Isabelle

Isabelle

N°18

La Tour aux corbeaux: Les corbeaux. (Partie 1)

     Une nuit noire, sans lune, couvrait le bois et le village. Isabelle se réveilla. Quelle heure pouvait-il être ? Elle ne le savait pas. Elle n'a d'ailleurs pas de montre.

Il faisait chaud. Elle se leva. Elle alla à sa fenêtre. Son frère Benjamin dormait profondément sur le lit superposé. Elle regarda le ciel noir, la nuit sombre, sans étoiles.

Tout à coup, elle entendit : « dong… dong ». Deux fois.

Ça ne provenait pas du clocher de l'église du village. Non, ça émanait de la forêt, là-bas, du grand bois de sapins situé de l'autre côté de la rivière. Un peu sur la droite, pas très loin du lac où nageaient deux cygnes autrefois.

Elle écouta. Elle n'entendit plus que le vent passer dans les arbres et siffler dans les sapins. Soudain, un dernier « dong » retentit et puis plus rien. La fillette se recoucha et se rendormit, bien décidée à interroger papa, maman et ses grands frères à son réveil.


Le lendemain, au petit-déjeuner, Isabelle demanda s'il y avait une église dans le bois. Tous lui répondirent que non. Alors, elle insista en expliquant qu'elle avait entendu le son d'une cloche pendant la nuit. Mais elle était la seule à s'être réveillée.

-Peut-être que tu parles toute seule la nuit en dormant, se moqua Benjamin, sept ans et demi. Et comme tu es une cloche…

-Tais-toi, méchant, cria Isabelle.

-Peut-être as-tu rêvé ? suggéra maman, conciliante.

-Non, je me suis levée et j'ai écouté. Elle a sonné plusieurs fois, là-bas, près de l'étang.

-Cela provient peut-être de la vieille tour, dans le bois de sapins, réfléchit tout haut Bertrand, dix-neuf ans. Quelqu'un y aurait accroché une cloche ? Je me demande qui la fait sonner ainsi, au milieu de la nuit...

-J'aimerais bien aller voir, se réjouit Isabelle. Mais je n'oserais pas m'y rendre toute seule. Tu veux bien venir avec moi, Bertrand ?

Le grand frère répondit qu'il devait étudier ses examens.

-Et toi, Benoît ?

-Non, cet après-midi, je termine une partie sur ma console de jeux avec mon copain, répondit le grand frère de treize ans.

-Moi, déclara Benjamin, j'aimerais aller voir ça.

-Tu veux bien m'accompagner ? s'étonna Isabelle.

-Oui, je suis curieux de savoir ce que cache cette tour et je voudrais élucider le mystère de sa cloche. On est mercredi, on n'a pas classe. On ira nous deux.


Cet après-midi-là, donc, notre amie et son frère Benjamin partirent en direction du bois.

Comme il faudrait traverser la rivière, Maman dit à sa fillette de mettre sa vieille salopette en jean, celle que ses trois grands frères usèrent à tour de rôle, petits garçons. Isabelle l'aime bien malgré les trous et les déchirures, car ainsi vêtue, elle peut se salir autant qu'elle veut.

Ils passèrent la clôture du jardin, traversèrent le champ de fleurs, et se trouvèrent peu à peu entourés de brume. Le bois de sapins paraissait gris. Ils continuèrent quand même, trop impatients.

Ils arrivèrent au bord de la rivière. Il faisait fort sombre. Des lambeaux de brouillard sortaient du bois et longeaient le cours d'eau comme une fumée fantomatique, sinistre et un peu effrayante.

Lentement, le brouillard, de plus en plus épais, les enveloppa. Les arbres se tenaient immobiles. On n'entendait rien. Le silence régnait partout. De temps en temps, un cri d'oiseau ou le grincement d'un tronc d'arbre s'appuyant contre un autre lorsqu'une bouffée de vent déchirait ce silence.

-Viens, on traverse la rivière, annonça Benjamin.

Isabelle hésitait. Ce brouillard lui faisait peur. Il l'inquiétait. Mais comme son frère l'accompagnait, elle ne voulut pas montrer sa peur.

Elle traversa la rivière en lui donnant la main. Elle eut de l'eau jusqu'au-dessus des genoux.

Ils montèrent ensuite très vite dans le bois de sapins. Il faisait de plus en plus sombre. Le brouillard s'épaississait. Ils se glissait comme une ombre grise entre les troncs et les branches.

Ils débouchèrent sur un petit chemin en terre, détrempé et glissant, encombré de nombreuses flaques de boue. Ils s'enfoncèrent avec lui dans la forêt.


Benjamin remarqua que sa petite sœur frissonnait de peur. Elle traînait parfois en arrière et se retournait souvent vers leur maison disparue dans la brume. Il en profita pour la taquiner un peu.

-Là, regarde, à droite ! cria-t-il soudain.

-Quoi ? s'effraya Isabelle.

-Une sorcière !

Notre amie tremblait.

-Je ne vois pas de sorcière, mais un tronc d'arbre penché. Tu m'as fait peur.

-Et là, à gauche ! On dirait un loup-garou.

-C'est quoi, un loup-garou ? demanda la fillette.

-Le loup-garou, c'est un monsieur avec une tête de loup et des gros sourcils tout noirs. Il dévore les petites filles comme toi.

-Les loups-garous n'existent pas. Arrête de dire des bêtises.

-Et là-bas, dans le tournant du sentier. On dirait un être monstrueux. Il se cache, comme un voleur. Il t'observe avec ses gros yeux rouges.

Isabelle s'arrêta. Elle transpirait et son cœur battait trop vite.

-Je ne vois qu'un tronc d'arbre couché. Mais ça fait peur quand même.

-Et là, ajouta Benjamin. L'arbre aux squelettes.

Un tronc d'arbre mort avait perdu ses feuilles. Deux énormes branches dressées ressemblaient à un homme qui tendrait les bras en l'air.

Notre amie donna la main à son frère.


Tout à coup, une haute tour carrée se détacha dans la brume et apparut aux deux enfants. Une tour faite de vieilles pierres grises couvertes de mousse. Il n'y avait plus de porte, bien sûr. L'entrée ressemblait à celle d'une grotte. Une ou deux ouvertures sans vitre, perçaient les murs fissurés au premier étage.

-Voilà, annonça Benjamin. La tour des pendus.

-Des pendus ? s'inquiéta la fillette. Tu crois qu'il y en a encore à l'intérieur ?

-Viens, allons voir, répondit le garçon d'un air mystérieux.

Isabelle, épouvantée, aurait préféré retourner à la maison tout de suite.

-La nuit, les pendus se lèvent et dansent ici. L'un d'eux fait sonner la cloche que tu as entendue, suggéra Benjamin.

-Je ne te crois pas, affirma Isabelle. Et arrête de me faire peur. Arrête !

-Allez, viens, froussarde, donne-moi la main.


Ils entrèrent dans la tour. Ils traversèrent la pièce du bas plongée dans une quasi-obscurité. Le brouillard pourtant n'y entrait pas. Le silence, froid, vide, humide, impressionnait. Un escalier en bois menait au premier étage, dont le sol constitué de grosses poutres de chêne, recevait un peu de clarté par une large ouverture dans le mur.

Ils y montèrent. L'escalier en bois grinçait à chaque pas.

La pièce était vide, comme en bas, sauf au centre. Là se trouvait un grand coffre. Ils s'en approchèrent et tentèrent de l'ouvrir. Mais il était fermé avec un cadenas. Ils ne purent pas redresser le couvercle.

Levant les yeux, ils virent une vieille poutre à la fois rongée d'humidité et moisie. Elle traversait le haut de la pièce de part en part. À cette poutre, pendait une corde et au bout de la corde, une cloche était attachée.

Benjamin grimpa sur le coffre, prit la corde en main et tira. La cloche bougea et un « dong… dong… dong… » retentissant sonna à leurs oreilles. Cela faisait beaucoup de bruit.

-Voilà, annonça le grand frère, pour achever de terroriser sa petite sœur, cette cloche en sonnant réveille les squelettes et appelle les morts-vivants.

-Viens, on s'en va, on retourne à la maison, insista Isabelle. Je ne veux pas rester ici plus longtemps.


Au moment de descendre l'escalier de la tour, les deux enfants entendirent un bruissement d'aile. Un corbeau, tout noir, se posa sur l'appui de fenêtre et les regarda. Cœur battant, notre amie se précipita dans l'escalier jusqu'au rez-de-chaussée, suivie par son frère. Trois ou quatre corbeaux attendaient devant l'entrée de la tour.

Isabelle les observa. Ces oiseaux noirs la dévisageaient, en silence, dans la brume. Quatre ou cinq autres corbeaux s'approchèrent et se posèrent sur le sol. Ils semblaient tous fixer Isabelle et Benjamin.

La fillette n'osa plus parler ni bouger. Elle en comptait dix maintenant, et bientôt, vingt, vingt-cinq même. De temps en temps, un croassement sinistre brisait le silence.

-J'ai peur, sanglota Isabelle. 

-Ils ne vont rien te faire, assura le grand frère. Allez, viens.

-Je ne veux pas passer, répéta notre amie. Ils vont me donner des coups de bec. Ces oiseaux me font peur. Va appeler maman.

-Si je pars chercher maman, tu resteras toute seule dans la tour. En plus, je vais me faire punir pour t'avoir laissée ici.

Isabelle hésita. D'un côté, il fallait passer au milieu des corbeaux, d'un autre côté, elle devait attendre seule. Elle préféra rester dans la tour, que marcher parmi les oiseaux menaçants.

-Vas-y. Va chercher maman.

Benjamin se rendait compte à présent qu'il avait exagéré. Sa petite sœur était vraiment épouvantée.

-Va vite, va vite chercher maman. Je vais me cacher dans la tour, derrière le coffre.

La fillette retourna à l'intérieur de la vieille ruine. Elle remonta à l'étage et regarda par l'ouverture qui servait de fenêtre. Benjamin disparut dans le brouillard.

Elle était seule, toute seule, avec les corbeaux.


Tout à coup, elle aperçut une ombre. Une ombre noire vêtue d'un grand manteau. Une sorcière ? Un loup-garou ? Un homme approchait, lentement. Il avait de grands yeux sombres. Isabelle fut encore plus effrayée. Peut-être que c'était un voleur d'enfant ?

Il entra dans la tour.

Isabelle s'affola. Où vais-je me cacher ? songea-t-elle. 

Elle s'étendit à plat ventre entre le coffre et le mur.

L'homme monta l'escalier. Il portait un gros sac sur le dos. Il arriva à l'étage et posa son sac près du coffre en bois. Il se retourna et vit la fillette. Il la regarda, droit dans les yeux.

-Tu as sonné la cloche ?

-Non, murmura notre amie, en sortant de sa cachette, c'est mon frère.

-Je vois. Et que fais-tu là ?

-Je n'ose pas passer, à cause des corbeaux. Ils vont me donner des coups de bec.

-Ces oiseaux ne te feront aucun mal, assura l'homme. Mais tu me sembles effrayée, petite fille. Tu trembles. Approche. Mais, d'abord, je vais ouvrir le coffre.

Il sortit une clé de sa poche, défit le cadenas et leva le couvercle. C'était rempli de graines. Il en prit une poignée et la jeta au-dehors. Les oiseaux commencèrent à picorer.

-Si tu appelles les corbeaux, tu dois les nourrir, expliqua l'homme.

Il proposa ensuite à Isabelle d'en prendre elle-même une poignée et de les jeter à son tour. Notre amie lança quelques graines en tremblant.

-Regarde le gros, là, qui vient vers toi. Jette-lui quelques graines. Tu lui feras plaisir. Puis tu pourras le caresser, vous deviendrez des amis.

Elle lui en donna quatre. Le corbeau s'approcha et les avala. Isabelle avança le doigt, et dominant sa peur avec courage, elle le caressa en-dessous du bec. Elle sentit un duvet de petites plumes très douces.


La fillette, maintenant, sentait fondre son angoisse. Elle empoignait des graines et s'avançait au milieu des corbeaux. Elle en tendait à l'un, puis à l'autre. Elle se rassura tout à fait.

-J'ai eu peur, dit-elle en souriant. J'ai eu si peur !

-Il ne fallait pas te mettre dans un tel état, petite fille. Comment t'appelles-tu ?

-Isabelle, monsieur.

-Je suis l'ami des corbeaux. Je viens souvent les nourrir en hiver. Quand j'arrive, je sonne la cloche. Puis, je leur distribue des graines. Quand ils entendent la cloche, ils viennent manger. Tantôt les corbeaux ne te semblaient pas très contents, parce que après avoir sonné, tu ne leur as rien donné. Imagine que ta maman t'appelle pour le dîner. Tu t'assieds à table, tu as bien faim, tu attends, et elle ne te donne rien à manger.

-Je ne serais pas contente non plus, répliqua Isabelle.

-Je vois que tu as bien compris.

-J'ai eu très peur aussi en venant, parce que mon frère me parlait tout le temps de loups-garous et de sorcières.

-Oh ! Le méchant grand frère ! La pauvre petite fille ! Observe le brouillard. La brume ne doit pas t'effrayer. Le brouillard dessine la forêt. Regarde là-bas le tronc d'arbre. Tu le vois ? Examine-le bien, on dirait un monstre couché sur ses grosses pattes, prêt à bondir. Il tourne son museau vers nous.

-Oh oui, je le vois, s'écria notre amie, en souriant.

-Va vérifier tout près. Son nez n'est qu'une vieille branche couverte de mousses et ses pattes, des fougères.

-Trop drôle, s'écria Isabelle.

Elle caressa le nez du monstre.

-Et là-bas, regarde, on dirait… un troll ! Un monstre des pays du grand Nord. Mais tu ne verras qu'une racine couverte d'herbes folles amenées par le vent et des mousses vertes.

Elle caressa les cheveux du troll.

-Et là-bas, on croirait voir ta sorcière et ton loup-garou. Mais ce ne sont que deux arbres enchevêtrés et envahis par du lierre.


Isabelle, maintenant, ne craignait plus rien. Elle jouait au milieu des corbeaux en chantant lorsque sa mère arriva avec Benjamin. Elle courut vers elle.

-Maman ! Le monsieur m'a tout expliqué. Les corbeaux sont devenus mes amis. Et je n'ai plus peur du tout dans le brouillard. Il dessine des monstres dans la forêt. Regarde, là, on dirait un troll, et là une sorcière, et ici une grosse bête.

-Bravo, monsieur. Vous avez réussi à rassurer et à réconforter ma petite fille. Elle n'aura plus peur dans les bois, grâce à vous.

-Je me réjouis de l'avoir rencontrée, répondit l'homme. Je viens parfois nourrir les corbeaux, le jour ou la nuit. J'aime bien ces bêtes intelligentes. Et je trouve votre petite fille charmante. Elle est bien plus courageuse qu'on ne le croit. D'ailleurs, maintenant, elle sait que quand quelque chose paraît effrayant, il faut aller voir tout près. Bien souvent, la peur n'est que le fruit de notre imagination ou de notre interprétation.


Isabelle embrassa le maître des corbeaux pour le remercier, puis elle quitta la tour et revint à la maison.

Plus jamais, elle n'eut peur, ni des corbeaux, ni de la brume.

Le brouillard est un ami qui dessine des choses étranges et merveilleuses dans les bois, les plaines ou les villages.

La prochaine fois que tu verras le manteau gris de la brume, va te promener avec ton papa ou ta maman. Ouvre les yeux, et émerveille-toi…

Découvre vite la suite de ce récit dans "L'escapade d'Isabelle", numéro 19.