Christine

Christine

N°59

Harcèlement

     Certains jours, Christine va au magasin du village pour rendre service à ses parents. Ils lui donnent une liste d'achats. Elle glisse l'argent dans une poche de sa salopette et se lance à vélo sur la route qui mène à travers bois aux premières maisons.

Notre amie de dix ans ne fréquente pas à l'école. Elle habite au cœur d'une immense forêt. L'école se trouve à plus d'une heure de chez elle. Elle étudie à la maison par internet avec ses parents. 

Parfois elle aide son père dans le bois. Elle entasse le long de la route les bûches qu'il découpe et vend à ses clients. D'autres fois elle charge une remorque. C'est un travail dur. On se salit. On s'enfonce souvent une écharde dans les doigts. Mais à son âge, Christine comprend qu'on n'est pas bien riche chez elle et que papa ne peut pas engager un ouvrier pour l'aider. Alors, l'ouvrière c'est elle. Elle le fait d'ailleurs bien volontiers. 

 

Ce jour-là, en arrivant près des premières maisons, là où la route sort du bois et se divise en deux, un chemin court, direct, et un autre fort long qui contourne le village, notre amie entendit des cris d'enfants.

- Hugo, s'il te plaît, laisse-moi passer. Mon petit frère est fatigué et il est trop lourd pour que je le porte.

- Tu payes cinq euros, Inès, ou tu fais le grand détour.

- S'il te plaît, laisse-moi passer, répéta la fille, qui semblait du même âge que Christine.

Notre amie venait de les apercevoir tous les trois. Elle coucha son vélo dans l'herbe et s'approcha courageusement. Elle comprenait que ce Hugo, un peu plus âgé qu'elle, tourmentait Inès et son petit frère.

Ce n'était pas la première fois, hélas. Inès expliqua en quelques mots à Christine que cela se produit régulièrement. et elles en conclurent que c’est du harcèlement.

- Tiens, fit le garçon en se tournant, voilà la sauvageonne. Si tu veux passer par ce chemin tu me payes cinq euros.

- Je n'ai sur moi que l'argent de mes parents, répondit Christine. 

- Alors tu entres au village par l'autre côté.

Inès s'éloigna doucement, tenant son petit frère par la main. Elle fit un gentil sourire pour dire merci à notre amie.

- Au fait, lança Hugo en se moquant de Christine, tu es un garçon ou une fille?

- Je suis un garçon, répondit-elle en souriant.

- C'est pas vrai, tu es une fille.

- Bien vu, dit-elle. Mais pourquoi tu demandais? Tu vois que porte une salopette, je monte aux arbres comme un écureuil. Toutes les filles savent faire ça. Remarque, quand tu réfléchis, tu sembles moins bouché qu'il y paraît.

Hugo serra les poings.

- Tu vas me frapper? fit notre amie. Frapper une fille! Voilà un fameux acte de bravoure! ajouta-t-elle en se moquant à son tour. Frapper! Toujours la violence! Quelle vilaine façon de régler les choses! 

Elle l'observa un instant en silence.

Et couard, en plus, songea-t-elle. Je vais lui donner une petite leçon...

- Si tu n'es pas trop peureux, viens demain au premier tournant de cette route qui mène dans le bois vers chez moi. Je t'attendrai au début de l'après-midi, vers deux heures au pied d'un vieil arbre tordu. Tu ne peux pas le rater. Je te ferai découvrir quelque chose que tu ne connais pas.

Christine remonta sur son vélo. Elle suivit la route la plus courte sous le regard de Hugo qui l'observait mais n'osa rien dire. Elle effectua les achats au magasin du village puis retourna chez elle par le même chemin. Le garçon n'était plus là.

 

Dans l'après-midi, elle appela une pie qui jacassait dans le cerisier près de chez elle et l'envoya chercher ce grand cerf qu'elle connaît bien et qui est son ami. 

Elle l'a rencontré dans une autre aventure que tu peux découvrir : Christine 16 : La grotte aux serpents, partie 2.

Il arriva assez vite en compagnie de trois biches.

Christine sait parler et comprendre le langage des animaux de quatre et deux pattes et celui des serpents. Quand elle avait trois ans, un hibou lui a appris à utiliser ce don qu'elle possède.

- Dis-moi grand cerf, je crois me souvenir que tu connais une plante magique qui protège la peau quand tu traverses des zones de marais avec ta harde. Cette plante t'évite d'être attaqué par les sangsues et les autres animaux de ce genre qui vivent au fond des vases et des boues.

- En effet, répondit le grand cerf. Regarde, en voici quelques-unes pas loin de ta maison. Si tu mâches deux ou trois de ces feuilles, tu seras protégée quelques heures.

- Merci, dit notre amie.

Le grand cerf repartit.

 

Le lendemain, une heure avant le rendez-vous, Christine cueillit trois feuilles de cette plante étrange, désignée par le grand cerf. Elle les mit en bouche. Elle perçut aussitôt un goût suret, plutôt acide, désagréable. Elle les mâcha avec courage puis elle les recracha. 

Elle enfourcha son vélo et partit vers le lieu de rendez-vous. Elle vit Hugo arriver à l'arbre tordu.

- Bien, dit-elle, suis-moi. 

Laissant son vélo dans l'herbe haute, elle entraîna le garçon dans le bois, passant à travers tout.

- Il n'y a pas de chemin par ici, dit le garçon. On va se perdre.

- Je ne t'emmène pas très loin. Ne crains rien. N'aie pas peur, on ne se perdra pas.

- Je n'ai pas peur, répondit-il.

 

Ils arrivèrent devant une zone boueuse. Il y avait là un long bras de rivière. Mais ce bras obstrué depuis quelques années suite à un éboulement ne contenait plus que boue et vase à présent.

- Il faut traverser, annonça Christine.

C'était large de six ou sept mètres et profond d'un mètre. De l'eau presque noire, stagnante, immobile, peu invitante.

Notre amie y entra hardiment. Le garçon hésita.

- Tu as peur de te salir?

- Non... dit-il pas trop rassuré.

- Viens, on se rincera dans la rivière un peu plus loin.

Il entra à son tour dans l'eau morte du marigot. Ils avancèrent, l'un derrière l'autre, en levant les bras.

Ils se hissèrent sur la berge en atteignant l'autre côté.

 

Baissant les yeux, Hugo vit trois sangsues accrochées à ses jambes.

- Quelle horreur! lança-t-il.

- Ce sont des sangsues, expliqua Christine. Pas de chance. Elles vont sucer ton sang.

- Je vais mourir...

- Certainement pas, dit la jeune fille en riant. Si tu les laisses sur toi, elles finiront par tomber d'elles-mêmes au bout d'un quart d'heure quand elles seront repues.

Hugo tenta de les arracher avec ses doigts, mais sans succès.

- Elles sont bien accrochées, fit notre amie. Tu ne réussiras pas à les enlever.

- Aide-moi, supplia le garçon au bord des larmes.

- Je veux bien, dit Christine. Mais c'est cinq euros par sangsue.

- Je n'ai pas d'argent. Et puis ne demande pas ça. Aide-moi, répéta Hugo.

- Je vais les enlever, et je ne veux pas de ton argent, dit notre amie. Mais tu te souviens de Inès? Tu profites de sa fatigue et de la présence de son petit frère pour la harceler. Tu lui réclames de l'argent pour la laisser passer devant chez toi.

- Je ne ferai plus jamais ça, promit le garçon.

- Tu comprends à présent. Et voilà ce que je voulais te faire découvrir. Harceler quelqu'un, c'est profiter d'une position de force pour obtenir quelque chose. C'est méchant, cruel et sans cœur.

- Oui, je comprends, dit Hugo avec humilité. Je ne le ferai jamais plus. Je te le promets.

- Ok, fit Christine. Viens, je vais t'enlever ces vilaines bêtes.

Elle saisit le canif qu'elle garde toujours dans une poche de sa salopette.

- Tu vas me blesser!

- Mais non! Ne crains rien. Je vais doucement glisser la lame bien à plat sous la bouche de la sangsue et la décoller de ta peau.

- Elles donnent des maladies? demanda Hugo pas trop rassuré.

- Non, aucune. Ne bouge pas... Voilà. Et de une... Et de deux... Et de trois... Je n'en vois pas d'autres. Tourne-toi. Non, c'est fini.

- Pourquoi toi tu n'en as pas?

- Ma salopette me couvre mieux que ton short. Et puis un grand cerf qui est mon ami m'a conseillé d'avaler la sève de quelques feuilles d'une plante magique qui protège la peau.

- Tu as de la chance de connaître le langage des animaux et de vivre proche d'eux.

- Si tu veux les découvrir, viens chez moi. On ira à leur rencontre dans la forêt.

- Merci, Christine. J'aimerais te revoir.

- Avec plaisir, maintenant que tu es devenu un chic garçon.

 

Ils firent un long détour afin de débarrasser leurs vêtements de la boue et de la vase qui y collaient. 

Une joyeuse baignade.

Puis Christine reprit son vélo et revint chez elle joyeuse et souriante.