La fleur du Kri Kra
Par une belle et chaude journée d'été, Isabelle se trouvait au bord de la rivière qui coule le long du bois, derrière chez elle. Elle se mit pieds nus. Elle retroussa le bas de sa salopette bleue et entra dans le courant.
Comme c'était rafraîchissant !
De temps en temps, avec ses mains, elle jetait de l'eau en l'air. Ça retombait en pluie et l'éclaboussait un peu.
Tout à coup, elle redressa la tête. Elle venait d'apercevoir un drôle d'oiseau. Un beau grand oiseau, de la taille d'un corbeau, mais aux plume oranges et rouges. Il tournait autour d'elle. Il lança son cri, un cri étrange :
-Kri kra, kri kra.
Notre amie l'observa, étonnée. Elle n'en n'avait jamais vu un pareil.
Il avait une patte ouverte et l'autre fermée. Il semblait y tenir quelque chose. Il ouvrit soudain ses serres et laissa tomber un petit objet dans la rivière, une sorte de fruit ou de graine, qui flotta à la surface de l'eau.
Isabelle s'avança vers le milieu du courant. L'eau lui venait presque jusqu'à la taille à présent et mouillait sa salopette. Tant pis.
Elle attrapa le petit fruit. Il était brun, très clair. Il ressemblait à un marron, mais beaucoup plus pâle. Une ligne noire en faisait presque le tour.
L'oiseau se posa sur l'herbe. Il gratta le sol avec sa patte tout en regardant la fillette et en lançant des joyeux « kri kra ». Notre amie crut comprendre qu'il lui demandait de planter la petite graine dans la terre.
Elle sortit du ruisseau et traversa le champ de fleurs. Elle s'arrêta à la barrière derrière sa maison. Elle ne sait pas l'ouvrir. Le mécanisme est un peu compliqué. Elle se glissa par-dessous. Elle courut à la cuisine, saisit une petite pelle et retourna au fond du jardin.
Elle creusa un trou, dans un coin, dans de la bonne terre noire. Elle y plaça le petit fruit et remit de la terre par-dessus. Elle tassa bien soigneusement avec ses mains. Puis elle fila de nouveau à la cuisine. Elle remplit un gobelet d'eau et arrosa l'endroit où elle venait de planter la graine.
L'oiseau, posé sur le toit de la maison, observait avec attention. Il lança des « kri kra, kri kra » satisfaits.
Isabelle repartit jouer à la rivière.
Quand tu plantes une graine, il faut souvent attendre plusieurs jours avant que quelque chose sorte de terre.
Notre amie fut bien surprise, le lendemain matin, en regardant par la fenêtre de sa chambre. Une petite tige d'environ six centimètres, surmontée d'une fleur rouge avait poussé dans le coin près de la haie où elle avait posé la graine.
Dès qu'elle fut habillée pour aller à l'école, salopette jaune, t-shirt blanc et tennis bleus, elle courut observer la plante de plus près. Elle étalait quatre feuilles vertes de sept centimètres chacune, bien posées au ras du sol. La fillette se promit de revenir la voir cet après-midi.
Sitôt de retour à la maison, après la classe, Isabelle se précipita au fond du jardin. Elle s'agenouilla devant la fleur, puis se mit même à quatre pattes pour mieux l'observer.
Une petite fourmi s'approchait. Elle passa sur une des feuilles, sembla hésiter un instant, mais trop tard, la plante se referma très vite en s'enroulant sur elle-même.
Isabelle tenta d'ouvrir avec ses doigts, pour dégager la fourmi mais elle ne réussit pas. Elle s'éloigna, étonnée par ce prodige. Elle joua un peu plus loin, mais revint voir plusieurs fois. Il ne se passait rien.
Après une demi-heure environ, elle remarqua que la feuille s'ouvrait. Notre amie aperçut les six pattes, mais la fourmi était mangée !
La fillette appela sa mère.
-La petite plante que j'ai semée au jardin a mangé une fourmi !
-C'est possible, répondit maman. Certaines se nourrissent de petits animaux. Ce sont des plantes carnivores.
-Je ne l'aime plus, se fâcha Isabelle. Je ne la veux plus.
Elle courut près de la haie et donnant des coups de pied avec ses tennis, elle brisa la tige. Elle la ramassa et la jeta à la poubelle.
L'oiseau observait notre amie depuis le toit de la maison. Il lança des « kri kra, kri kra », menaçants. Il semblait très fâché.
Le lendemain matin, la plante avait repoussé. Elle était plus haute que la veille. Elle mesurait quinze centimètres et avait deux fleurs rouges. Quatre nouvelles feuilles vertes reposaient sur le sol, plus grandes que celles d'hier, dix centimètres de long et cinq de large.
Isabelle, debout, observait la fleur. Une abeille vint voltiger près d'elle. Elle tenta de la chasser d'un geste de la main, puis se souvint que lorsqu'une abeille tourne autour de toi, il vaut mieux ne pas bouger et attendre qu'elle s'en aille, afin de ne pas être piquée.
La fillette resta immobile comme une statue. L'abeille la quitta et se posa sur une des feuilles de la plante carnivore. Elle se referma aussitôt, d'un mouvement rapide.
-Pauvre petite abeille, fit notre amie.
Elle tira de toute la force de ses doigts pour tenter d'ouvrir et de dégager l'insecte, mais sans succès.
Isabelle se précipita à la cuisine. Elle fit glisser un tiroir et prit une fourchette et un vieux couteau. Elle retourna au jardin et coupa la feuille. Elle réussit à la dérouler, mais cela prit du temps.
Il restait les ailes, mais l'abeille était mangée !
-Vilaine plante, lança la fillette. Je ne veux plus que tu pousses dans mon jardin.
Elle coupa la tige au ras du sol avec le vieux couteau puis, la prenant délicatement entre son pouce et son index, elle jeta le tout à la poubelle, malgré les « kri kra, kri kra » furieux de l'oiseau, depuis le toit de la maison.
Dès qu'elle s'éveilla, le lendemain, Isabelle se leva et courut à la fenêtre. Elle tenait sa salopette d'une main et s'apprêtait à retirer sa robe de nuit de l'autre pour s'habiller. Elle aperçut la plante. Elle avait repoussé.
Elle était encore plus haute. Maintenant, elle atteignait la taille de notre amie. Elle s'auréolait de trois fleurs rouges et quatre énormes feuilles de vingt centimètres de large et cinquante de long rampaient dans l'herbe.
La fillette vit le chat de la voisine passer la haie et entrer dans le jardin. Il semblait attiré par la plante et s'en approchait.
-Non ! cria Isabelle. Pas le chat, pas le chat !
Il posa sa patte sur une des feuilles qui se referma aussitôt, en l'emprisonnant. Il ne dépassa plus que le bout de sa queue.
Notre amie poussa des hurlements aigus. Benjamin, son frère de sept ans et demi, qui partage la chambre, lui demanda ce qui se passait. Les parents accoururent, croyant qu'il se produisait un malheur.
-Regarde papa, regarde maman. La plante car...carni...-elle avait oublié le mot « carnivore »-, a mangé le chat de la voisine, son petit chat noir et blanc.
Les grands frères d'Isabelle, Bertrand, dix-neuf ans, Benoît, treize ans, et Benjamin, sept ans et demi, se précipitèrent au jardin, armés, l'un d'un couteau de cuisine, l'autre d'une fourchette, et le troisième, de ciseaux.
Ils tentèrent d'ouvrir la feuille très solidement enroulée sur elle-même et qui serrait sa proie. Enfin, après plusieurs minutes de lutte, ils réussirent à la dérouler. Il restait les griffes et les poils, mais le chat était mangé !
-Ce soir, on va régler ton compte, vilaine plante, dit papa. Que personne n'y touche avant mon retour.
Au soir, lorsqu'il revint du travail, il prit une pelle et creusa un trou autour de la plante.
-Comme cela, on aura les racines en même temps, expliqua-t-il. Elle ne pourra plus repousser.
Il arracha et jeta le tout à la poubelle, sous les cris de colère de l'oiseau qui, juché sur le toit, lançait des « kri kra, kri kra » menaçants.
Le lendemain matin, Isabelle se précipita à la fenêtre pour regarder. Ça avait de nouveau repoussé. En creusant avec la pelle, papa avait coupé une petite racine dont l'extrémité, un petit bout pourtant, était resté dans la terre.
La plante mesurait deux mètres. Elle était beaucoup plus haute que notre amie. Ses feuilles monstrueuses atteignaient un mètre de long et cinquante centimètres de large, la taille d'une grande serviette de plage. Elle portait quatre fleurs rouges, avec au centre de sa corolle une sorte de bourgeon blanc qui ressemblait à un œuf de poule.
-Surtout, commanda papa au matin, que personne ne s'en approche. Je vais acheter un puissant désherbant. Je le ramènerai ce soir et cette fois, elle ne repoussera plus.
À trois heures et demie, comme tous les jours, Isabelle revint de l'école. La plante se dressait, impressionnante, au fond du jardin. Notre amie joua à l'autre bout de la pelouse.
Vers quatre heures, on sonna à la porte. Elle se dépêcha d'aller ouvrir. C'était Frédéric et sa mère.
Ce petit a presque un an. Isabelle va souvent jouer avec lui car elle aime les bébés. Et puis sa maman fait de si bonnes galettes, et elle raconte des belles histoires.
-Pardonnez-moi de vous déranger, dit la mère de Frédéric à celle de notre amie. Mon mari va à Paris pour affaires et me propose de l'accompagner. Auriez-vous la gentillesse de garder mon petit ce soir et demain ? Je viendrai le chercher après-demain, en fin de journée.
-Avec plaisir, madame, cela ne pose aucun problème.
Entre mères de familles, on s'entraide.
-Maman, je peux garder Frédéric près de moi dans la chambre ? demanda Isabelle.
Benjamin, qui revenait de l'école, entendit et réclama.
-Je ne veux pas de ce bébé près de nous. Il va pleurer tout le temps et on ne pourra pas dormir.
-En ce cas, répondit maman, tu prends ton sac de couchage et tu vas t'installer sur le tapis des grands frères. Toi, ma douce, tu garderas le petit à tes côtés pour la nuit. Tu veilleras sur lui comme une grande sœur. Maintenant, va jouer dehors avec lui. Il fait beau.
Isabelle prit Frédéric dans ses bras et le conduisit au jardin. Elle l'installa dans l'herbe, loin de la plante.
Mais le bébé semblait attiré par cette étrange fleur. Il ne marche pas encore, mais à quatre pattes, il se déplace très vite. Il allait sans cesse vers cette maudite plante et chaque fois qu'il s'en approchait, la fillette le reprenait en le serrant dans ses deux bras et le ramenait à l'autre bout du jardin.
Tout à coup, alors que le bébé se trouvait par terre, notre amie se retourna. Elle venait d'entendre une sonnerie de vélo. Jay, son copain d'école, arrivait.
-Salut, Isabelle.
-Bonjour, Jay.
-Regarde, mon nouveau vélo. Mes parents viennent de me l'offrir.
-Waouh ! admira notre amie. Tu me laisseras aller dessus ?
-Je te le prête tout de suite, si tu veux.
-Je n'ai pas le temps maintenant, dit Isabelle. Je m'occupe d'un bébé.
Elle se tourna et aperçut le bambin assis près de la plante.
-Frédéric !!! cria-t-elle.
Elle avait oublié de surveiller le petit une seule minute.
Il posa une main, puis l'autre, sur une des énormes feuilles carnivores. Elle se replia enfermant la main et le bras du bébé à l'intérieur.
Isabelle hurla. Elle se précipita avec Jay. Ils tirèrent de toutes leurs forces sur la feuille qui ne lâchait pas sa proie.
La mère de notre amie les rejoignit avec un couteau pointu. Mais elle eut la bonne idée de prendre le bébé par le bras et de le faire glisser, sans perdre son temps à tenter d'ouvrir la feuille.
Une sorte de bave gluante et verdâtre recouvrait le bras et la main de Frédéric.
Maman emporta l'enfant à la cuisine et ouvrit le robinet d'eau froide. La peau, un peu irritée, rougissait déjà. Le petit pleurait, criait, hurlait.
-Isabelle, réprimanda maman, quand on garde un bébé, on ne le quitte pas des yeux, pas même une minute.
Notre amie, honteuse, pleurait elle aussi. Elle n'a encore que cinq ans et demi. Elle promit qu'elle ferait très attention à l'avenir. Jay retourna chez lui.
Papa arriva au soir avec un produit qui dégageait une odeur piquante. Les grands frères de notre amie prirent des pelles, des pioches, et aidèrent leur père. Ils coupèrent d'abord la fleur géante en morceaux qu'ils brûlèrent.
Le bourgeon blanc en forme d'œuf de poule au centre des quatre pétales rouges roula dans l'herbe. Isabelle, curieuse, le ramassa et le mit sur une petite assiette qu'elle posa au salon au-dessus de la cheminée de pierre grise.
Puis elle revint près des autres. Les fleurs, la tige, les feuilles, les racines, tout fut brûlé avec soin. Papa versa le désherbant dans le trou. Il fit reculer tout le monde et jeta une allumette. Cela provoqua une petite explosion suivie par des hautes flammes.
-Cette fois, la plante est morte, dit-il. Elle ne repoussera plus jamais.
L'oiseau, furieux, lançait des « kri kra, kri kra » pleins de colère.
Isabelle le regarda et en eut peur. Elle se précipita dans la maison. Ils y retournèrent tous d'ailleurs, emmenant le bébé avec eux.
Maman installa le lit de Frédéric dans la chambre de notre amie. Il s'endormit après son dernier biberon. La fillette était fière de l'avoir près d'elle. Elle se coucha à son tour, prit son lapin en peluche et se tourna vers le petit.
Elle retira son pouce de sa bouche. On lui confiait le bébé. Une grande sœur ne suce plus son pouce. Fière de sa responsabilité, elle s'endormit doucement.
Isabelle s'éveilla au milieu de la nuit.
-Kri kra, kri kra.
Elle ouvrit les yeux. L'oiseau était posé sur l'appui de fenêtre. La masse sombre de son plumage se découpait dans la nuit étoilée et son œil jaunâtre observait la fillette.
-Kri kra, kri kra.
-Va-t'en, cria notre amie.
-Tu as " prrris " mon bébé, " alorrrs ", je viens " prrrrendrrrre " le tien.
-Je n'ai pas pris ton bébé, répondit la fillette.
-Tu as " prrris " mon bébé. L'œuf de la fleur. Je viens " prrrendrrre " le tien. Je " prrrends " "Frrrédérrric ".
-Non, supplia Isabelle.
Elle se leva et se mit avec courage devant le berceau du bambin qui dormait en paix. Elle se plaça entre l'oiseau et le petit. Elle avait très peur. Elle sentait son cœur battre à toute vitesse. Des larmes coulaient sur ses joues.
Tout à coup, elle pensa à l'œuf tombé de la corolle de la fleur carnivore et qu'elle avait ramassé puis posé sur une soucoupe au-dessus de la cheminée du salon.
-Je sais où se trouve ton petit. Je vais te le rendre. Sors de ma chambre, et va m'attendre au jardin. J'arrive.
L'oiseau regarda un moment la fillette en silence. Il cligna plusieurs fois des yeux puis s'envola et alla se poser dans l'herbe, près de la maison.
Isabelle courut à la fenêtre et la ferma. Frédéric dormait toujours, souriant dans son sommeil.
Notre amie ouvrit la porte de la chambre, sortit dans le couloir sombre, sans allumer pour ne pas réveiller ses frères et ses parents. Elle descendit l'escalier et alla au salon. Là, elle fit glisser la porte-fenêtre qui donne dans le jardin. L'oiseau entra.
-Ne bouge pas, commanda notre amie. Reste là, près du fauteuil.
Elle prit l'œuf du Kri Kra et le lui donna.
Il ouvrit ses serres, sortit une de ses griffes, et découpa doucement une petite ouverture en forme de triangle dans la paroi de l'œuf. À l'intérieur, la fillette aperçut un bébé oiseau couvert de plumes orange et rouges humides.
Le Kri Kra prit son petit avec beaucoup de tendresse et de douceur, puis il regarda notre amie. Il murmura un « kri kra, kri kra » très câlin, très affectueux, comme pour lui dire : Il est beau, mon bébé.
Puis il s'envola par la porte du salon. Il ne revint jamais.
Isabelle remonta vite à sa chambre. Elle regarda Frédéric qui dormait. Elle lui donna un petit bisou puis se recoucha. Elle s'endormit très fière, en songeant à son courage de grande sœur.
Le lendemain matin, maman interrogea sa fillette, en l'éveillant.
-As-tu entendu du bruit pendant la nuit?
Notre amie, étonnée demanda pourquoi. Maman lui expliqua que des voleurs s'étaient introduits dans le salon puis qu'ils étaient partis en laissant la porte-fenêtre donnant au jardin, grande ouverte.
-Ils ont pris quelque chose ?
-Il semble que non.
Isabelle se rappela qu'elle avait ouvert cette porte pour faire entrer le Kri Kra, mais elle avait oublié de la refermer en remontant à sa chambre. Elle s'habilla et descendit.
Deux policiers inspectaient les lieux. Notre amie vit une plume rouge sur le tapis du salon. Elle la ramassa.
-Je peux la garder ?
Un des policiers leva les yeux et répondit.
-Oui, bien sûr. C'est une plume de perroquet ?
-Non. C'est une plume de Kri Kra.
Les deux hommes se regardèrent.
-Un Kri Kra, cela existe ?
Isabelle conserve précieusement la plume dans un tiroir de sa chambre. Elle la montre parfois à ses amis.