N°60
Le soleil tapait durement ce jour-là. Christine, notre amie de dix ans, demanda et obtint la permission d'aller se baigner l'après-midi dans ce lac situé à une demi-heure de marche de chez elle.
Elle s'y rendit en tennis et salopette, comme elle en a l'habitude, et plongea dans l'eau fraîche. Quel bonheur ! Elle se roulait dans l'eau, descendait jusqu'au fond, à la recherche de quelque belle pierre pour sa collection, puis ressortait, escaladait les rochers et plongeait à nouveau. Seul son copain Mathieu lui manquait.
Tout à sa joie, elle ne remarqua pas ce phénomène qui se produit parfois dans sa forêt. Une brume monta du lac et s'épaissit peu à peu. Elle envahit tout et se changea en un brouillard de plus en plus épais.
Il était temps de revenir à la maison. Oh, elle ne risquait pas de se perdre. Elle connaît les sentiers des bois par coeur. Mais dans le brouillard, le silence règne. Les oiseaux se taisent. Pas de vent. Plus un bruissement de feuilles. Rien. Rien que le silence menaçant, un peu inquiétant.
Christine sortit de l'eau et suivit la route en terre qui mène chez elle.
Notre amie frissonnait dans sa salopette trempée. Le soleil aux rayons si doux avait disparu.
Mais surtout, derrière elle, elle entendait des craquements. Comme si quelqu'un la suivait en écrasant les feuilles et les branches mortes.
Trois fois elle se retourna. Personne.
Pourtant, elle en était certaine, quelqu'un la suivait. Quelqu'un qui peut-être ne lui voulait pas du bien puisqu'il n'osait pas se montrer.
Elle s'arrêta et se retourna, le coeur battant la chamade. Les bruits cessèrent aussitôt.
- Que voulez-vous ? lança-t-elle d'une voix forte.
Personne ne répondit.
Toi qui lis ce récit, tu connais à coup sûr cette peur. Tu marches dans la rue, tu es certain que quelqu'un te suit ou t'observe. Tu te retournes et tu ne vois personne. Quelle sensation désagréable et inquiétante !
- Laissez-moi tranquille, cria Christine.
Elle se remit en route. Les craquements reprirent, derrière elle.
Elle se trouvait seule, assez loin de la maison de ses parents.
Une idée lui vint. Se cacher.
Profitant d'un tournant de la route, elle courut quelques mètres puis entra dans les hautes fougères qui bordaient le chemin. Elle se mit à quatre pattes. L'individu qui la suivait allait ainsi la dépasser sans la voir. Et elle découvrirait à qui elle avait affaire.
Elle attendit sans bouger.
Les craquements de feuilles mortes écrasées approchaient.
Et soudain, très étonnée, elle vit passer devant elle un panda !
Notre amie se redressa et l'appela en s'approchant.
Je te rappelle que Christine a ce don très rare de savoir parler aux animaux et de les comprendre. Les quatre pattes, les deux pattes et les serpents. Ce don sommeillait en elle et un hibou, qu'elle a appelé Chachou quand elle avait trois ans, lui a appris à s'en servir.
Elle s'approcha du panda. Il s'arrêta et la regarda.
- Que fais-tu là ? lui demanda-t-elle dans sa langue.
- J'ai quitté mon enclos au zoo. La grille était mal fermée, j'en ai profité. Je cherche des bambous. Nous sommes cousins des ours. Nous mangeons de tout, mais nous aimons surtout les bambous.
- Je sais où tu peux en trouver, répondit Christine. Pas très loin d'ici. Il faut retourner au lac. Viens, suis-moi.
Notre amie le savait. Sidney Matheson, un homme très riche, possédait un joli chalet en bois au bord de ce lac où elle aime aller se baigner. Il comptait s'y installer l'été et pêcher des poissons. Mais il mourut avant d'avoir pu profiter de son petit paradis.
Cet homme avait planté des bambous dans son jardin. Aujourd'hui, ce chalet abandonné devenait une ruine en train de pourrir. Mais les bambous poussaient élancés et nombreux tout autour.
Christine y mena le panda. La brume se levait, il fallait en profiter.
L'animal croqua joyeusement les branches et les feuilles. Et tous deux devinrent ainsi des grands amis.
Dès ce jour-là, la jeune fille retrouva souvent son ami qui l'attendait près de la maison où elle habite, au coeur des bois. Chaque fois qu'elle pouvait, elle l'accompagnait pour des jeux ou des joyeuses baignades.
Le troisième jour, notre amie lut un article dans le journal de ses parents.
Étrange disparition au zoo.
Un panda a bizarrement disparu du jardin zoologique au village proche de la forêt des Grands Ormes. Les recherches n'ont rien donné jusqu'à présent, mais on ne désespère pas de le retrouver et de le ramener dans son enclos.
Christine décida d'avertir son ami pour qu'il se cache.
Mais l'animal songeait à un autre projet...
- Je voudrais sortir ma compagne et mes trois petits de l'endroit où on les tient enfermés. Certes, ils vivent bien là. Ils reçoivent à manger et on les soigne, mais ils restent derrière des barreaux. Tu pourrais m'aider. Moi, je ne réussis pas à ouvrir le verrou de la grille avec mes grosses pattes. Tu veux bien ?
Notre amie hésita un moment, mais son amitié avec le panda restait plus forte que tout. Elle accepta de risquer l'aventure.
- Impossible de tenter cela en plein jour, lui expliqua Christine. Les gardes nous verront et nous empêcheront de laisser sortir ta compagne et tes petits. Il faudra y aller la nuit.
- La pleine lune va briller ce soir, dit le panda. Profitons-en ?
- D'accord, répondit notre amie. Viens sous mes fenêtres à minuit.
Ce soir- là, après le repas, Christine embrassa papa et maman puis monta à sa chambre sans rien dire. Elle ferma la porte.
Elle s'assit sur son lit et attendit que ses parents s'endorment dans la leur.
Alors elle remit sa salopette et ses sandales de toile, pour être bien silencieuse. Elle sortit de sa chambre, descendit l'escalier et ouvrit la porte de la maison.
Le panda l'attendait près du hangar où le papa entrepose les bûches qu'il vend à ses clients.
- Je monte sur mon vélo, dit-elle. Cours à côté de moi.
Elle partit sur la route en terre qui mène au village. Elle profita des rayons de lumière de la lune pour éviter de glisser dans les flaques de boue. Elle atteignit les premières maisons après de longues minutes.
La route devint meilleure. Elle ne croisa personne, tout le monde dormait à cette heure tardive de la nuit. Elle continua à pédaler, plus vite à présent, vers le jardin zoologique, quatre villages plus loin. Le panda courait toujours à ses côtés.
Les grilles d'entrée du zoo étaient fermées, et l'endroit parut plongé dans le noir.
Sur le conseil de son ami, Christine longea le mur d'enceinte vers l'autre côté où il tombe en ruine.
Arrivée là, elle cacha son vélo dans les herbes hautes puis elle escalada le mur sans grande difficulté. Notre amie est souple et puis une fissure permettait d'y glisser les pieds et de se hisser.
Elle sauta près de l'enclos des lions.
Ils ne dormaient pas. Ils observèrent en silence cette jeune fille qui passait près d'eux.
Elle contourna les cages des singes qui la regardaient étonnés et atteignit la zone des pandas.
Elle entrouvrit la grille en glissant le verrou et dit à son ami d'aller chercher uniquement sa compagne et ses petits. Pas les autres.
L'animal revint vite, suivi par ses bébés, si mignons.
Notre amie referma la grille soigneusement.
Hélas, en passant devant les cages des singes, ceux-ci se mirent à crier et à se balancer en tous sens et à grand bruit.
Plus loin les lions, peut-être jaloux, rugirent et les éléphants barrirent.
Tout ce beau chahut attira les gardiens.
Christine se précipita derrière un mur pour se cacher. On ne la vit pas.
Les pandas furent encerclés et reconduits dans leur enclos.
Pour les gardes, il restait un mystère qui ne fut jamais élucidé : Comment ces animaux avaient-ils fait pour ouvrir et puis refermer la grille derrière eux ?
Dès ce jour-là, on y ajouta un solide cadenas.
Christine réussit à repasser le mur sans qu'on l'aperçoive. Elle retrouva son vélo et repartit bien vite dans sa forêt. Elle parvint à sa maison, monta à sa chambre et se remit au lit.
Elle ne parla à personne de son escapade.
Deux semaines plus tard, elle se rendit un après-midi au zoo.
Elle s'approcha des grilles qui ferment l'enclos des pandas et appela son ami.
Elle passa la main entre les barreaux et le caressa. Des larmes coulaient sur les joues de notre amie.
- Ne sois pas triste, lui dit le panda. Je ne suis pas malheureux. Au contraire, je vis près de mes petits. Nous sommes bien soignés, ici. On mange bien. Nous disposons d'un bel espace.
Notre jeune fille sécha ses larmes.
- Je n'oublierai jamais ces quelques jours de liberté et mes jeux à tes côtés, ajouta l'animal. Merci pour ces moments de vrai bonheur. Tu fus une merveilleuse amie et tu le resteras tout au long de ma vie. Merci, merci.
Christine esquissa un sourire puis repartit chez elle.
Souvent elle vint revoir son ami.
Elle lui apportait quelques belles branches de bambou qu'elle allait cueillir près du grand lac où ils avaient passé des heures extraordinaires.
Elle ne l'a jamais oublié.