jusqu'au jour où ils en rencontrent... vingt-cinq en une fois!