N°14
"Ouh, Ouh, Ouh, Ouh, Ouh".
Isabelle se trouvait au bord de la rivière. Il faisait très beau. Le soleil brillait. Elle jouait les pieds dans l'eau. Elle redressa la tête et regarda du côté des grands sapins. Elle vit un bel oiseau couvert de plumes rouges et de quelques longues plumes bleues.
-C'est toi qui pousses ce cri? demanda la fillette.
-Oui, c'est mon cri, répondit l'oiseau. Toi aussi, tu sais pousser un cri. Par exemple, quand ton frère t'ennuie, j'imagine que tu cries très aigu.
-Oh ça oui, dit Isabelle en souriant. Je peux crier très tort. Tu veux que je te fasse entendre?
-Ne le fais pas, fit l'oiseau, je te crois.
-Ton nid se trouve dans le bois de sapins, de l'autre côté de la rivière? demanda notre amie.
-Non, je viens de très loin. J'habite en Afrique. Mon nom est Kudianga. Je vis dans un grand arbre, au bord d'un immense fleuve aux eaux jaunes.
-Ah bon, songea à voix haute la fillette. Et que viens-tu faire ici?
-Je voulais découvrir ton pays, répondit le kudianga. Souvent, à l'automne, les oiseaux de chez toi, les cigognes, les canards sauvages, les hirondelles quittent tes régions et viennent passer l'hiver dans les pays chauds. J'en rencontre parfois. Ils me parlent de très belles forêts, de lacs, de rivières, de fleurs. J'ai eu envie de les voir. Alors, au printemps je les ai suivis et me voilà. D'ailleurs, je m'apprête à repartir chez moi.
-C'est beau aussi chez toi? demanda Isabelle.
-Oh oui, tu veux venir voir mon arbre énorme et mon grand fleuve?
-Je veux bien, se réjouit notre amie. Comment dois-je faire?
-Facile. Tu vas m'arracher une de mes plumes bleues.
-Je ne veux pas te faire mal.
-Ça ne me fera pas plus mal si tu m'enlèves une plume que si moi je t'arrache un cheveu. Tu fixeras cette plume bleue sur ta tête. Ensuite, tu fermeras les yeux, et tu diras : "kudianga, kudianga, kudianga". Puis tu imiteras mon cri, tu sais, "ouh, ouh, ouh, ouh, ouh". Quand tu ouvriras tes yeux, tu seras près de moi, sur mon arbre, en Afrique, devant le grand fleuve.
Isabelle s'approcha de l'oiseau posé près d'elle dans l'herbe. Elle arracha une plume bleue, qu'elle mit dans la poche de sa salopette bleue qu'elle portait ce jour-là, avec ses tennis bleues.
Quand notre amie va jouer à la rivière, ses parents lui font mettre une vieille salopette délavée, bien usée, car elle se mouille dans l'eau et se salit parfois très fort dans la boue.
-Tu viendras? demanda le kudianga.
-Oui, promit Isabelle. Je viendrai.
-Je t'attends sur mon arbre.
Et l'oiseau s'envola.
Isabelle retourna à sa maison, retraversant le champ de fleurs et le jardin. Elle interrogea sa mère dans la cuisine.
-Dis, maman?
-Oui, ma chérie.
-Ça fait mal, si on se met une plume dans les cheveux?
-Non, expliqua maman, ça ne fait pas mal. Fais juste attention de ne pas te piquer avec.
Isabelle retourna au jardin. Elle s'assit dans un petit coin bien tranquille, près de la haie. Le kudianga avait-il dit la vérité? Elle prit la plume bleue, et la plaça dans ses cheveux. Ça piqua un petit peu au niveau du cuir chevelu, mais ça ne fit pas très mal.
Alors, curieuse, elle ferma les yeux. Elle prononça : "kudianga" trois fois, et puis elle imita le cri de l'oiseau.
-Ouh, ouh, ouh, ouh, ouh.
Quand elle ouvrit les yeux, elle se retrouva assise sur la grosse branche d'un arbre énorme qu'on appelle un baobab, au bord d'un fleuve tellement large qu'on voyait à peine l'autre rive. Ses eaux étaient jaunes, limoneuses.
Posé à côté d'elle, le kudianga la regardait.
-Ah, te voilà. Très bien. C'est joli, n'est-ce pas?
-Oui, fit Isabelle en souriant. C'est magnifique! Quel grand arbre!
Tout à coup, elle perçut le son de tambours ou de tam-tams.
-Qu'est-ce qu'on entend?
-Des tam-tams. Cela vient d'un village situé derrière le bois.
-Je peux aller jouer dans l'eau?
-Bien sûr, tu peux aller jouer dans l'eau. Mais fais attention, c'est plus profond que ta petite rivière.
-Oh oui! se réjouit notre amie.
Il faisait très chaud. Elle descendit de l'arbre, enleva ses tennis bleues et entra dans l'eau, vêtue de sa vieille salopette délavée.
Elle joua au bord du fleuve pendant un moment. L'eau était tiède. Puis elle se mouilla jusqu'au cou, même ses longues tresses blondes. Tout à coup, le kudianga cria.
-Sors vite de l'eau, vite, vite, vite! Tu cours un grand danger!
La fillette, effrayée, se précipita vers le baobab et y remonta, pieds nus, dégoulinante.
-Que se passe-t-il?
-Regarde! Un crocodile!
Un énorme crocodile approchait.
-Il me fait peur, trembla notre amie. Heureusement qu'il ne sait pas monter aux arbres! Mon cœur bat encore à toute vitesse. C'est dangereux, chez toi! Dans ma rivière, on ne voit pas de crocodiles.
-Oui, mais ici tu n'es pas le long de ta rivière, mais en Afrique. Au bord du grand fleuve.
Isabelle demeura un moment assise près du kudianga. Elle balançait ses jambes. Elle séchait doucement au grand soleil.
-J'ai faim, dit notre amie.
-Je vais te chercher à manger.
L'oiseau s'envola et plana au-dessus du grand fleuve. Il tournait en rond. Tout à coup, il plongea puis ressortit de l'eau, tenant dans son bec un poisson tout frétillant.
-Tiens, en voilà un tout frais, tout bon.
-Je ne veux pas du poisson comme ça, gémit Isabelle. Il faut le cuire, enlever les écailles, les yeux, les arêtes. Moi, je ne mange pas du poisson tout cru et encore vivant.
-Vraiment? s'étonna le kudianga.
-Oui, confirma la fillette.
Le kudianga avala le poisson.
-Tu veux que j'aille t'en chercher un autre?
-Non, répondit Isabelle. Mais j'ai faim et soif. Je vais retourner chez mes parents. Comment faut-il faire?
-Je ne sais pas, dit le kudianga.
-Comment tu ne sais pas! s'inquiéta Isabelle.
-Non, je ne sais pas. Je sais comment on peut venir mais je ne sais pas ce qu'il faut faire pour repartir.
Des larmes coulaient à présent sur les joues de la petite fille.
-Va au village, proposa le kudianga. Il se trouve juste derrière les arbres, de l'autre côté du petit bois. Tu demanderas à quelqu'un de t'aider pour retourner chez toi.
Isabelle descendit du baobab, remit ses tennis bleues qu'elle portait aux pieds en arrivant et traversa le bois.
Elle rencontra deux enfants à l'entrée du village. Un garçon plus grand qu'elle, et sa petite sœur, sans doute. C'étaient des enfants africains.
Le garçon portait un vieux short. Il était pieds nus. Il semblait avoir dix ans. La petite fille, juste de la taille d'Isabelle, lui donnait la main. Elle était vêtue comme son grand frère.
-Bonjour, fit le garçon. Comment tu t'appelles?
- Isabelle. Et toi?
-Je m'appelle Nelson. Et ma sœur, Mayenga.
-Bonjour, salua Mayenga.
-Bonjour, murmura notre amie, un peu timide.
-Tu habites par ici? demanda Nelson.
-Non. J'habite très loin d'ici. Je vis en Europe.
-Ah bon! Et où se trouvent tes parents?
-Ils ne m'accompagnent pas là. Je suis venue seule, avec un kudianga.
-Tu es venue avec un kudianga! s'écria Nelson. Il ne faut jamais écouter ces oiseaux-là. Ils disent n'importe quoi et puis ils t'abandonnent.
-Je ne savais pas, murmura notre amie.
Nelson prit Mayenga par une main, Isabelle par l'autre, et emmena les deux petites filles vers le village. Les maisons apparurent au détour du sentier. De simples huttes en branches, couvertes de feuilles de bananiers ou de feuilles de palmiers.
Quelques enfants jouaient ici et là. Nos amis s'arrêtèrent devant une de ces petites huttes. Une jolie dame en sortit, tenant un bébé dans les bras.
-Voici ma maman, présenta Mayenga. Et ma petite sœur.
-Bonjour, petite fille, dit la maman.
-Bonjour, madame, répondit Isabelle. Je ne sais pas comment retourner chez mes parents.
-Où se trouvent-ils, tes parents? demanda la maman.
-Très loin, en Europe.
-Elle est venue avec un kudianga, expliqua Nelson.
-Tu as écouté le kudianga! Il ne faut pas écouter ces oiseaux-là. Ils te racontent n'importe quoi et puis ils t'abandonnent.
-Je ne savais pas, madame. Il fait très chaud, ajouta Isabelle. Un verre de lait froid ferait du bien. Je peux en avoir s'il vous plaît?
-On n'a pas de lait froid, expliqua Nelson. Notre village n'est pas encore raccordé à l'électricité. On ne possède pas de frigo.
-Ça ne fait rien, fit notre amie, un verre de lait pas froid, cela ira très bien.
-Dans mon village, dit la maman de Nelson et Mayenga, on n'a pas assez de lait pour tous les enfants. Alors, on le garde pour les bébés. Mais je vais te donner de l'eau.
La maman entra dans la hutte et ressortit avec un bol.
Le garçon emmena ensuite Mayenga et Isabelle de l'autre côté d'un grand champ. Là, poussaient des cannes à sucre, aux longues tiges hautes comme des girafes. Il saisit une machette qu'il avait emportée et coupa un morceau de vingt centimètres. Il le donna à notre amie.
-Voilà. Goûte ça. C'est délicieux le jus de canne à sucre.
Isabelle mordilla la tige en souriant.
-Maintenant, on va chez notre sorcier. Il est très gentil. On a de la chance. On n'en trouve plus, hélas, dans tous les villages. Viens.
Isabelle glissa la tige de canne à sucre dans la poche de sa salopette.
Ils arrivèrent à la hutte du sorcier, un peu en dehors du village. Il se tenait assis au soleil et observa notre amie.
-Bonjour, les enfants!
-Bonjour, répondit Nelson. Peux-tu aider cette petite fille qui s'appelle Isabelle à retourner chez elle en Europe?
-Comment est-elle venue? demanda le sorcier.
-Avec un kudianga.
-Il ne faut jamais écouter les kudiangas, petite fille. Ces oiseaux te racontent n'importe quoi, et puis ils t'abandonnent.
-Maintenant je le sais, affirma Isabelle.
Le sorcier réfléchit.
-Apportez-moi une mangue, une araignée vivante et deux fourmis rouges. Allez les chercher.
-C'est quoi, une mangue? demanda notre amie.
-Les mangues poussent sur des grands arbres, chez nous, en Afrique. Tu n'as jamais mangé de mangues?
-Non, songea la fillette.
-Ce n'est pas la saison maintenant. Elles ne sont pas encore très mûres. Mais on va quand même en cueillir une. Elles seront délicieuses dans un mois.
Nelson grimpa très habilement dans un grand arbre, il arracha une mangue, et il redescendit.
-Tiens. Maintenant, il nous faut les deux fourmis rouges.
-Je sais où on en trouve, dit Mayenga, là-bas, près du talus.
lls ouvrirent une petite boîte d'allumettes vide. Plusieurs fourmis rouges tournaient autour d'un trou dans la terre. Le garçon en fit rentrer une, puis une seconde en présentant la boîte d'allumettes et en poussant les fourmis avec le doigt. Il ferma la boîte convenablement.
Restait l'araignée. Le frère et la sœur emmenèrent Isabelle près d'un vieux mur de pierres encombré de broussailles et rempli de toiles d'araignées. Ils en virent une, toute noire, immobile.
-Moi, je n'oserais jamais la prendre en main, murmura notre amie.
-Il ne faut pas avoir peur de ces bêtes-là, expliqua Nelson. Regarde.
II saisit l'araignée par une patte.
-C'est très doux, une araignée. Tu veux la caresser?
-Non, s'inquiéta Isabelle. Je préfère pas.
Ils retournèrent chez le sorcier.
-Entrez dans ma hutte, dit l'homme.
Il fit du feu. Puis il posa un petit bol en cuivre sur les braises. Il y versa les quartiers de mangue qu'il avait coupés. II ajouta les deux fourmis rouges, après les avoir écrasées. Puis il plaça l'araignée vivante par dessus et recouvrit le bol avec un tissu rouge. On attendit en silence un moment. Tout à coup, de la fumée s'éleva du bol.
-Voilà, dit le sorcier, c'est prêt.
Il ôta le voile rouge. On ne voyait plus ni l'araignée ni les deux fourmis. Isabelle se demanda si elles avaient fondu. L'homme prit le bol. Il mélangea soigneusement avec une cuiller en bois et ajouta un peu d'eau. Puis il versa le contenu dans deux gobelets.
-Pour pouvoir retourner chez toi, il faut que quelqu'un t'accompagne.
-Je veux bien y aller, proposa Mayenga. J'aimerais bien découvrir le village d'Isabelle, là-bas, très loin, en Europe.
-Et comment reviendras-tu? interrogea Nelson.
-Facile, répondit notre amie. J'enlèverai ma plume bleue et je la glisserai dans les cheveux de Mayenga. Elle dira "kudianga, kudianga, kudianga", et puis elle imitera le cri de l'oiseau. Elle se retrouvera sur une branche du baobab au bord du grand fleuve.
-D'accord, accepta le sorcier.
-D'accord, répéta Nelson.
-Vous devez boire chacune la moitié de ce liquide. Donnez-vous la main.
Isabelle donna la main à Mayenga. Elle prit l'un des gobelets dans l'autre. Cela semblait très mauvais... De la mangue, c'est bon, mais, mélangée à de la fourmi rouge et de l'araignée, quelle horreur! Elle ressentit un haut-le-cœur en buvant. Puis, elle eut envie de vomir, mais elle parvint quand même à tout avaler.
Mayenga but le contenu de l'autre gobelet, sans hésiter.
Les deux fillettes fermèrent les yeux.
-Vous devez dire "maman, maman, maman", fit le sorcier, puis vous pousserez un cri très aigu. Quand vous ouvrirez les yeux, vous vous trouverez dans le jardin d'Isabelle, dans son pays d'Europe.
-Au revoir, Nelson, fit notre amie, et merci sorcier.
Les deux fillettes prononçèrent "maman" trois fois, puis poussèrent un grand cri.
Elles ouvrirent les yeux. Elle se trouvaient au milieu du jardin, derrière la maison d'Isabelle.
-Viens, proposa notre amie. On va aller goûter.
-Bonne idée. Merci, dit Mayenga.
Elles entrèrent dans la maison.
-Comment s'appelle cette petite fille? demanda la maman de notre amie.
-Mayenga!
-Où as-tu laissé tes autres vêtements, Mayenga?
-Je n'en ai pas, murmura la fillette.
-Tu n'en as pas? Tu es venue comme ça, presque toute nue?
-Oui, répondit Mayenga.
-Oui, ajouta Isabelle. Mon amie vient d'Afrique. Il fait très chaud, là-bas. Elle habite une hutte dans un petit village. Je peux lui donner une de mes salopettes?
Maman, qui n'y comprenait plus rien, accepta.
-Viens, dit Isabelle.
Elles montèrent à l'étage.
Elles redescendirent après quelques minutes toutes les deux en salopette et pieds nus. Isabelle, une fois encore, songea à sa chance. Elle aurait peur dans une hutte pendant un violent orage.
-Par contre, dit Mayenga, comme si elle devinait les pensées de son amie, j'adore rester sous la pluie dans mon pays. Elle tombe tiède et c'est un bonheur de courir avec mes amies sous les averses.
-Ici, je ne peux hélas pas, répondit Isabelle. Sauf parfois en été. La pluie chez nous est trop froide...
Elles goûtèrent.
Avant que Mayenga reparte, Isabelle retourna dans sa chambre. Elle fouilla dans ses tiroirs. Elle sortit tout ce qu'elle possédait, des bonbons, du chocolat, quelques jouets, des crayons et des carnets à colorier, plusieurs peluches. Elle glissa tout dans un grand sac et le donna à son amie.
-Voilà, c'est pour toi.
-Et moi je te donne mon collier. Je l'ai tressé moi-même.
Notre ami le glissa aussitôt autour de son cou.
Isabelle et Mayenga allèrent au jardin et s'embrassèrent. Puis, notre amie ôta la plume bleue qu'elle portait sur la tête et la posa sur celle de son amie. La petite fille ferma les yeux. Elle prononça "kudianga, kudianga, kudianga", puis "ouh ouh ouh ouh ouh" et elle disparut.
-Ton amie est partie? demanda maman, qui regardait par la fenêtre.
-Elle retourne dans son village en Afrique, maman.
-Que me racontes-tu là, Isabelle? Cette petite fille ne s'est tout de même pas envolée?
-Si, maman. Moi, je reviens d'Afrique. J'ai joué dans un grand fleuve, au pied d'un énorme baobab. Je suis allée au village. J'ai même eu la chance de rencontrer un sorcier. Et puis regarde, maman.
Isabelle puisa dans la poche de sa salopette et sortit le morceau de canne à sucre.
-Tu vois, maman. Nelson a coupé un morceau de canne à sucre et me l'a donné pour que je puisse le sucer.
Maman observa la canne à sucre, étonnée.
-Ça ne pousse pas chez nous. Je me demande bien où tu as pu trouver ça…
Isabelle ne revit jamais Mayenga et Mayenga ne revit jamais notre amie. Mais elles pensèrent longtemps l'une à l'autre, et Isabelle n'oublia jamais son amie d'Afrique.