Béatrice et François

Béatrice et François

N°58

La péniche

       Le chemin de halage longeait le canal et semblait assoupi sous le ciel bleu et le soleil d'été. Seules les feuilles des grands peupliers qui le bordaient, dansaient dans la brise. Quelques longues péniches à la coque noire ou brune se trouvaient amarrées là, immobiles, le long de la rive.

Béatrice et François, en balade sur ce chemin, entendirent des cris, puis des rires, déchirer le silence qui régnait au bord des quais. Curieux, ils s'approchèrent.

Deux enfants, entre sept et huit ans, comme eux, se poursuivaient sur un des bateaux qui semblaient laissés là, à l'abandon depuis des mois ou des années.

- Bonjour, lança François au plus grand. Tu habites sur cette péniche?

- Non, sur une autre, plus loin. Mon nom est Arthur, comme le roi Arthur d'Angleterre. Et toi?

-Je m'appelle François, comme le roi de France. Et voici ma copine, Béatrice.

-Et moi je suis Zoé, ajouta la fillette qui les observait.

Elle portait un short bleu et un t-shirt rouge.

- C'est ma sœur, intervint Arthur. Vous montez jouer avec nous? On est des chevaliers.

Le garçon avait un jean délavé et des tennis un peu sales aux pieds, comme sa petite sœur.

Nos deux amis empruntèrent la passerelle et franchirent la porte du poste de pilotage de la péniche.

 

Béatrice portait, comme souvent, sa salopette en jean bleu d'aventurière et François un short et un tshirt.

En entrant dans la cabine, nos amis purent lire le nom de la péniche : "La marée".

- Descendez me rejoindre dans la cale, appela Arthur. Venez voir. Ma sœur et moi y avons trouvé des caisses vides. En les plaçant l'une sur l'autre, nous venons de construire un château fort.

Béatrice et François franchirent une épaisse porte en bois puis suivirent un escalier étroit et court. Ils entrèrent ainsi dans la grande cale de la péniche, beaucoup plus longue que large, sombre et étouffante. Cinq hublots, aux épaisses vitres sales, laissaient passer un peu de lumière.

Au fond se dressaient plusieurs empilements de caisses en bois. Cela formait les tours d'un château fort.

- Pas mal, félicita François.

- Merci, fit Arthur.

La tête de Zoé apparut à l'angle d'une meurtrière formée par quatre caisses espacées.

- Cette péniche traîne ici, déserte, depuis longtemps, expliqua le Arthur. On en a fait notre terrain de jeu, ma sœur et moi. On y passe...

 

Le garçon se tut et fit signe aux autres de ne pas bouger.

- On dirait que quelqu'un vient de monter par la passerelle, souffla Béatrice.

Ils entendirent des pas, puis des voix.

- Tu es certain que personne ne nous a suivis?

- Oui, suis-moi. Allons mettre les sacs dans la cale, à l'abri des regards.

Les quatre enfants se précipitèrent derrière le château de caisses.

Deux hommes descendirent les quelques marches de l'étroit escalier et posèrent chacun deux sacs sur le sol. Ils remontèrent ensuite vers la cabine de pilotage. Ils refermèrent la porte derrière eux en poussant un verrou. Puis nos amis entendirent leurs pas. Ils quittaient peut-être le bateau.

Les enfants sortirent de leur cachette en silence. Ils se précipitèrent vers la seule porte de la cale. Impossible de l'ouvrir. Ils eurent beau tirer, tenter de forcer, c'était bien fermé.

- Les hublots ne s'ouvrent pas, dit Arthur après avoir poussé dessus les mains bien à plat. Et pour les casser, afin de fuir par là en plongeant dans l'eau, il nous faudrait au moins un marteau. C'est du verre très épais.

Ils se regardèrent tous les quatre, immobiles à présent, inquiets. La sueur coulait sur leurs visages, à cause de la chaleur, mais aussi de la peur.

 

- Commençons par ouvrir les sacs, proposa Béatrice. On en saura plus sur ces deux hommes. Moi, je pense que ce sont des voleurs. Ils croient sans doute que la péniche est abandonnée et qu'il n'y a personne.

L'inventaire fut vite fait. Les sacs contenaient des billets de banque. Des 20, des 50, des 100, des 200, et même des 500 euros.

- Si ce sont des vrais, réfléchit François, tu as raison. C'est de l'argent volé.

- S'ils sont faux, ajouta Arthur, nous avons affaire à des faux-monnayeurs. Ce n'est pas mieux. De toute façon, nous voilà enfermés, prisonniers.

- Heureusement ils ne se doutent pas de notre présence... ajouta Béatrice.

Soudain, ils entendirent le moteur de la péniche ronronner. Ils perçurent les trépidations de la machine. Le sol vibrait. Ça bougeait, tanguant un peu. Ils se précipitèrent vers les hublots et comprirent qu'ils venaient de quitter le quai.

Les deux individus pilotaient le bateau, avançant doucement en dépassant les autres péniches immobiles le long des rives. Ils emmenaient les quatre enfants avec eux, sans le savoir.

- Où allons-nous? s'inquiéta François.

- Par la-bas, à une centaine de kilomètres ou plus, c'est la France, je crois, murmura Arthur.

 

Les heures passaient lentement. L'après-midi finissait. Le soleil disparut derrière un rideau de nuages gris. Il faisait de moins en moins clair dans la cale, mais toujours aussi étouffant.

- Nous serons à la frontière d'ici une heure ou deux. Va cacher les sacs contenant l'argent, commanda le plus âgé des voleurs et qui paraissait être le chef.

- J'ai vu des caisses au fond de la cale. Je vais ranger nos sacs là-derrière.

- Bonne idée.

Le plus jeune des deux hommes fit glisser le verrou et ouvrit la porte. Les quatre enfants se précipitèrent derrière les caisses empilées pour s'y cacher.

L'homme saisit deux des quatre sacs et franchit l'espace vide de la cale en longeant les hublots, par lesquels il jeta un coup d'œil vers le quai de halage qui défilait lentement, au rythme de l'avance de la péniche.

Il contourna la tour improvisée par Arthur et Zoé et vit les quatre enfants.

Lâchant ses sacs, il saisit un révolver et le pointa vers eux.

- Sortez de là, cria-t-il.

Le frère et sa sœur se redressèrent. François et Béatrice, se sachant repérés eux aussi, rejoignirent leurs amis les bras et les mains levés, les cœurs battant la chamade.

- Chef, cria le voleur, il y a quatre enfants dans la cale.

- Amène-les au poste de pilotage.

- Montez, ordonna le bandit.

Nos amis se retrouvèrent devant le chef qui les observa en silence.

 

- On en fait quoi? demanda le plus jeune.

- On a trois solutions, répondit l'autre, après avoir arrêté la péniche près de la rive du canal. La première : on les débarque sur le quai. Mais c'est une mauvaise idée. Ils vont courir nous dénoncer à la police et nous nous retrouverons en prison.

Nos quatre amis écoutaient en silence. Des larmes coulaient sur leurs joues.

- Asseyez-vous par terre, continua le chef. Deuxième solution : on les enferme dans les caisses et on les abandonne sur la rive. Mais ils vont crier, hurler. Quelqu'un les entendra et les délivrera. Ils sont tous les quatre assez grands pour s'expliquer, et nous reconnaître, quand les gendarmes viendront sur la péniche, ce qui ne tardera pas.

- On en fait quoi, alors, chef? dit l'autre.

- Troisième solution : on les enferme dans les caisses et on les jette à l'eau. Ils couleront et mourront noyés ou étouffés. Les morts ne parlent pas.

Il y eut un moment de silence.

- Et si on les laissait simplement enfermés dans la cale, proposa le plus jeune. Personne ne les verra.

- Nous allons les garder jusqu'à ce que la nuit soit complètement tombée. Nous longerons alors une zone du canal où il n'y a aucune habitation. On profitera de l'obscurité complète pour les jeter à l'eau, enfermés dans les caisses. Reconduis-les dans la cale une heure ou deux, et ferme bien la porte. On s'en débarrassera avant l'écluse de la frontière française.

 

La nuit tomba sans bruit, au fil de l'eau. Les quatre enfants passèrent de la pénombre à l'obscurité, silencieux, de plus en plus angoissés.

Tout à coup, la porte de la cale s'ouvrit. Les deux hommes descendirent, arme au poing. Les faisceaux de deux lampes de poche trouaient l'obscurité.

Ils firent tomber les tours du château, auquel d'ailleurs nos amis ne pensaient plus. Le jeu avait cessé depuis belle lurette.

- Entrez dans une caisse, aboya le chef. Chacun la sienne.

Se pliant aux ordres, la mort dans l'âme, nos amis se glissèrent dans un caisson, se mettant en boule, les bras autour des genoux, comme quand on saute dans une piscine et qu'on veut éclabousser les copains.

Les bandits posèrent les couvercles et les fixèrent avec quelques vieux clous rouillés, récupérés ici et là sur le sol de la cale.

On n'entendit plus que des pleurs et des supplications.

Puis les hommes levèrent les caisses une à une et les portèrent sur le bord gauche de la péniche, celui à l'opposé du quai où ils venaient d'arrêter à nouveau le bateau. Ils poussèrent une première à l'eau. Celle d'Arthur.

On entendit un "plouf". Le garçon sentit aussitôt de l'eau entrer de tous les côtés, par les fentes entre les planches. Il se débattit, tentant de les briser pour pouvoir sortir, mais en vain.

La deuxième fut celle de François. Puis Zoé, juste après. Celle-ci tomba sur celle de notre ami et la brisa.

François se retrouva dans l'eau, tandis que les bouts de bois s'éloignaient dans le courant. Il s'approcha de la caisse de Zoé et réussit à ouvrir en arrachant deux planches mal clouées. La fillette nagea vers le bord du canal.

La péniche s'éloignait dans la nuit.

Les enfants entendirent un quatrième "plouf". François nagea vers la caisse d'Arthur. Il parvint, avec difficulté et en s'y accrochant, à l'ouvrir. Son copain en sortit bien vite. Les deux garçons firent quelques brasses dans l'eau boueuse et froide pour atteindre la quatrième et délivrèrent Béatrice.

Tous nagèrent vers le quai et y montèrent par une échelle en fer. Ils se retrouvèrent sales, trempés, grelottant de froid, mais sains et saufs.

La péniche disparut dans un méandre de la rivière plongée dans la nuit.

 

Il ne restait plus qu'à courir. Ce qu'ils firent aussitôt. Ils s'arrêtèrent assez vite devant une maison dont une fenêtre était éclairée. On entendait de la belle musique.

Béatrice sonna. La porte s'ouvrit. Une dame, étonnée, regarda puis écouta les quatre enfants encore ruisselants d'eau vaseuse et de peur. Elle les fit ensuite entrer et referma la porte derrière eux.

Elle appela la police, après les avoir fait asseoir dans son salon. Voyant qu'ils avaient soif et faim, elle leur proposa des cookies et de la limonade.

Les policiers, arrivés très vite, recueillirent à leur tour les témoignages de nos amis.

On rassura les parents en leur téléphonant. Ils ne tardèrent pas à arriver.

Puis, après avoir remercié la charmante dame, tous montèrent dans des voitures et filèrent vers le poste frontière où se trouve la dernière écluse à franchir.

La péniche arrivait. Elle apparut après un dernier méandre.

 

- J'aperçois des véhicules de police, dit le chef des voleurs à son jeune complice. Prends nos deux révolvers et jette-les à l'eau. Il ne faut pas qu'on les trouve.

Dès que le bateau s'arrêta au bord du quai, dans le bassin de l'écluse, les policiers y montèrent et menottèrent les deux bandits.

Les gendarmes trouvèrent les sacs contenant l'argent après une fouille rapide de la cale. Puis ils accusèrent ces voleurs d'avoir kidnappé des enfants.

Les deux hommes prétendirent que jamais des enfants ne s'étaient trouvés à bord de leur péniche. Mais Béatrice, François, Arthur et Zoé les désignèrent sans hésitation.

Les bandits affirmèrent alors que nos amis mentaient, sans doute pour se rendre intéressants. Mais une équipe de police scientifique, appelée sur les lieux, visita la cale et y découvrit de nombreuses empreintes digitales sur les hublots. Celles des enfants qui s'y étaient appuyés à pleine main pour tenter de les ouvrir.

Les deux hommes furent condamnés à de lourdes peines de prison. L'argent retrouva sa place à la banque.

Quant à Béatrice et François, ils s'étaient faits de nouveaux amis. Ils jouèrent souvent avec Arthur et Zoé, près du canal, mais ne montèrent plus sur une péniche inconnue...