N°10
Isabelle a trois grands frères, un papa et une maman. Pourtant ce jeudi-là, personne ne vint la chercher à la sortie de l'école.
Ne crois surtout pas qu'elle pleure pour cela.
Bientôt cinq heures de l'après-midi ! Il faisait beau. Elle marchait doucement dans sa salopette jaune et ses baskets bleues, avec son sac d'écolière sur le dos. À cinq ans et demi, en troisième maternelle, elle sait se débrouiller pour retrouver sa maison.
Tout à coup, entre deux poubelles, elle découvrit, par terre, sur le trottoir un joli cactus d'environ quinze centimètres. Le pot sensé le contenir était cassé. Il restait bien peu de terre et les racines apparaissaient partout.
-C'est triste! murmura notre amie. Quel dommage de le laisser mourir comme ça, dans la rue.
Elle s'approcha du cactus. Elle voulait le ramasser et l'emporter chez elle. Mais comment s'y prendre ? Elle ne pouvait pas l'empoigner à cause des picots. Le pot était cassé. Le saisir par les racines ? Elles risquaient de se casser. Tout à coup, elle eut une idée.
Elle détacha les bretelles de sa salopette, ôta son t-shirt et l'étendit par terre. Puis, tout doucement, elle poussa le cactus vers le milieu du vêtement. Prenant alors celui-ci par les coins, après avoir rattaché ses bretelles, elle partit vers la maison.
-Maman, maman, cria-t-elle en arrivant. Voudrais-tu planter ce cactus dans un petit pot ? J'aimerais bien le poser dans ma chambre.
Maman leva les yeux de sa traduction. (Traductrice, elle travaille à temps partiel).
-Où l'as-tu trouvé ma chérie?
-Entre deux poubelles, sur le trottoir.
-Tu fouilles les poubelles, à présent ?
-Non, s'indigna Isabelle, je ne fouille pas les poubelles. Il se trouvait à terre et le pot était cassé. Regarde ce pauvre cactus...
-Tellement de choses encombrent ta table, soupira maman. Enfin, si tu veux, on va essayer.
-Merci, dit la fillette en souriant.
Elles descendirent à la cave pour chercher un petit pot peint en bleu et un peu de bon terreau. Maman mit ses gros gants de cuisine pour ne pas se piquer les doigts. Elle plaça le cactus au milieu de la bonne terre, et dit à sa fille :
-Voilà, n'oublie pas de l'arroser. Ne verse pas trop d'eau, parce que ces plantes-là ne boivent pas beaucoup. Tu verras si tu peux le sauver.
-Oh merci, maman.
Isabelle monta dans sa chambre. Elle le déposa sur sa table, alla chercher un gobelet d'eau dans la salle de bains et en versa lentement tout autour. Puis, elle le regarda. Elle le trouvait très beau. Elle voulut vérifier si les picots piquaient vraiment.
Elle approcha ses doigts des épines en douceur, juste pour frôler les pointes.
-Aïe ! C'est vrai que ça pique ! remarqua la fillette.
À ce moment là, Benjamin, son frère de sept ans et demi, entra en trombe dans la chambre qu'il partage avec sa petite sœur.
-Salut Isabelle !
Notre amie se saisit et appuya son doigt sur le cactus. Trois épines bien pointues se plantèrent dans son index. Elle se mit à crier. Maman arriva.
-Que se passe-t-il ?
-Je glissais doucement mon doigt tout contre les picots quand Benjamin est arrivé en criant comme un putois. Je me suis saisie et je me suis piquée.
-Si je ne peux plus entrer dans ma chambre, maugréa le grand frère.
Isabelle montra son index et les trois aiguilles bien enfoncées. Sa mère l'emmena à la salle de bains.
-Elle commence bien l'aventure de ton cactus !
Maman ôta les trois épines délicatement avec sa pince à épiler et mit un peu de désinfectant sur le doigt de sa petite fille.
-Voilà. Et maintenant, ne touche plus ces picots, sinon, moi je jette le cactus à la poubelle.
-Oui, maman.
Elle descendit jouer au jardin.
Au soir, quand on passa à table pour le souper, le doigt de notre amie, devenu déjà fort rouge, lançait douloureusement. Elle ne pouvait plus bien le plier.
Après le repas, son père l'accompagna à la salle de bains et étendit un peu de pommade. Hélas, cela ne servit à rien.
Isabelle se coucha après avoir regardé son cactus en soupirant, puis elle ferma les yeux.
Elle n'entendit pas entrer Benjamin une demi-heure plus tard. Il monta à l'échelle du lit superposé et s'endormit à son tour.
Isabelle s'éveilla vers le milieu de la nuit. Quelle heure pouvait-il être ? Elle n'en savait rien. Elle n'a pas de montre. Il faisait tout noir. Son doigt endolori et gonflé la gênait.
Elle se leva. Elle hésitait à réveiller ses parents. Elle alla jusqu'à la fenêtre, et regarda un moment les étoiles, puis elle passa près du cactus.
-Toi, tu m'as fait mal, tu sais.
-J'en suis bien triste.
Isabelle regarda autour d'elle. Benjamin dormait. Qui avait prononcé « J'en suis bien triste » ? Elle observa le cactus.
-Tu parles ?
-Non, mais tu me comprends.
-Pas possible, murmura la fillette. Les plantes ne parlent pas.
-Oui, tu dis vrai, les plantes ne parlent pas. Mais tu t'es piquée à mes épines et dans ces trois picots enfoncés dans ton doigt, se trouvait un peu de substance, une sorte de sève. Ce n'est pas du poison, rassure-toi, mais, grâce à elle, tu comprends maintenant ce que je te dis. Et ça fait gonfler ton doigt.
-Ça alors, s'exclama notre amie, je n'y aurais jamais pensé ! Mais quand même, j'ai bien mal !
-Je ne voulais pas te blesser. Tu t'es précipitée sur moi d'un geste brusque.
-Oui, à cause de Benjamin. Je me suis saisie… Tu es un très joli cactus.
-Et toi, tu es une petite fille sensible et énergique, répondit le cactus. Et en plus, très gentille. J'allais mourir là, tout seul, sur le trottoir. Tu m'as accueilli chez toi. Mais je suis fort malade. Je ne vivrai plus très longtemps.
-Dommage, fit Isabelle.
-Si tu veux, je peux t'expliquer comment tu peux guérir ton doigt.
-J'aimerais bien... Comment dois-je faire ?
-Facile. Je fais partie de cette famille de cactus qui renferment une sorte de sirop en eux. Tu sais peut-être qu'en Amérique, on en voit des très grands dans les déserts. Certains mesurent cinq mètres de haut et plus, et dans leurs troncs, se trouve un jus sucré assez épais. Les oiseaux viennent souvent creuser un petit trou dans ces cactus pour boire ce sirop. Tu vas aller chercher un couteau bien aiguisé et couper le haut de mon tronc, comme si c'était le dessus d'un œuf à la coque.
-Je ne veux pas te faire mal, s'inquiéta la fillette.
-Je ne sentirai rien quand tu me couperas. Les plantes de ma catégorie ne souffrent pas quand on les cisaille.
-Ah oui, se souvint notre amie.
-Ensuite, tu verseras le sirop de cactus que tu apercevras en moi dans un verre. Mais places-y d'abord du rouge, du jaune et du blanc.
-Comment ça ? demanda Isabelle. De la peinture?
-Mais non! Pour le jaune, tu peux prendre un jaune d'œuf. Pour le rouge, tu choisis du jus de tomate, et pour le blanc, tu ajoutes un peu de lait.
-Grand merci. Je vais le faire tout de suite parce que ça lance très fort.
-Attends. Prends aussi en remontant de l'encre rouge et trois petits clous.
-Bon, je vais m'occuper de tout ça.
Isabelle descendit à la cuisine pieds nus dans sa robe de nuit blanche à petites fleurs bleues. Elle n'alluma pas la lumière pour ne pas attirer l'attention de ses parents. La lune, dehors, éclairait suffisamment.
Elle choisit un verre et le posa sur la table. Elle ouvrit ensuite le frigo et prit le carton de lait. Elle en versa dans le verre, puis remit le lait en place.
-Voilà pour le blanc, se dit-elle.
Elle ne vit pas de jus de tomate, mais il y avait du ketchup. Elle en fit tomber un peu dans le gobelet.
-Voilà pour le rouge.
Il restait le jaune d'œuf.
As-tu déjà essayé de séparer le jaune du blanc ? Pas facile…
Isabelle prit un œuf et le cogna sur la table. Le jaune et le blanc se répandirent mélangés.
-Zut, se dit-elle, c'est raté !
Elle en prit un autre en se rappelant que ses parents brisent la coquille sur le bord d'une casserole. Notre amie tenta de les imiter. Elle frappa un peu fort sur le bord tranchant. Du blanc et du jaune mêlés coulèrent de chaque côté du récipient.
-Je fais des crasses, soupira la fillette.
Elle prit un troisième œuf en main.
Juste à ce moment maman entra dans la cuisine en allumant la lumière.
-Que fabriques-tu là à deux heures du matin, Isabelle ?
-C'est pour mon doigt. Mon cactus m'a expliqué comment faire pour le guérir. Tu veux bien mettre rien que le jaune dans le verre s'il te plaît ?
-Du lait avec du ketchup et du jaune d'œuf ! Drôle d'idée !
Ensuite maman essuya la table, éteignit la lumière, et retourna vers sa chambre.
-Allez, ma chérie. Au lit, dit-elle en empruntant l'escalier.
Notre amie monta cinq marches et s'arrêta. Il manquait trois choses.
Tu t'en souviens ?
Elle trouva un couteau bien aiguisé dans la cuisine. Puis de l'encre rouge sur le bureau de maman.
Il restait les trois clous. Pour cela, notre amie dut descendre à la cave. Elle avait très peur mais n'osa pas allumer pour ne plus attirer ses parents, au cas où l'un des deux se relèverait. L'escalier en bois grinçait à chaque marche comme une bête affreuse et méchante qui veut te manger.
Isabelle ouvrit le tiroir de la boîte à clous et en choisit trois dorés.
Elle entendit alors un grondement épouvantable et crut avoir éveillé un dragon endormi. Elle courut dans l'escalier et se retrouva dans le hall d'entrée de la maison.
Elle comprit en écoutant mieux que ce grognement n'était que le moteur du chauffage qui se mettait en route.
Elle remonta à sa chambre, munie du verre aux trois couleurs et des trois objets, couteau, encre rouge et clous. Elle ferma la porte. Benjamin dormait.
Notre amie découpa le haut du cactus, à l'horizontale. Puis elle versa le sirop dans le verre.
-À présent, fit le cactus, tu bois tout cela.
-Ça va être mauvais, murmura Isabelle.
-C'est pour guérir ton doigt, petite fille.
Elle prit le verre en main et le regarda avec dégoût. Elle en respira l'odeur.
-Beurk, dit-elle.
-Bois, courage, fit le cactus.
Elle but le contenu du verre d'un seul coup. Elle crut un instant qu'elle allait tout vomir, mais c'est resté.
-Maintenant, mets de l'encre au creux de mon tronc, là où se trouvait le sirop.
Isabelle versa doucement l'encre rouge sans renverser.
-Très bien, dit le cactus. À présent, tu replaces le morceau coupé et tu le fais tenir avec les trois clous.
-D'accord, dit la fillette.
Benjamin se retourna dans son lit.
-Avec qui parles-tu ?
-Avec personne.
-On ne parle jamais avec personne, fit remarquer le garçon.
-Je bavarde avec mon cactus.
-Avec ton cactus ! Tu crois que les plantes peuvent comprendre ?
-Tu serais bien étonné, dit la petite sœur en souriant. Mais maintenant tu ferais mieux de dormir. Il est deux heures du matin et demain tu vas à l'école !
-Oui, « maman », répondit Benjamin. Toi aussi tu ferais bien de dormir, tu vas aussi à l'école demain.
-Oui.
Elle enfonça les trois clous, soigneusement.
-Au revoir, souffla Isabelle. Je t'aime bien. Tu es mon ami.
-Au revoir, murmura le cactus. Moi aussi, je t'aime bien. Tu portes des jolies couettes.
-Ce ne sont pas des couettes, précisa Isabelle, ce sont des tresses.
-Ah bon, dit le cactus. Tu sais, je ne m'y connais pas tellement en petites filles.
-Moi bien, dit Isabelle.
Elle retourna dans son lit.
-Je voudrais te dire quelque chose, avant que tu t'endormes, fit le cactus, car demain ton doigt sera guéri et nous ne pourrons plus nous parler.
-Je t'écoute.
-Je te remercie de m'avoir emmené dans ta maison. J'allais rester là sur le trottoir et mourir entre deux sacs poubelle… Mais je suis vieux. Je ne vivrai plus très longtemps. Je vais te faire un cadeau avant de mourir.
-Je ne veux pas que tu meures, dit Isabelle. Tu es mon ami.
-Merci, mais je vais quand même bientôt mourir. Mes racines sont cassées. Je sens que je me dessèche. Mais avant, je ferai naître deux fleurs rouges sur mon écorce verte. Ce sera mon cadeau.
-Je ne veux pas que tu meures, répéta la fillette.
-Tu auras un souvenir de moi, promit le cactus. Merci de m'avoir sauvé de la rue.
Isabelle se recoucha. Elle serra son lapin en peluche blanc dans ses bras et elle s'endormit en regardant son ami.
Le lendemain, quand elle se réveilla, son doigt ne faisait plus mal du tout. Elle s'approcha de la plante.
-Bonjour, dit-elle en souriant.
Mais le cactus ne répondit pas. En tout cas, notre amie n'entendit rien. Elle observa deux petits bourgeons. Ils s'étaient formés pendant la nuit.
Avant d'aller à l'école, elle lui versa un peu d'eau. Et elle fit de même les jours suivants.
Malheureusement, on voyait bien que le cactus se desséchait de plus en plus. Il devint tout gris. Il perdit même quelques picots.
Le matin du septième jour, les bourgeons s'ouvrirent et formèrent deux fleurs, deux très belles fleurs rouges.
-Comme c'est joli ! s'exclama Isabelle. Merci pour ces deux merveilleuses fleurs.
Dans les jours qui suivirent, les fleurs séchèrent tout en restant très belles, très colorées. Le cactus, lui, se racornit complètement.
Un jour, papa entra dans la chambre de notre amie.
-Ma chérie, ton cactus est mort. Ce n'est plus la peine de lui donner à boire. On va le jeter.
-Je ne veux pas le mettre à la poubelle, dit Isabelle.
-Que vas-tu en faire ?
-Je vais l'enterrer au fond du jardin.
Elle cueillit les deux fleurs. Avec l'aide de son père, elle les fixa aux élastiques de ses tresses.
Puis, notre amie choisit une jolie boîte et y coucha son cactus. Elle ajouta quelques pétales de fleurs jaunes, bleues et blanches, puis elle ferma le petit écrin.
Elle fit un trou au fond du jardin, y posa le coffret contenant son cactus et le recouvrit de terre.
Elle écrasa une larme sur sa joue.
Parfois, après l'école, Isabelle venait y verser de l'eau.
Un jour, Bertrand, le plus grand de ses trois frères, lui expliqua que le cactus était mort, qu'il ne repousserait plus jamais et que cela ne servait à rien de l'arroser.
-Je le sais bien, répondit la petite sœur. C'est comme pour bon-papa, il est mort et il ne reviendra plus.
Les deux fleurs de cactus accrochées aux tresses de notre amie restèrent longtemps très belles.
Repensant un jour à son ami cactus, Isabelle sécha deux petites larmes qui coulaient de nouveau sur ses joues. C'était sans doute son bourgeon d'amitié, son cadeau à elle.