Yuma le solitaire
Un guerrier de la tribu des Anasazis l'avait expliqué à Plume Bleue. Depuis la Hourra Pass, il faut quatre jours pour aller à St-Georges. Le soir du cinquième jour allongeait les ombres des rochers et Joël, Patricia et Plume Bleue n'étaient pas encore arrivés ! Cette dernière s'arrêta et s'assit sur une large pierre plate qui surplombait une profonde vallée sèche. Le soleil touchait presque l'horizon.
-Je suis honteuse. Vraiment honteuse. Je me suis trompée, mais je ne sais pas où ni quand. À cause de moi, on n'a plus rien à manger, plus rien à boire. Je ne sais pas ce qu'on va devenir. Je suis confuse, ajouta la jeune fille, tout est de ma faute.
-Tu ne dois pas parler ainsi, répondit Joël. Tout le monde peut se tromper. Peut-être devrions-nous faire demi-tour ?
-On ne peut pas faire demi-tour, expliqua leur amie Amérindienne. Cela fait cinq jours qu'on marche. On est à jeun depuis ce matin. En repartant en arrière, on ne trouvera rien sur notre route. On s'épuisera pour rien.
-Alors, on va marcher vers où ? demanda Patricia, anxieuse et à bout de force.
-On continue encore un peu vers le soleil, vers l'Ouest, proposa Plume Bleue. Il me semble que je suis déjà venue par ici avec ma peuplade, mais ce chemin ne mène pas vers St-Georges. On trouvera peut-être un embranchement ou un point de repère.
Au détour d'un rocher, ils découvrirent une arche de pierre orange, lumineuse sous les rayons du soleil couchant. Gigantesque et d'une beauté indescriptible, elle semblait sculptée par le jeu de l'eau et du vent. Elle se tenait dressée comme une porte, comme une sentinelle, sur l'infini des rochers et des vallées que les enfants venaient de parcourir.
Malgré leur fatigue, leur faim, leur soif, leur peur, ils s'assirent un moment dans la poussière brûlante pour la regarder, l'admirer.
-Je connais cette arche, chuchota Plume Bleue. J'y suis déjà venue. Je me suis complètement trompée de vallée, mes amis. Il faudra au moins marcher encore trois jours avant d'arriver à St-Georges. On n'a plus rien à manger ni à boire. On n'en peut plus d'épuisement. Qu'allons-nous devenir ?
Des larmes coulaient sur son visage. Joël glissa son bras sur les épaules de son amie et la serra contre lui.
-Regardez, s'écria soudain Patricia. Là-bas, on aperçoit une grotte et je vois un feu à l'entrée.
-Bien vu ! Bravo ! Mais attention, c'est peut-être risqué ! Il faut rester prudents, dit Plume Bleue. Ces hommes qui vivent complètement isolés, loin de leur peuplade et parfois rejetés par elle, sont parfois un peu fous et dans certains cas, dangereux. Ces individus se retirent au milieu des déserts en compagnie des lézards et des serpents. Leur esprit peut devenir dérangé.
-Peut-être qu'il nous donnera à boire, suggéra Joël.
Nos amis ne voyaient aucune autre option. Le soir tombait. Ils étaient seuls et sans secours. Rester là, c'était mettre leurs vies en péril. Où iraient-ils demain ? Ils marcheraient, un jour, deux jours, trois jours, sans boire que l'eau douteuse trouvée au fond de quelque anfractuosité que l'on appelle des « tanks »... et encore fallait-il en découvrir... sans manger, sous la chaleur épouvantable qui règne dans ces canyons, au milieu de ces régions de rochers, de désert désolé et brûlé. Et sans doute aucune chance de rencontrer quelqu'un d'autre.
Ils se dirigèrent vers la lumière qu'ils avaient aperçue et y parvinrent à la nuit tombée. Derrière un petit feu se tenait un homme. Quand nos amis s'arrêtèrent près des flammes, il leva les yeux et observa les trois enfants un instant en silence.
-S'il vous plaît, supplia Plume Bleue. Nous sommes perdus. Voulez-vous bien nous aider ? S'il vous plaît, au moins nous donner de l'eau !
-Il y a des outres en peau pendues à la voûte de la grotte derrière moi, vous pouvez vous en servir.
Ils allèrent au fond de la caverne et burent l'eau fraîche qu'on leur offrait. Cela leur fit du bien. Ils avaient toujours très faim, mais au moins ils recevaient à boire.
-Mon nom est Yuma, dit-il.
Il se pencha vers une marmite placée au-dessus d'un feu de braise et dans laquelle il remuait avec une cuillère en bois noirci.
-J'ai de la soupe de maïs. Vous en voulez ?
-Oui, répondit Joël. Merci beaucoup. On n'a rien mangé aujourd'hui.
Leur hôte versa un peu de liquide jaunâtre et épais dans un bol et le tendit au garçon.
Joël prit le bol et le donna à sa petite sœur. Patricia but la soupe d'un trait. Elle était affamée.
-Quel drôle de goût, murmura la fillette, mais quand on a si faim, tout semble bon !
Elle rendit le bol à son frère. L'homme y remit de la soupe et Joël le glissa dans les mains de Plume Bleue. Elle but lentement, pour profiter de chaque gorgée. Il n'y en avait pas beaucoup. Patricia s'approcha de son frère.
-Joël, mon ventre me fait mal. Très mal. Je ne me sens pas bien.
Le garçon allait répondre à sa petite sœur qu'elle avait peut-être bu trop vite, mais Patricia tomba évanouie sur le sol.
-Plume Bleue, ne boit pas ça, souffla Joël.
Mais son amie venait de vider le bol.
-À toi, dit Yuma après y avoir de nouveau versé du breuvage.
Plume Bleue se plaignit de mal au ventre, puis s'écroula évanouie à son tour.
Joël avait faim, mais il comprit que la soupe était empoisonnée. Profitant d'un instant d'inattention du sinistre individu, il la versa dans une crevasse de la grotte. Il laissa ensuite tomber le bol. Il simula un mal au ventre puis se coucha par terre et fit semblant de dormir.
Entrouvrant les yeux, il vit l'homme s'approcher de Patricia. Il la poussa du pied pour s'assurer qu'elle dormait puis il la souleva et l'emmena hors de la grotte. Joël le suivit discrètement.
Il descendit vers une vallée sèche encombrée de pierres et de sable et y marcha environ dix minutes, portant toujours la petite fille dans ses bras.
L'Amérindien arriva au pied d'une paroi rocheuse à pic comme une falaise. Elle mesurait au moins deux cents mètres de hauteur !
L'homme posa Patricia par terre et leva une immense échelle, haute de vingt-cinq mètres. Il l'appuya contre la paroi.
Joël observait toujours sans se montrer. Il vit Yuma placer l'échelle contre le mur de roche et, levant les yeux, le garçon distingua une gigantesque crevasse horizontale et des constructions en ruines. D'anciennes habitations amérindiennes.
Le sinistre individu reprit la fillette, la plaça sur son épaule, et monta jusqu'au-dessus de l'échelle. Il prit pied dans la caverne. Joël, caché derrière un amoncellement de pierres écroulées, scrutait attentivement.
L'Amérindien ouvrit une trappe. Il lia Patricia avec des cordes qui traînaient sur le sol et la fit descendre dans une kiva. Une sorte de cave, assez grande, creusée autrefois dans le sol par les habitants troglodytes, et munie d'une ouverture au plafond. Ils y entreposaient de l'eau ou du maïs en réserve et s’en servaient parfois comme habitat temporaire.
Il mit Patricia tout au fond. Il desserra ensuite son nœud coulant d'un geste brusque et récupéra sa corde. Il referma la trappe. Il redescendit par l'échelle, la baissa, puis il partit chercher un autre enfant.
Pour ne pas se trahir et laisser croire qu'il était endormi à cause de la soupe empoisonnée, Joël se précipita dans la grotte et se coucha par terre, derrière Plume Bleue.
L'homme arriva et, soulevant la petite Amérindienne, refit le même manège. Le garçon suivit pour vérifier. Yuma redressa la lourde échelle, y monta et fit glisser Plume Bleue dans la kiva profonde. Puis il referma la trappe. Il redescendit et fit tomber l'échelle par terre. Il partit chercher le dernier des trois enfants.
Mais Joël, cette fois-ci, resta caché le long du chemin, à un endroit où il pensait qu'on ne l'apercevrait pas. Il vit l'homme arriver à la grotte. Celui-ci en ressortit et scruta la vallée éclairée par la lune. Notre ami se baissa derrière le rocher au dos duquel il était tapi pour ne pas être aperçu.
Yuma regarda longuement, et puis Joël le vit retourner à l'intérieur de la grotte.
Alors, il courut à l'échelle. Il tenta de la redresser mais elle était trop lourde. Il put à peine la soulever. Il ne réussit pas à la lever à la verticale. Et la paroi rocheuse paraissait tellement lisse, sur ses quinze premiers mètres de hauteur, qu'il lui sembla impossible d'y grimper.
Il repartit alors vers la grotte de Yuma pour voir s'il ne pouvait pas tenter quelque chose pour sauver Plume Bleue et Patricia. Il y surprit une conversation. Un cow-boy qui s'appelait Ronny venait d'arriver. Joël se dissimula de son mieux et écouta.
-Combien me donnes-tu pour les trois enfants ?
-Je te donnerai quatre fusils et deux caisses de cartouches.
-Ce n'est pas assez, répliqua l'Amérindien.
-Cela suffit pour les deux filles que tu vas me remettre, fit remarquer le cow-boy.
-Il y aura le garçon en plus.
-Tu crois vraiment réussir à l'attraper ? Tu vois bien qu'il est parti, déclara Ronny.
-Il se cache tout près. J'en suis certain. Demain, je vais lui tendre un piège et je l'aurai. Je te les livrerai tous les trois. Tu pourras les faire travailler dans ta mine d'argent, avec les autres enfants que tu tiens déjà prisonniers. Je veux sept fusils.
-Bon, tu recevras tes sept fusils demain soir si tu m'apportes le garçon.
-Rendez-vous au coucher du soleil. Il va tomber dans le piège que je vais lui tendre.
Ronny sortit de la grotte. Il monta sur son cheval attaché un peu plus loin dans la vallée et disparut dans la nuit.
Donc, ce cow-boy achetait des enfants perdus ou volés par ce sinistre individu solitaire et il les faisait travailler dans sa mine d'argent ! Joël ne bougea pas, horrifié.
La froideur de la nuit le surprit. La garçon se coucha sur le sable, derrière les rochers. Il n'avait rien pour se couvrir. Il garda ses souliers usés, son vieux jean troué et sale. Il grelottait dans sa chemise déchirée. Il se recroquevilla, et se replia sur lui-même. Il croisa ses bras sur sa poitrine. Il se glissa dans le sable pour moins ressentir le froid. Il mourait de faim. Il n'avait rien mangé de toute la journée. Mais il finit quand même par s'endormir.
Il se réveilla parce qu'un rayon de soleil illuminait son visage. Il se redressa et observa la grotte. Il se demandait ce qui s'était passé pendant la nuit. Sans doute que les deux filles se trouvaient toujours là au-dessus, enfermées dans la kiva. Et sûrement qu'on ne leur donnerait rien à manger ni à boire aujourd'hui.
Joël s'approcha à grands pas de la caverne et vit le méchant homme en sortir, portant une outre vide sur les épaules.
Je vais le suivre, songea le garçon, parce qu'au moins là je trouverai à boire. Il va certainement puiser de l'eau.
Il marcha derrière Yuma, mais à distance, pour ne pas se montrer. Il le vit entrer dans un étroit canyon. Il se demandait ce que l'Amérindien allait faire par là, car ce passage étroit semblait sans issue.
Joël ne savait pas que dans cette vallée se trouvait un trou assez profond et dans cette crevasse, un tank d'eau bien à l'ombre. L'homme fit descendre un seau puis le remonta. Il s'arrosa et remplit son outre d'eau. Il but. Puis, abandonnant le seau avec la corde près du puits, il repartit vers sa grotte.
Alors, notre ami sortit de sa cachette. Il courut dans la vallée étroite pour aller chercher de l'eau à son tour. Boire et s'arroser avec le seau. Mais tout à coup, il s'arrêta net. Le piège !
Il murmura en réfléchissant.
-Yuma sait que je l'espionne. Il sent que je l'observe. J'ai chaud. Il croit que je vais venir boire ici. En faisant cela, comme je me retrouverai coincé dans cette vallée sans issue, il m'attendra à la sortie et pourra m'attraper. Le piège !
Et Joël, sans aller boire ni se rafraîchir, revint sur ses pas et courut se cacher. Il ne s'était pas trompé. L'Amérindien marchait en portant toujours ostensiblement son outre sur le dos. Il s'arrêta, regarda dans toutes les directions, mais il ne découvrit pas le garçon.
Notre ami le vit s'asseoir un peu plus loin à l'ombre. Un excellent poste d'observation. L'homme gardait son eau près de lui. Il ne manquait de rien. Il avait le temps. Toute la journée, il attendrait Joël, telle une araignée tapie au milieu de sa toile, sûre de tenir sa proie.
Le garçon se cacha dans les rochers. Il patienta. La lutte commençait. Un scorpion passa près de lui. Notre ami ne bougea pas en l'observant. Le scorpion heureusement continua sa route sans le voir.
Les heures passaient. Lentement. Joël souffrait atrocement de la soif. Mais il résistait. Il ressentait à présent beaucoup plus la soif que la faim. Sa langue sèche et sa bouche lui paraissaient pâteuses.
Il changea plusieurs fois de place en rampant pour tenter de rester à l'ombre au maximum.
Yuma buvait de temps en temps de l'eau de son outre pleine. C'était au premier des deux qui abandonnerait la partie. Le garçon torturé par la soif et la faim, ou l'Amérindien perdant patience.
Vers quatre heures de l'après-midi, Joël sentit qu'il allait s'évanouir. Il souffrait terriblement. Sa tête tournait tellement il avait faim et la soif devenait intolérable. Il crut apercevoir des petites lumières tournant autour de lui. Il atteignait la limite de ses forces.
Tout à coup, l'homme se leva et retourna à sa caverne. Notre ami comprit qu'il avait gagné !
Il se redressa, mais faillit retomber sur le sol, tellement il se sentait faible. Il se traîna jusqu'à la crevasse. Il s'arrosa d'eau. Il en but, sans s'arrêter à son drôle de goût. Il s'arrosa à nouveau. Cela lui redonna du courage. Et puis, il retourna à la grotte pour voir ce qui s'y passait.
Pendant qu'il restait couché des heures à souffrir de la soif, il avait réfléchi. Et il avait conçu un plan pour sauver les filles.
Il se dirigea vers l'antre de l'Amérindien, mais sans se montrer et il écouta. Le cow-boy Ronny venait d'arriver.
-Tu as le garçon ?
-Non, pas encore, répondit Yuma.
-Je savais que tu ne l'attraperais pas.
-Je l'aurai demain. Il doit crever de faim.
-Bon. Je vais déjà emmener les filles.
-Je veux d'abord voir les caisses de cartouches et les fusils.
-Ils sont plus bas dans la vallée, près de mon cheval.
-Je t'accompagne, dit l'Amérindien.
Ils quittèrent la grotte. Joël se leva et entra dans la caverne. Il aperçut une galette de maïs. Cela faisait deux jours qu'il n'avait plus mangé. Affamé, il la prit et la dévora en observant les lieux. Il découvrit ce qu'il cherchait : une longue corde. Il la jeta sur ses épaules et courut vers le lieu où se trouvaient les deux filles.
Il tenta encore une fois de lever l'échelle, mais elle était vraiment trop lourde. Il repéra l'une ou l'autre aspérité dans cet immense mur de pierre à pic. Un ou deux arbres morts pointaient leur tronc sec à une hauteur accessible. Un rocher fendu pouvait ensuite être atteint. Il fallait faire vite.
Joël fit un lasso comme son papa lui avait appris et lança la corde vers le bois mort. Raté ! Il dut refaire le geste dix fois pour réussir et, enfin, la corde s'accrocha au tronc d'arbre. Le garçon l'empoigna et grimpa en tirant sur ses bras et en s'appuyant à la paroi rocheuse avec les pieds.
Parvenu à la branche de l'arbre mort, il détacha la corde. Il repéra un autre tronc sec plus haut. Ronny et Yuma venaient vers lui. Il les aperçut au loin.
Il lança la corde de toutes ses forces et finit par l'accrocher à la seconde souche. Il se laissa glisser contre la paroi rocheuse et s'égratigna au coude. Tant pis. Il réussit à atteindre le second arbre et là, commençait une fissure qui allait en s'élargissant dans le rocher. En s'y accrochant avec les mains et avec les pieds, il parvint à se hisser sur le plateau de la grotte, à vingt mètres de hauteur, là où les filles se trouvaient enfermées dans la kiva.
Il courut à la trappe, l'ouvrit et s'accroupit au bord.
-Patricia, tu es là ?
-Oh, Joël ! Délivre-nous ! Plume Bleue se trouve à côté de moi.
-Je vous envoie une corde. Attrapez-la les filles et montez. Dépêchez-vous parce que les bandits arrivent.
Le garçon cala ses pieds contre des pierres et assura la corde de toutes ses forces. Patricia monta et sortit de la kiva. Puis, Plume Bleue grimpa à son tour avec beaucoup de souplesse. Joël retirait la corde au moment où il vit l'échelle se poser à quelques pas de lui. Les deux hommes venaient de la lever d'en bas.
-Vite, cachez-vous derrière ce petit mur de briques, à plat ventre. Dépêchez-vous, insista le grand frère.
Les deux filles coururent se mettre à l'abri et Joël les suivit. Les trois enfants se tenaient à présent derrière une vieille construction à moitié écroulée, à quelques mètres de la trappe de la kiva que le garçon venait de refermer.
-Écoutez bien, expliqua notre ami. Il va falloir jouer serré. Ils vont aller vers la trappe. Ils croient que vous êtes encore enfermées dans la kiva. Ils vont vous chercher. Pendant qu'ils regarderont de ce côté, nous descendrons à toute vitesse par l'échelle et, une fois en bas, on la fera tomber. Yuma et le bandit resteront prisonniers à vingt mètres de hauteur.
-Génial, se réjouit Plume Bleue.
-Oui, formidable, ajouta Patricia. Je savais bien que tu ne nous abandonnerais jamais.
-Attention, il faudra descendre à l'échelle très vite.
Ils virent l'Amérindien apparaître, quitter l'échelle et mettre le pied sur le sol du plateau escarpé. Ronny, revolver à la ceinture, le suivait. Ils avancèrent tous les deux vers la kiva et soulevèrent la trappe.
-Allez-y ! souffla Joël.
Les filles, sans faire aucun bruit, coururent jusqu'à l'échelle et entreprirent la descente. Le garçon l'emprunta le dernier. Ils se pressaient aussi vite que possible mais c'était une longue échelle ! Yuma et le bandit se retournaient déjà. Ils revinrent au bord de la crevasse. Ils aperçurent nos amis qui achevaient de descendre. Joël sauta à terre et aussitôt prit l'échelle en main et, avec l'aide des filles, il la fit basculer. Elle tomba sur le sol. Ronny sortit son revolver.
-Je vais les abattre, moi, ces sales gosses !
-Non, hurla Yuma. Ne tire pas !
Au moment où Ronny appuya sur la gâchette, l'Amérindien dévia le revolver.
-Il faut les tuer, ils nous ont enfermés ici, cria le cow-boy.
-Si tu abats ces trois enfants, nous resterons tous les deux prisonniers sur cette plate-forme pour toujours et nous y mourrons de faim. Il n'y a aucune issue. Ils ont emporté la corde et enlevé l'échelle. Ils nous tiennent à leur merci ! Impossible de nous glisser là en bas.
-Il faut trouver un moyen de quitter cette plate-forme, maugréa le bandit.
-J'ai un plan, dit l'Amérindien. Nous ne pouvons pas descendre, mais je peux agir à distance. Je vais envoyer mon lynx à la grotte chercher une corde. Je l'ai dressé, il m'obéit.
Joël, Patricia et Plume Bleue arrivèrent à l'antre de Yuma. Affamés, ils se jetèrent sur des galettes de maïs et du pain frit à la poêle. Et ils burent de l'eau, assis près du feu de braises qui achevait de se consumer.
Pendant ce temps-là, l'Amérindien, dressé au bord du précipice, poussait des petits cris. Des curieux petits cris rauques. Et soudain, un lynx arriva. Yuma le caressa et lui parla à l'oreille. Le lynx, plus agile qu'un chat, redescendit le long de la paroi et se dirigea par bonds vers la grotte où nos amis achevaient de manger.
Patricia se tenait près de l'entrée. Le soir tombait.
-Joël, Plume Bleue !
-Oui, répondirent les autres.
-Je crois que j'entends un bruit, là-bas, dans les broussailles.
Plume Bleue vint près de Patricia et tendit l'oreille. Son visage se durcit. Elle perçut une présence animale. Courageusement, elle fit reculer la petite fille et la mit derrière elle pour la protéger. Elle resta au bord de la caverne. Plume Bleue, élevée chez les Anasazis, a appris à écouter les bruits de la nuit, en silence.
-Je le sens, chuchota la jeune fille.
-Que sens-tu? demanda Patricia.
-Un lynx. Tapi près de nous. Il nous observe.
-Je prends le fusil, proposa Joël. Il est chargé.
-Non, ne fais pas cela. Un lynx bouge trop vite. Tu risques de le rater.
Plume Bleue sortit le couteau qu'elle porte toujours à la ceinture de sa robe brune et le tint devant elle à deux mains.
-Reculez tous les deux, placez-vous derrière moi.
Tout à coup, le lynx sortit du taillis épineux. Il avança doucement vers l'Amérindienne. Il était prêt à bondir sur elle et à la déchirer de toutes ses griffes.
-Je peux t'aider? demanda Joël, inquiet de voir son amie faire face seule au danger.
-Non, répondit Plume Bleue. Tu ne parles pas. Et surtout ne bougez plus.
Elle recula de quelques centimètres. Puis elle fléchit légèrement ses genoux. Elle tendit la pointe de son couteau vers le lynx et le regarda droit dans les yeux.
Le félin se tenait immobile. Il grondait, il soufflait sa colère. Ses griffes sorties labouraient le sol. Il se tenait prêt à sauter. Notre amie recula lentement, environ un mètre. Elle évaluait l'espace que l'animal pourrait franchir en bondissant vers elle.
Dans un silence total, le couteau tendu devant elle, Plume Bleue provoqua le lynx par un petit cri. Il se lança, mais la jeune fille recula vivement d'un autre mètre. L'animal, surpris, échoua à ses pieds.
Alors, elle se jeta sur lui et lui entailla le cou sur un centimètre avec son couteau. L'instant d'après, elle retira son arme et lui donna un coup de pied dans la gorge. Le lynx s'encourut sans demander son reste.
-Plume Bleue, je t'admire, dit Joël. Moi, je n'aurais jamais osé risquer un coup pareil.
-Un jour, mon père m'a défendue ainsi lors d'une partie de chasse. L'animal est blessé, mais il guérira. Il n'oubliera pas le coup de pied reçu à la gorge. Plus jamais il ne m'attaquera, celui-là. Il ne reviendra pas rôder par ici avant longtemps.
-Vous êtes formidables tous les deux, félicita Patricia. Mais maintenant, il faut qu'on surveille les bandits.
-On ne s'en occupe pas, fit Plume Bleue. Laissons-les là au-dessus. Ils ne pourront pas se sauver sans l'aide de quelqu'un.
-Non, affirma Joël. On ne les laissera pas là. On les délivrera demain.
-Que veux-tu qu'on en fasse? demanda Patricia. Le cow-boy possède un révolver.
-Oui, admit son frère. Mais il va nous le donner. Puis ils descendront et on emmènera le bandit avec nous à St-Georges. On le remettra au shérif. Sa place est en prison. Et puis on délivrera tous les enfants qui travaillent dans sa mine d'argent.
-D'accord avec toi, dit Plume Bleue.
-Moi aussi, ajouta Patricia. Il faut sauver les enfants de la mine.
-Restons quand même très prudents, insista Joël. Je ne crois pas que Ronny ou Yuma pourront descendre de là-haut, mais sait-on jamais. Pour cette nuit, on va organiser un tour de garde.
Celui qui reste éveillé au soir peut ensuite dormir jusqu'au matin. C'est le plus facile. Celui qui prend la garde le dernier s'éveille très tôt et achève la nuit. Le plus dur, c'est le milieu.
Joël choisit courageusement la période la plus pénible. Il éveillerait Plume Bleue avant l'aube. Patricia reçut le premier tour de garde.
-Dès que tu sentiras tes yeux se fermer, expliqua le garçon à sa petite sœur, tu viendras m'éveiller. Et toi, tu iras te reposer. Mais ne t'endors pas avant de venir me chercher, ajouta le grand frère. On compte sur toi.
Patricia prit le fusil de papa. Elle s'assit à l'entrée de la grotte et scruta la vallée que la lune éclairait. Elle écouta le silence du désert, parfois entrecoupé par des cris d'animaux. Elle observa le ciel plein d'étoiles. Un fabuleux spectacle de beauté sauvage. Les deux autres dormaient. Elle était fière de leur confiance.
Elle veilla aussi longtemps qu'elle put. Elle songea à ses parents qui lui manquaient.
Mais la nuit est longue. La petite fille de neuf ans à peine était épuisée par les longues marches des jours précédents et la nourriture rare et insuffisante. Elle lutta de toutes ses forces contre le sommeil. Un moment, elle s'appuya contre la paroi de la grotte…
-Patricia ! Patricia !
La fillette s'éveilla en sursautant. Il faisait clair. Son frère l'appelait pour l'éveiller. Elle s'était endormie. Heureusement, il ne s'était rien passé pendant la nuit.
-Je suis honteuse, s'excusa Patricia. Vous, vous êtes courageux, vous êtes des héros, et moi, je ne sais même pas rester éveillée un peu. Je suis vraiment une mauviette.
-Tu as sauvé toute ma tribu en courant sous les balles à la Hourra Pass, répondit Plume Bleue. Alors, qu'on ne dise jamais le mot mauviette en parlant de toi. Toute mon peuple t'admire et se souvient de ton acte héroïque.
Les trois enfants mangèrent et burent puis retournèrent au pied de la haute paroi. Ils appelèrent Ronny et Yuma. Le cow-boy apparut, revolver au poing. Il visa nos amis.
-Si tu nous tues, tu mourras là-haut, cria Joël. Jette ton arme.
Après un moment d'hésitation, le bandit lança son revolver. Son ami Amérindien affirmait qu'il ne pouvait rien faire d'autre. La garçon le ramassa, vérifia qu'il était chargé et le glissa sous la ceinture de son jean contre son ventre. Il posa le fusil de son père au sol.
-Maintenant, on va redresser l'échelle, cria notre ami. À nous trois, on doit y parvenir. Vous allez pouvoir descendre tous les deux. Si vous tentez de nous attaquer, je vous préviens, on vous tue.
Joël se tourna vers Patricia :
-Tu as déjà tenu le fusil de papa et tu t'en es déjà servie. Prends-le dans tes bras et vise le cow-boy.
Le grand frère prit le revolver de Ronny en main. Les deux hommes descendirent à l'échelle.
Joël s’adressa en premier à Yuma.
-Toi, va t'en. On ne veut plus te voir. Tu pourras revenir chez toi ce soir. Et toi, le bandit, tu nous accompagnes. On va te livrer au shérif, à St-Georges.
Nos amis partirent avec leur prisonnier. Ils marchèrent toute la journée. Ils emportaient des provisions pour trois jours, saisies chez Yuma.
Au premier soir, ils s'arrêtèrent à une petite grotte. On en voit beaucoup dans cette région qu'ils traversaient. Tandis que l'un des trois surveillait le bandit, les autres allumèrent un feu. Ils y posèrent une petite casserole prise chez l'Amérindien pour faire bouillir de l'eau et cuire le maïs. C'est tout ce qu'ils auraient à manger. Ils en donnèrent à Ronny. L'homme les remercia.
-Je suis votre prisonnier, les enfants. Vous me donnez à manger. Je vais être correct avec vous également. Voici du thé. Je partage si vous voulez.
-D'accord, dit Joël. Du thé fera du bien à tout le monde.
Ronny sortit un petit sachet de sa poche et le leur remit. Les deux aînés en burent puis tendirent le reste au cow-boy. Patricia n'en voulait pas. Elle n'aime pas le goût du thé.
-Bon, déclara Joël, nous sommes trois à garder le prisonnier. On ne peut pas dormir tous les trois en même temps, sinon le bandit va prendre nos armes, nous serons à sa merci. Il nous conduira à la mine. Donc, on va se reposer chacun à son tour.
-OK, comprit Patricia.
-Tu prendras la première garde, décida le grand frère. Le moment le plus facile. Tu surveilleras Ronny. Tu conserveras le revolver en main et le fusil de papa sur tes genoux. Ne le quitte pas des yeux une seconde. Quand tu te sentiras trop épuisée, mais avant que tu t'endormes, tu viendras me réveiller. Je veillerai à mon tour et tu iras te coucher. Et puis, quand je serai trop fatigué, je réveillerai Plume Bleue. Attention petite sœur ! Tu ne peux pas fermer les yeux cette fois, sinon nous serons ses prisonniers. Je te fais confiance !
Il se coucha et sombra très vite dans un sommeil profond. Plume Bleue également.
Patricia posa le revolver à sa gauche et le fusil à sa droite. Ils étaient tous les deux chargés. Elle s'assit dans la poussière, adossée à la paroi de la caverne et observa le bandit étendu à trois mètres d'elle. Il ne bougeait pas. Soudain, il ouvrit les yeux et s'adressa à notre amie.
-Alors, petite fille. Tu vas rester éveillée toute la nuit ?
-Non, répondit Patricia, je ne resterai pas éveillée toute la nuit. Quand je serai fatiguée, j'irai réveiller mon grand frère.
-Bien, continua l'homme. Et tu sais te servir du revolver ?
-Oui, assura notre amie, je sais me servir du revolver.
Sa voix tremblait un petit peu. Elle n'aimait pas de parler avec Ronny. Elle avait peur de lui.
-Je vois, ajouta le bandit. Tu es une grande fille courageuse. Je n'ose pas bouger.
Patricia prit le revolver en main, et serra le fusil contre son jean sale.
-Et quand tu seras très fatiguée, lequel des deux iras-tu réveiller ? Ton frère Joël ou l'Amérindienne, Plume Bleue ?
-Mon frère.
-Essaye un peu de l'appeler…
-Ce n'est pas l'heure maintenant.
-Essaie quand même, tu vas être surprise.
Patricia, inquiète, se leva, emportant le fusil et le revolver, et s'approcha de son frère.
-Joël, Joël, Joël !
-Il ne va pas te répondre, susurra le bandit. Il vient de boire du thé et la fille aussi. Moi, pas. Le thé de Yuma est empoisonné. Ils vont dormir tous les deux, profondément, jusqu'à demain matin. Alors, petite fille, tu vas devoir rester éveillée toute la nuit pour me surveiller.
Patricia savait très bien qu'elle ne pourrait pas rester éveillée toute la nuit.
-Je le ferai, affirma la fillette.
-Oui, mais si tu t'endors, je viendrai prendre ton revolver et le fusil. Et prisonniers, vous viendrez travailler dans ma mine. À moins, évidemment, que tu me tues. Si tu me tues, je ne pourrai plus rien te faire. Vas-tu oser me tuer ?
Patricia serrait le revolver à deux mains. Elle ne répondit pas.
Il n'était pas tard, maximum dix heures du soir. Pourtant elle sentait ses yeux se fermer. Elle n'en pouvait plus. Or il fallait rester éveillée jusqu'à l'aube…
Elle se leva. Elle fit quelques pas en serrant bien fort le revolver et le fusil. Elle se chanta des chansons apprises à l'école. Elle se récita des poésies. Tout cela ne dura pas très longtemps. Dix heures et quart... Elle se sentait s'endormir. Elle but un peu d'eau et en renversa sur elle, exprès.
-C'est dur, hein, petite fille ?
-Toi, tu te tais ! cria Patricia.
Elle alla encore secouer Joël de toutes ses forces, mais elle ne put pas le réveiller. Elle secoua Plume Bleue également, mais elle ne s'éveilla pas non plus.
Elle cherchait une solution. Elle envisagea de chasser Ronny. Mais s'il partait, il irait se cacher un peu plus loin, et reviendrait quand elle dormirait.
Alors, elle s'assit sur le sol près du feu. Elle réfléchit. Il fallait trouver quelque chose. Il fallait faire quelque chose. Elle retourna s'appuyer contre la paroi rocheuse de la grotte…
Onze heures du soir. L'homme rampait vers Patricia. Elle prit son revolver et le visa.
-Arrête. Cesse d'avancer ! cria-t-elle.
Mais Ronny continuait toujours d'approcher vers elle. Il se trouvait maintenant à deux mètres.
-Je vais tirer. Je vais oser tirer.
Elle appuya sur la gâchette ! Clic ! Il n'y avait plus de balle dans le revolver. Le fusil ! Le fusil n'était plus là … Et puis tout à coup, elle se réveilla.
Elle s'était endormie ! Le bandit Ronny toujours assis à trois mètres ne bougait pas. Dans son rêve, le bandit avait pris le fusil et vidé le révolver de ses cartouches. Elle ouvrit l'arme et vérifia qu'il était toujours chargé. Elle se rassura.
-Tu t'endors, petite fille? demanda le cow-boy. Tu fais des gros dodos ?
Patricia se leva. Elle tenait le fusil et le revolver et marcha vers le feu.
-Je sais ce que je vais faire, dit-elle d'une voix décidée. Mon papa m'a un jour raconté une histoire à ce sujet. Je sais ce que je vais faire, répéta notre amie.
Elle s'approcha de Plume Bleue, et ôta le couteau fixé à la ceinture de sa robe.
Ronny commença à avoir peur.
-Que vas-tu faire avec ce couteau? demanda-t-il, inquiet.
-Tu verras bien.
Elle le glissa dans les braises du feu. Elle regarda le rougeoiement sans bouger. Ronny avait peur. Il observait ce couteau dont la lame chauffée à blanc dans le feu devenait incandescente.
-Je resterai bien sage, promit le bandit. Je ne bougerai pas.
Patricia sortit le couteau des braises. L'homme se raidit. Elle s'assit. Elle plaça le fusil à côté d'elle, le revolver de l'autre côté. Ensuite, elle étendit son avant-bras devant elle. Elle prit le couteau, dont la lame brûlante rougeoyait. Elle le posa sur son avant-bras. Elle hurla de douleur. Cela faisait atrocement mal. Elle se mit à pleurer. Elle lâcha le couteau.
-Voilà, cria-t-elle à Ronny. Cela fait tellement mal, que je ne pourrai plus dormir de toute la nuit !
Et notre amie resta éveillée la nuit entière, en pleurant de mal. Elle souffrit en silence jusqu'au matin.
Quand Joël et Plume Bleue se réveillèrent, le bandit dormait. Ils n'en crurent pas leurs yeux. Patricia tenait son bras et son petit visage épuisé baignait dans les larmes.
-Patricia, dit Joël. Tu as osé faire cela !
-Tu te rappelles de l'histoire de papa ? Avec un trappeur au Canada. Il ne pouvait pas s'endormir à cause des loups qui le suivaient, alors il avait fait cela pour rester éveillé.
-Oui, je me souviens. Je t'admire, petite sœur. Tu es beaucoup plus courageuse que moi !
-Je crois que moi, intervint Plume Bleue, j'aurais tué le bandit.
-Tu es la plus petite, reprit Joël, tu as neuf ans, mais ton cran dépasse le nôtre. Tu nous as sauvé la vie.
Les enfants décidèrent de se séparer de Ronny. C'était trop dangereux de le garder avec eux sur la route de St-Georges. Ils le chassèrent et le suivirent longtemps des yeux pour s'assurer qu'il ne faisait pas demi-tour. Ils le dénonceraient sitôt arrivés à la petite ville où les parents les attendaient.
Ils se tournèrent vers l'Ouest. Joël marchait entre les deux filles avec le revolver du bandit à la ceinture. Patricia tenait le fusil de leurs parents à la main. Le garçon passa son bras autour des épaules de Plume Bleue et il donna la main à sa petite sœur. Ils allaient vers St-Georges.
L'aube était lumineuse et pleine d'espérance.