N°1
Il faisait très chaud, presque étouffant, sous le soleil. Le désert d'Arizona déroulait son immensité, cernée d'un grand ciel bleu. Le sol jaune était parsemé, de-ci de-là, par quelques petites plantes à picots. Parfois, des rochers beiges, oranges, rouges barraient l'horizon, mais partout, du sable stagnait à perte de vue, prêt à se lever au moindre coup de vent.
Deux chariots couverts de bâches, tirés chacun par deux chevaux, comme on en voyait à l'époque des pionniers dans l'Ouest américain à la fin du XIXème siècle, cahotaient sur cet immense terrain.
Dans le premier, un homme assis à l'avant tenait les rênes. À côté de lui, son fils, Joël, un garçon de onze ans regardait au loin le théâtre de falaises de pierre. Derrière, sous la bâche se trouvaient la maman et Patricia, neuf ans, la sœur de Joël.
Dans le second chariot on apercevait un homme, une femme et deux petites filles, Samantha, six ans et le bébé Alice, un an, la petite sœur de Samantha.
Personne d'autre jusqu'à l'infini de la plaine. Pas de village, pas de route, une piste à peine tracée, le silence, la solitude.
Assis à l'avant, Joël parlait avec son père, tout en grattant distraitement l'échancrure où son jean sale était déchiré au genou.
-Dis papa, la Californie, l'Ouest, c'est encore loin ?
-Joël, nous sommes déjà dans l'Ouest, répondit le papa. Mais la Californie se trouve encore loin. Il nous faut traverser des vallées profondes, passer des canyons, suivre la piste de nombreux jours. Tu vas découvrir des paysages à couper le souffle, mais très durs, car inhospitaliers et brûlés de soleil. Les canyons sont de très profondes vallées, dont les parois rocheuses tombent à pic. Nous y arriverons bientôt. Puis, nous nous arrêterons à St-Georges. Là on m'attend pour me donner du travail.
-Alors, quand on vivra à St-Georges, on ne sera plus pauvres ?
-À St-Georges, mon grand, on ne sera plus pauvres.
-Papa, interrogea Joël, il y a quelque chose que je ne comprends pas. À New York, pour ton travail, quand tu déminais, quand tu désamorçais des bombes, comment faisais-tu pour ne pas trembler de peur ? Moi, je crois qu'à ta place, je paniquerais tellement que je couperais les fils n'importe comment et tout exploserait entre mes mains.
-Moi aussi, répondit le papa, moi aussi, mon grand, j'ai peur devant une mine. J'ai peur qu'elle saute entre mes doigts et de me retrouver estropié à vie ou de mourir. Il faut apprendre à maîtriser sa peur, sinon, les mains deviennent humides, moites et alors on risque de créer des courts-circuits. Aussi, quand j'étais devant une mine, je pensais sans cesse à maman et à vous deux, à toi Joël et à Patricia, ta petite sœur. Je pensais à vous si fort que mes doigts ne tremblaient pas, mes mains ne se couvraient pas de sueur et je pouvais désamorcer la bombe.
-Merci, papa.
-Mon grand, je dois te dire quelque chose. Tu sais qu'il ne reste presque plus rien à manger dans les deux chariots. Demain, maman et moi et les parents de Samantha et Alice, on va aller chasser.
-Je peux vous accompagner ? supplia Joël.
-Je savais que tu me le demanderais. Non, mon grand, tu ne peux pas nous accompagner.
-Papa, tu m'avais promis.
-Je te promets que quand nous arriverons en Utah ou en Californie, tu pourras venir chasser avec moi. Mais, pour le moment, il faut que tu gardes ta petite sœur et les deux autres petites filles dans le chariot derrière nous. Elles ont besoin de toi. Tu es le plus âgé du groupe. Samantha et Alice ne sont pas de la famille, mais je sais que tu les considères un peu comme tes petites sœurs.
-D'accord, papa. Je veillerai sur elles. Tu peux me faire confiance. Tu verras, je les protégerai bien.
-J'en suis sûr, conclut son père. Merci mon grand. Quand tu te réveilleras demain, maman et moi et les parents des petites, on sera partis. Nous reviendrons dans le milieu ou la fin de la matinée.
-Ok, papa, murmura Joël.
Le soir, ils placèrent les deux chariots l'un à côté de l'autre. Ils libérèrent les chevaux pour qu'ils puissent brouter un peu plus loin. Même dans le désert, quelques plantes poussent ici et là. Et puis les deux familles se rassemblèrent autour du feu pour cuire quelques pommes de terre et les haricots qui restaient. Le bébé but un biberon.
Puis chacun s'enroula dans une couverture près du feu et s'endormit sous le ciel étoilé de l'Ouest américain. Joël ne craignait pas de dormir à la belle étoile. Ses parents se trouvaient à quelques mètres et leur présence le rassurait.
Le lendemain quand il s'éveilla, le grand frère se sentit très seul avec les trois petites filles. Le bébé pleurait. Le garçon se dirigea vers le chariot des amis. Il saisit un biberon préparé avec du lait de jument. Un des deux chevaux des parents des petites était une jument. Il fit boire le bébé.
Pendant ce temps-là, Patricia se réveilla et Samantha remua un peu. Les enfants mangèrent quelques pommes de terre cuites la veille pour leur petit déjeuner, puis ils s'habillèrent.
Joël comme Patricia portaient une chemise bien usée, et des jeans sales, déchirés aux genoux et autour des poches. Cela faisait deux mois qu'ils avaient quitté New York, et ils n'avaient rien d'autre à mettre. On n'avait pas pu laver les vêtements. Ils avaient des bons souliers, et c'était toute leur richesse.
À midi, les parents n'étaient pas encore de retour. Les enfants mangèrent quelques pommes de terre. Il ne restait plus rien d'autre. Joël demanda à Samantha d'aller traire la jument puis donna un biberon au bébé.
Au soir, les parents n'étaient toujours pas revenus ! Les petites étaient inquiètes. Notre ami donna un troisième biberon de jument au bébé. Les enfants décidèrent de dormir tous les quatre dans le même chariot. Joël parla aux petites filles.
-N'ayez pas peur, les parents se sont peut-être égarés. Ils reviendront demain matin. Allez, couchez-vous et dormez. Je veille sur vous.
Le garçon embrassa sa sœur et Samantha. Les deux filles s'étendirent sur des couvertures et ne tardèrent pas à s'endormir.
Alors, Joël resté seul éveillé se redressa et regarda les étoiles. Une angoisse le saisit.
-Et demain, se dit-il, si les parents ne reviennent pas, que vais-je faire, moi, avec les trois autres, tout seuls, sans nourriture, dans cet immense désert de l'Arizona que je ne connais pas? Retourner en arrière ? On a quitté le dernier fort il y a plusieurs jours. Je ne sais pas conduire les chevaux. Partir à pied, dans le désert ? Où ça ? Et il faudra de l'eau…
Il finit par s'endormir malgré ses graves interrogations.
Le lendemain, les parents n'étaient pas revenus.
Joël compta les pommes de terre du dernier sac et il les cuisit toutes.
-Ce midi, les filles, on en mangera trois chacun et au soir trois autres. Cela fait neuf plus neuf, dix-huit. Demain, il n'en restera plus qu'une pour chacun d'entre nous. Si nos parents ne reviennent pas, il faudra qu'on parte à l'aventure pour chercher à manger. Nous emporterons de l'eau et du lait de jument pour le bébé.
La journée se passa sous une chaleur accablante, un ciel bleu lumineux, un soleil implacable et sans un atome de vent. Ils attendirent, souvent silencieux, car inquiets, assis à l'ombre des chariots. Ils burent assez bien d'eau. Ils mangèrent chacun trois pommes de terre à midi et les trois autres le soir. Ils avaient encore faim, mais Joël voulait garder la dernière pour le lendemain matin.
Comme les petites le regardaient, anxieuses, en pensant à leurs parents, lui, très angoissé, dit aux deux filles :
-Ne craignez rien. Je suis sûr que demain ils seront de retour. Allez, au dodo.
-La nuit passée, des bêtes hurlaient au loin, chuchota Patricia.
-Quel genre ?
-Comme des chiens qui aboient. Ce ne seraient pas des loups ?
-Non répondit Joël, pas des loups.
Il hésita un peu.
-Je pense à des coyotes. Si tu les entends encore, réveille-moi. Je tirerai un coup de feu en l'air avec le fusil que papa nous a laissé. Ils s'encourront.
Pendant la nuit, Patricia éveilla son frère.
-Écoute, Joël, écoute, tu les entends ?
-Oui.
Là-bas hurlaient les coyotes, les chiens sauvages et errants des prairies. Chacun semblait répondre à un autre et hurlait à son tour sous le ciel noir. La lune répandait une lueur gris-bleu qui ajoutait à leur peur et à leur solitude. C'était sinistre et angoissant à la fois. Joël prit le fusil et l'arma.
-Ça va faire du bruit, les petites, je vous préviens.
Le garçon tira deux fois en l'air. On entendit les cris des coyotes qui s'encouraient et puis, plus rien. Le bébé pleura un peu, puis il se rendormit. Ils se recouchèrent tous trois près de lui.
Le lendemain, quand le soleil se leva, les parents n'étaient toujours pas revenus.
-Qu'allons-nous faire, Joël ? demanda Patricia, inquiète.
-Je ne vois qu'une chose, répondit son frère. Partir. Il ne reste plus rien à manger ou presque. Si on attend ici, on va mourir de faim. Je crains qu'il soit arrivé quelque chose aux parents.
-Et par où veux-tu aller, par là, par là, par là, par là ?
Dans chacune des directions que montrait Patricia, l'immensité du désert dessinait sa solitude.
-On allait vers une ville qui s'appelle St-Georges. À l'Ouest. Le soleil se lève derrière nous, à l'Est. Nous partons vers l'Ouest, par là.
Son doigt montrait les étendues infinies.
-On va manger la dernière pomme de terre, boire de l'eau, le plus qu'on peut. Je prépare un dernier biberon pour Alice et en route. À pied.
Joël accrocha à sa ceinture et à son cou un petit harnais que la maman du bébé serrait sur elle pour le porter. Il plaça Alice contre sa poitrine. Il donna une main à Samantha et l'autre à Patricia à qui il confia le fusil. Les quatre enfants quittèrent les chariots et partirent vers l'Ouest, à travers le désert.
Ils marchèrent des heures sur le sable crissant et brûlant. Parfois, quelques chaparrals, ces buissons épineux agrippaient le bas des jeans et parfois d'autres plantes piquaient. Ils marchaient la tête au vent, sous le soleil brûlant, dans l'immensité jaune et rouge du désert de l'Arizona et sous l'infini du ciel bleu.
Vers midi, toute l'eau était bue. Ils n'avaient plus rien. Ils dépassèrent quelques rochers acérés et s'arrêtèrent au bord d'un immense précipice, un canyon profond, aux parois rocheuses grises et oranges, qui tombaient à pic deux cents mètres plus bas. Et là, dans cette vallée, dont l'autre bord paraissait aussi vertical que celui où ils se trouvaient, coulait une rivière entre des champs cultivés.
-Il faut y descendre, décida Joël, mais comment, ou par où ?
-On prend à gauche ou on prend à droite ? dit Patricia.
-Qu'en penses-tu, petite sœur ?
-Je ne sais pas, soupira la fillette fatiguée. On risque à droite ?
-On risque à droite.
Pendant une heure, ils marchèrent vers la droite en longeant le bord du précipice, mais ils ne découvrirent ni sentier, ni escarpement, ni écroulement qui leur aurait permis de descendre dans la vallée. Au contraire, elle devenait de plus en plus escarpée et profonde.
-Demi-tour, on va aller dans l'autre sens, décida Joël.
Ils refirent le même chemin. Puis ils marchèrent une autre heure, sur les bords de cette vallée. Parfois au milieu des rochers, poussaient quelques petits arbres, pas très hauts, du genre épineux, quelques plantes rabougries et des herbes folles.
Et tout à coup, ils entendirent des voix !
Joël cacha le fusil des parents dans une fente entre les rochers. Puis, ils s'approchèrent des voix et ils aperçurent deux fillettes et un petit garçon. Des Amérindiens.
Une des fillettes redressa la tête. Elle avait un visage franc, dynamique. Des yeux clairs, des cheveux presque noirs, coiffés en deux longues tresses qui descendaient jusqu'à sa taille. Elle portait une petite robe en tissu brun. L'autre fillette, un rien plus jeune, qui l'accompagnait lui ressemblait mais avec une seule tresse dans le dos. Le gamin était torse nu. Tous trois marchaient pieds nus.
Plume Bleue
Ils regardèrent nos amis avec curiosité.
-Bonjour, murmura Joël.
-Bonjour, dit l'aînée en souriant.
-Je m'appelle Joël. Voici Patricia, ma sœur, elle a neuf ans. Et Samantha en a six. Le bébé s'appelle Alice.
-Mon nom est Plume Bleue, dit la jeune fille aux deux tresses. J'ai le même âge que toi, et trois petits frères. Elle, c'est Rose Blanche, mon amie. Celui de mes frères que tu vois là s'appelle Bâton Rouge. Vous habitez par ici ?
-Non, expliqua Joël. Nous venons de très loin. Nous allons vers la Californie. Nos parents ont disparu depuis trois jours. Nos provisions sont épuisées. On a faim et soif. Peux-tu nous conduire dans ton village ?
-Dans la peuplade anasazie, dont je fais partie, on nous apprend à être généreux et à partager, affirma Plume Bleue. Mon père dit toujours qu'on doit accueillir les autres. Alors, venez, je vais vous conduire en bas.
Un sentier, qui descendait le long de la paroi rocheuse, commençait un peu plus loin, dissimulé entre deux rochers. Suivant ce sentier, le long du flanc de la montagne, ils arrivèrent dans la vallée. Ils marchèrent ensuite près d'une rivière et ils aperçurent un village. Ils découvrirent des tentes amérindiennes, les tipis, arrondis en forme de cône. On y entrait par une ouverture basse découpée dans la toile.
-Maman, maman, cria Plume Bleue, j'arrive avec quatre enfants blancs. Leurs parents ont disparu. Ils n'ont plus rien à manger ni à boire.
-Tu les amenés dans la vallée par le sentier secret ?
-Oui, maman. Je ne pouvais pas ?
-Tu as bien fait, ma chérie.
La femme semblait gentille. Elle déchargea Joël du bébé et lui donna tout de suite à boire, tandis que notre ami, Patricia et Samantha grignotèrent un épi de maïs que Plume Bleue leur apporta.
Tous passèrent l'après-midi au bord de la rivière et dedans, se baignant avec d'autres enfants. Puis Cheval de Feu, le père de Plume Bleue, revint des champs. Il observa les nouveaux venus et interrogea longuement Joël.
-Je ne sais pas ce que je peux faire de vous, dit-il. Ce soir, à la réunion chez le sachem, le grand conseil décidera. En attendant, soyez les bienvenus mais restez sous ma tente.
Après le souper, qu'ils prirent tous ensemble, Cheval de Feu partit au conseil des Amérindiens. Il se tenait dans un tipi central du village.
Le sachem présenta d'abord à chacun le calumet, la pipe, qu'ils fumèrent tous en silence. Puis le chef du village demanda qui voulait parler. Plusieurs doigts se levèrent.
Quand arriva le tour de Cheval de Feu, il expliqua que sa fille Plume Bleue avait accueilli dans l'après-midi quatre enfants blancs dont les parents avaient disparu. Ils venaient de l'Est, de New York et ils se dirigeaient vers l'Ouest, vers St-Georges. Il demandait ce qu'il devait faire d'eux.
-Tu sais comme moi, dit le sachem, que personne ne peut descendre dans la vallée. Le sentier qu'ils ont suivi avec ta fille est secret. Qu'en pensent mes braves guerriers ? Et que proposent les Anciens ?
Un homme se leva. Un des hommes les plus forts de la peuplade. Il s'appelait Ouconda.
-Je propose de reconduire les quatre enfants blancs au sommet du précipice et de les abandonner dans le désert. Pendant la nuit, les coyotes les attaqueront et les dévoreront et nous n'en parlerons plus.
-Je te trouve très dur, Ouconda, dit le sachem.
-Si tu laisses les enfants blancs retourner chez leurs parents, reprit le guerrier, ils reviendront par ici avec des autres. Ils nous chasseront de notre vallée, nous perdrons nos territoires de chasse et notre peuplade sera décimée. C'est arrivé dans les états du Nord. Ces enfants ne doivent pas rester une minute de plus dans notre vallée.
Quelques-uns approuvèrent, quelques autres dirent qu'il fallait se montrer accueillants, surtout vis-à-vis d'enfants.
-L'aîné est un garçon de onze ans, précisa Ouconda, pas vraiment un enfant.
-On pourrait tenter de savoir ce que sont devenus leurs parents, suggéra le sachem.
Un Ancien émit l'idée qu'ils n'étaient pas loin, sans doute chez les Navajos.
-Les Navajos sont des voleurs de chevaux et des ennemis redoutables, dit-il. Peut-être tiennent-ils les parents prisonniers. Allons demain jusqu'aux chariots. On en saura peut-être plus.
Le chef du village se leva.
-Paix, mes amis, paix. Demain, trois hommes m'accompagneront ainsi que l'aîné des enfants, appelé Joël et nous irons voir si leurs parents sont de retour. Nous déciderons de leur sort ensuite. J'ai dit.
Quand le sachem prononce « J'ai dit », plus personne ne discute.
Le lendemain, Joël, Plume Bleue, Cheval de Feu, le sachem et deux autres guerriers remontèrent le sentier. Patricia, Samantha et Alice restèrent chez la maman de Plume Bleue. Joël leur promit qu'il reviendrait le jour même.
Ils marchèrent rapidement et, guidés par notre ami, ils retrouvèrent le campement. Un nouveau malheur attendait le courageux garçon.
Les chariots avaient brûlé. Les chevaux avaient disparu. Il ne restait plus rien de ce que ces pauvres gens emportaient avec eux. Un des amérindiens découvrit une flèche pas consumée complètement. Il la présenta à son chef.
-Une flèche navajo, dit-il. Les hommes de cette peuplade sont venus. Ils ont brûlé les chariots et emporté les chevaux.
Le sachem se tourna vers Joël, qui retenait ses larmes difficilement. Elles coulaient le long de son visage.
-Garçon, montre-toi courageux. Demain, tu passeras les épreuves de guerrier. Si tu les réussis, après-demain, nous irons chercher tes parents chez les Navajos. Et s'ils vivent encore, nous pourrons peut-être les délivrer.
-Mes pauvres parents, pensa Joël.
Ils retournèrent dans la vallée.
Le jour suivant, à l'aube, le sachem et deux hommes âgés se présentèrent au tipi où dormaient nos amis et les enfants de Cheval de Feu. Joël s'éveillait. Le moment était venu de passer les épreuves. Plume Bleue vint se placer à côté de lui et lui donna la main. Elle s'adressa au chef de la peuplade.
-Je veux passer les épreuves avec Joël. Notre loi permet de s'aider les uns les autres.
Cheval de Feu regarda sa fille. Il prit son visage entre ses mains et caressa ses longues tresses.
-Tu n'es encore qu'une petite fille !
-Non, affirma Plume Bleue et j'accompagnerai Joël, mon ami. Nous unirons nos forces et nous réussirons. Tous deux, nous deviendrons des guerriers anasazis.
-J'accepte, dit le sachem. Venez, les enfants.
-Nous n'avons pas encore déjeuné, fit remarquer Joël.
-Vous ne mangerez rien tant que dureront les épreuves, répondit le sachem.
Les enfants le suivirent dans le canyon. Ils longèrent la rivière pendant une heure environ. Le soleil se levait.
-Voici votre première épreuve, dit le chef amérindien en montrant un rocher de forme étrange, dressé dans la vallée. Nous allons voir si le Grand Manitou, notre Dieu, est avec vous. Voici pour chacun une outre en peau. Allez la remplir à la fontaine sacrée, située juste derrière le rocher, et venez me l'apporter.
Joël et Plume bleue partirent, portant chacun leur outre vide. Notre ami murmura à son amie :
-Ça ne semble pas trop difficile…
-Fais attention, conseilla la jeune fille. Mets ton outre dans la main droite, et garde-la dans ta main droite quoi qu'il arrive. Si tu la changes de côté, ça veut dire que le Grand Manitou se détourne de toi. Et tu auras raté l'épreuve.
-Compris, remercia Joël.
Il remplit son outre à la fontaine sacrée et, la tenant dans la main droite, il revint vers les guerriers. Le sachem lui tendit la main.
-Bravo !
Joël faillit passer l'outre dans la main gauche, pour serrer celle du sachem. Mais il se rappela ce que Plume Bleue lui avait dit et il serra la main du chef avec sa main gauche.
-Bravo, répéta le sachem. Le Grand Manitou t'accompagne. Tu peux boire de cette eau sacrée.
Plume Bleue réussit l'épreuve sans difficulté également. Ils s'enfoncèrent dans le canyon après avoir bu un peu, mais toujours à jeun.
Vers dix heures du matin, ils arrivèrent à un endroit où la vallée et sa rivière forment un coude. Dans ce méandre l'eau coule très lentement, le limon se décante, et cela forme un lac vaseux. Au centre de ce lac, se trouve une petite île, avec un arbre mort.
Le sachem prit son arc, une flèche et l'envoya se planter dans le tronc de l'arbre. Il en tira une seconde qui vint s'enfoncer dans le tronc juste à côté de la première.
-Voilà la deuxième épreuve. Celle de la terre. Vous devez aller rechercher ces flèches, chacun une, et venir me les apporter.
Joël enleva sa chemise et ses chaussures. Il entra dans l'eau avec son jean déjà sale. Plume Bleue y entra avec lui. Se donnant la main, ils s'enfoncèrent dans la vase qui leur vint bientôt jusqu'au cou, les obligeant à nager.
-Je ne vois pas la difficulté ? s'étonna Joël. À part qu'on va être couverts de boue, je ne devine pas où se situe le danger.
-Un serpent d'eau peut venir nous attaquer, craignit Plume Bleue. Ne faisons pas de bruit et dépêchons-nous, avant de nous faire repérer.
Ils avancèrent le plus vite qu'ils pouvaient. Souvent cela devenait si profond qu'ils devaient nager. L'eau épaisse collait à la peau et imprégnait les vêtements. Ils arrivèrent à l'île sans encombre. Ils arrachèrent leur flèche chacun et revinrent tous les deux vers le sachem.
Joël nageait devant son amie quand il aperçut quelque chose qui s'approchait rampant à la surface de l'eau. Un grand serpent d'eau les avait aperçus ou sentis et se dirigeait vers Plume Bleue. La jeune fille, debout dans la boue jusqu'au cou, attendit l'animal.
Dès qu'il fut à portée de mains, le cœur battant au rythme de sa peur, elle le saisit derrière la tête d'un geste vif de la main gauche, et, de la droite, elle enfonça entre les yeux de la bête la pointe de la flèche qu'elle tenait fermement. Le serpent se raidit et se débattit vigoureusement. Plume Bleue et le serpent tombèrent dans l'eau sale ensemble. Puis la jeune fille se redressa et jeta le serpent mort.
-Mon père m'avait expliqué et un jour je l'ai vu faire, dit Plume Bleue.
-Merci, murmura Joël très impressionné.
Couverts de boue de la tête aux pieds, ils arrivèrent devant le sachem et lui tendirent chacun une flèche.
-Bravo, félicita le chef amérindien. J'admire ton courage mon garçon. J'aime ça.
Plume Bleue tendit sa flèche.
-Très bien, déclara le sachem. Je te sais intrépide et débrouillarde. Suivez-moi maintenant pour l'épreuve du feu.
Ils marchèrent une heure encore, en s'éloignant du village. Ils arrivèrent près d'un rocher plat d'environ vingt mètres de haut. Un petit sentier permettait d'y monter.
-Vous allez allumer un feu, là au-dessus, et vous garderez ce feu en vie sans arrêt, jusqu'à ce que je vienne vous le dire.
Plume Bleue rassembla du petit bois et fit naître les premières flammes à la manière des Amérindiens. À tour de rôle, Joël et son amie descendirent en courant par le sentier pour chercher du bois au pied des falaises ou près des arbres des environs.
La chaleur était accablante. La soif était si forte qu'ils ne sentaient même pas la faim, alors qu'ils n'avaient rien mangé. Les allers-retours incessants à la recherche de bois les épuisaient.
Vers trois heures de l'après-midi, Joël sentit que sa tête tournait. Il tomba sur le sol, évanoui. Plume Bleue traîna le garçon à l'ombre des rochers. Il ouvrit les yeux.
-Reste là. Je m'occupe du feu et du bois, dit-elle.
La jeune amérindienne fit seule plusieurs voyages, sous la chaleur terrible, portant des branches et les posant sur le feu.
Un peu plus tard, Joël, honteux de sa faiblesse, se redressa et vint l'aider. Peu à peu, des nuages couvrirent le ciel et la chaleur devint moins intense. Le sachem revint et leur annonça qu'ils avaient réussi la troisième épreuve.
-Maintenant, celle de l'eau, annonça-t-il.
Ils remontèrent encore la vallée et arrivèrent à un endroit où dévalait une grande et haute chute d'eau.
-Passez sous la cascade. De l'autre côté, vous découvrirez une grotte. Le sol est jonché de pierres blanches. Vous m'en ramènerez chacun une.
Marcher pieds nus dans l'eau les rafraîchit. Au pied de la chute, ils trouvèrent un bassin assez profond et cela leur fit du bien de se débarrasser de la boue accumulée sur eux et sur leurs vêtements lors de la deuxième épreuve. Ils en profitèrent pour se désaltérer.
Traverser le rideau de la cascade était impressionnant parce que l'eau tombait de haut, si haut que ça risquait de faire mal. Il faudrait passer très vite. Avant de s'élancer, Joël aperçut à ses pieds deux pierres blanches, rondes, fort jolies, amenées sans doute par le courant depuis la grotte. Il les ramassa et les glissa dans la poche de son jean.
Toujours pieds nus tous les deux, ils se donnèrent la main et traversèrent le rideau d'eau.
Ouconda les attendait l'autre côté ! L'Amérindien, les bras croisés, les regarda en silence. Joël allait se baisser pour prendre une pierre blanche quand le guerrier cria.
-Tu ne ramasses rien.
-Mais nous devons ramener une pierre, dit Plume Bleue, sinon nous ne réussirons pas l'épreuve.
-Je ne veux pas que vous réussissiez l'épreuve, je ne veux pas que vous deveniez guerriers. Je ne veux pas que vous alliez chez les Navajos. Sortez.
Ouconda menaçait. Plume Bleue en avait peur. Tous les enfants du village craignaient cet homme dur et dont le regard vous transperce comme une flèche.
-Viens, murmura la jeune fille, il faut faire demi-tour.
Joël et son amie repassèrent sous la trombe d'eau.
-Raté, soupira Plume Bleue.
-Ce n'est pas raté, dit le garçon. Je tiens deux pierres blanches, emportées par le courant. Je les ai ramassées au bord de la cascade. Ça compte.
Il en sortit une de sa poche et la donna à Plume Bleue. Ils les remirent au sachem qui les félicita. Ils ne parlèrent pas d'Ouconda. Ce n'était pas le moment.
-Maintenant, l'épreuve du vent, annonça le chef amérindien.
Le sachem les conduisit au pied d'un rocher immense, dressé telle une cheminée, taillé comme au couteau et qui, en son milieu, se divisait en deux parties. Le rocher araignée des Anasazis. Il mesurait près de cent mètres de haut.
-Grimpez jusqu'à l'endroit où la partie gauche du rocher se sépare de la partie droite. Là souffle le vent. Vous crierez trois fois mon nom. Je saurai alors que vous aurez réussi.
Les deux enfants marchèrent vers ce rocher qui se dressait, immense, escarpé, démesuré.
-On ne pourra jamais monter là-haut, s'inquiéta Joël.
-Si. Il y a une échelle, répondit son amie.
-Ah bon, se rassura le garçon, pas de problème en ce cas.
Mais quand il vit l'échelle, il comprit l'extrême difficulté de cette épreuve dangereuse. L'échelle ne comportait pas de barreaux. C'était une échelle amérindienne.
Dans une anfractuosité, des troncs d'arbres assez minces se trouvaient calés, fixés. Des encoches étaient taillées dans ces troncs, à certains endroits, pour permettre d'y poser le pied. Il fallait, pour grimper, se tenir aux parois rocheuses avec les mains, mettre les pieds dans les encoches et passer ainsi de tronc en tronc, d'oblicité en oblicité jusque tout en haut. C'était impressionnant, vertigineux, terrible.
En haut, soufflait un vent puissant. Joël, pris de vertige, s'arrêta un moment. Puis, il continua son ascension, suivi par son amie.
Quand enfin, n'osant pas regarder vers le bas, ils arrivèrent tous deux à l'endroit où le rocher se divise, chacun cria « sachem » trois fois, puis ils redescendirent.
L'épreuve du vent, la cinquième, était réussie. Il en restait deux : celle du courage et celle de la peur.
Ils s'arrêtèrent en amont de la rivière. Le courant passait, rapide et tourbillonnant à cet endroit.
-Je vais lancer cette écorce de pin dans l'eau. À vous de la récupérer et de me la ramener, annonça le sachem. Et pour cela, il faudra nager bien et vite. La rivière vous emporte vers une cascade de plus de dix mètres de haut à deux cents mètres d'ici…
Le sachem lança la première écorce. Joël hésita un instant puis, pensant à ses parents et à sa sœur, il domina sa peur et plongea dans l'eau. Il nagea le plus vite et le plus fort qu'il pouvait mais le courant impétueux l'emportait. Il saisit l'écorce et la glissa entre ses dents.
Il se débattit de toutes ses forces, déployant une énergie incroyable, mais il tomba dans la chute d'eau. Il aboutit dans un lac profond, et remonta à la surface, l'écorce entre les dents.
Quelques instants plus tard, il vit Plume Bleue glisser à son tour dans l'eau profonde du lac. Ils sortirent de l'eau et remirent l'écorce au sachem, montrant que par leur audace ils avaient gagné l'épreuve.
Il restait maintenant la dernière, celle de la peur. Le soir tombait. Ils mouraient de faim tous les deux. Mais ils ne reçurent rien à manger.
On les conduisit au pied d'une paroi verticale colossale, la paroi du canyon. Elle mesurait près de cent cinquante mètres de haut à cet endroit.
À quinze mètres de hauteur se trouve une immense grotte naturelle, avec les ruines de maisons en pierres et en briques. La plus haute d'entre elles est peinte en blanc. Une échelle, normale cette fois, posée contre la paroi, permet d'atteindre le bord de la caverne.
-Vous allez passer la nuit là, dit le sachem. Demain matin, si les dieux sont favorables, vous serez des guerriers anasazis. Montez.
-Ce lieu me fait peur, avoua Plume Bleue. La maison blanche là-haut, appartient aux esprits des ancêtres et des morts.
-Je viens avec toi, encouragea Joël. Je reste à tes côtés. Je ne crains pas les esprits des Anciens, moi. Viens, on monte. Je te protégerai.
Ils grimpèrent tous les deux et quelqu'un retira l'échelle. Impossible de redescendre à présent. Le sachem et les Anciens retournèrent au village.
-Viens, proposa Joël à Plume Bleue. On va visiter les lieux et la maison blanche.
-Surtout pas là au-dessus, surtout pas là au-dessus, répéta la jeune fille angoissée. On attend le matin, ici, près du bord, sans bouger.
Le garçon n'insista pas. Les deux amis s'assirent contre un mur de briques. Ils restèrent l'un près de l'autre et regardèrent le soleil se coucher sur la vallée.
Les deux enfants se parlèrent longtemps. Joël décrivit New York et sa vie là-bas. Il parla de son papa qui désamorçait les mines, de sa maman, de la décision de partir, la traversée des grandes plaines puis des montagnes, avec Patricia. Il parla aussi de Samantha et d'Alice qu'il aimait comme des sœurs et surtout de ses parents qu'il espérait retrouver vivants.
Plume Bleue raconta sa vie, simple et dure dans les villages amérindiens. Elle évoqua les peuplades des environs avec lesquelles les Anasazis sont souvent en guerre. Elle décrivit leur vallée secrète, les parties de chasse avec son père.
Tous les deux avaient faim. À la nuit tombée, la lune se leva et avec elle une bise froide qui fit frissonner les deux enfants. Ils se couchèrent sur le sol, l'un à côté de l'autre. Ils se serrèrent contre un muret à moitié écroulé, et malgré le froid, ils finirent par s'endormir.
Ils se réveillèrent au milieu de la nuit.
-Joël, j'entends du bruit là-haut et je vois une lumière, chuchota Plume Bleue. Les dieux nous guettent.
La lune répandait sa douce lumière dans la nuit, qui, sans elle, serait tout à fait noire. On entendait le clapotis de l'eau de la rivière quinze mètres plus bas.
-Les esprits des morts se tiennent là au-dessus, insista la jeune fille. J'ai peur, trop peur. Ils viennent nous faire du mal.
-Je ne crois pas à tes esprits, répondit Joël. Je vais voir.
-Je n'ose pas rester seule, je viens avec toi, souffla son amie.
Rampant le long des murs à demi écroulés, silencieux comme des lézards, ils parvinrent tout près de la maison blanche, la plus haute de toutes les constructions. Ils s'agenouillèrent près d'une ouverture en forme de fenêtre et regardèrent à l'intérieur. Deux hommes ! Les enfants reconnurent Ouconda. Il parlait avec un Amérindien que Plume Bleue ne connaissait pas.
-L'autre guerrier ne fait pas partie de notre peuplade, chuchota la jeune fille. C'est un guerrier Navajo.
-Tu vois, ce ne sont pas des esprits.
-Non, en effet, répondit Plume Bleue. Mais comment ont-ils fait pour arriver là ?
-Je ne sais pas, murmura Joël. Écoutons-les…
-Nous sommes d'accord, Ours Brun, dit Ouconda. Je t'échange dix fusils contre tes vingt pièces d'or.
-Affirmatif, grogna Ours Brun, voici le sac avec les pièces.
-Bien. Voici les fusils et les cartouches. Avec tes complices, tu seras bientôt le sachem des Navajos. Alors, avec tes guerriers, tu m'aideras à devenir le chef de ma peuplade à la place de ce vieux sachem qui radote.
-Je viendrai à la prochaine lune, promit Ours brun.
Nos amis virent les deux hommes se serrer la main. C'étaient donc deux traîtres, l'un du peuple Navajo et l'autre de celui des Anasazis. Ouconda glissa les pièces d'or dans sa veste. Ours brun saisit les fusils. Ils disparurent, emmenant la petite lumière avec eux.
Dès qu'il fit tout noir, les deux enfants entrèrent dans la maison peinte en blanc. Elle ne comportait qu'une seule pièce. Vide. Nos amis découvrirent à l'arrière un passage, un souterrain. Il grimpait en zigzaguant, noir, étroit, taillé dans le rocher. Ils le suivirent de longues minutes et débouchèrent au milieu de rochers, tout en haut du précipice ! C'était un ancien passage secret, creusé dans la paroi par les hommes d'autrefois.
Nos amis firent demi-tour et retournèrent se coucher près de la maison blanche en ruines. Ils finirent par s'endormir.
Joël s'éveilla le premier. Il vit toute la peuplade rassemblée au pied des rochers. Il reconnut Ouconda parmi les autres, debout près du sachem. Notre ami aperçut Patricia et Samantha. Le bébé Alice souriait dans les bras de la maman de Plume Bleue. Tous applaudissaient et appelaient.
L'échelle était posée. Nos deux amis descendirent et se présentèrent devant le chef du village.
-Bienvenue à Joël, guerrier anasazi. Voici ta première plume !
Joël reçut une sorte de serre-tête qu'il glissa, fièrement, dans ses cheveux.
-Plume Bleue, tu es la première fille de dix ans à devenir guerrière anasazi. Tu mérites ta première plume. Je te félicite pour ton courage.
Il posa également un serre-tête par-dessus ses longues tresses.
-Rendez-vous dans une heure au tipi central pour tous les guerriers. Vous deux aussi bien sûr. Allez manger, vous devez être affamés !
-Sachem, déclara Joël, nous avons quelque chose de très important à te dire.
-Tu parleras devant les Anciens et les guerriers, tantôt, dans mon tipi.
-Très bien, répondit le garçon.
Nos amis suivirent les parents de Plume Bleue. Ils reçurent à boire et à manger et se reposèrent un petit peu. Patricia leur posa plein de questions. Puis, ils se dirigèrent tous deux vers le tipi du sachem pour assister à la réunion.
Ils entrèrent en se baissant. Les Anciens et les guerriers étaient assis en rond. Nos amis prirent place côte à côte parmi eux.
On fit passer un calumet. Joël hésita mais aspira une bouffée, qui le fit tousser. Plume Bleue se contenta de passer ses lèvres sur l'embout de la pipe et la glissa entre les mains de son voisin.
-Vous demandez la parole, dit le sachem.
Plume Bleue et Joël se levèrent.
-Ce que nous voulons dire est très grave, expliqua notre ami. Pouvons-nous parler devant tout le monde ?
-Oui, répondit le sachem. Tous ceux qui se trouvent ici sont des braves et peuvent entendre ce que vous allez dire.
-Cette nuit, enchaîna Plume Bleue, pendant que nous passions la septième épreuve à la maison blanche, nous avons entendu du bruit et vu des lumières.
Ouconda, inattentif jusqu'ici, se tourna et observa les deux enfants.
-Deux hommes se parlaient, continua Joël. L'un fait partie de notre peuplade et l'autre de celle des Navajos. L'un a reçu des pièces d'or et l'autre des armes. Ces hommes s'apprêtent à trahir leurs frères.
-Et reconnais-tu le traître Anasazi parmi ceux qui nous entourent ? demanda le sachem.
-Oui, déclara Joël.
-Oui, confirma Plume Bleue. C'est lui, Ouconda.
L'homme se redressa et cria :
-Ces enfants sont des menteurs.
-Ces enfants, fit remarquer le chef du village, ne sont plus des enfants, mais des guerriers anasazis.
-Peut-être, mais ils mentent.
-Quelle preuve pouvez-vous donner de ce que vous avancez ? demanda le sachem.
-Que deux guerriers aillent dans le tipi d'Ouconda, dit Joël. Que l'on cherche bien. On trouvera sans doute les vingt pièces d'or que Ours brun lui donna cette nuit.
Ouconda se leva et voulut sortir, mais quelques hommes l'en empêchèrent. On envoya des Anciens fouiller son tipi. Deux minutes après, deux vieux guerriers revinrent et versèrent les pièces d'or au pied du chef de la peuplade.
-Trahison, lança-t-il. Saisissez-vous de ce traître. Attachez-le au poteau de torture. On s'en occupera plus tard. Quant à vous deux, reposez-vous chez Cheval de Feu. À la tombée du jour, nous irons chez les Navajos, voir si tes parents vivent encore, Joël, et nous verrons ce que l'on peut faire pour les délivrer.
Au soir donc, le sachem, dix guerriers et Joël et Plume Bleue partirent vers la peuplade des Navajos.
Les deux enfants montèrent à cheval derrière deux guerriers. Après avoir chevauché environ trois heures, ils arrivèrent en vue du camp des Navajos.
Le sachem commanda à ses hommes de se cacher derrière des rochers et d'attendre. Il montra la lune qui se levait.
-Lorsqu'elle passera de l'autre côté de cette colonne de pierre, d'ici deux heures environ, si nous ne sommes pas revenus, cherchez nos guerriers et délivrez-nous.
Puis, le sachem avança à pied avec Joël et Plume Bleue. Ils entrèrent dans le village des Navajos. Très rapidement, quelques guerriers les entourèrent et les escortèrent jusque devant leur chef assis près d'un grand feu autour duquel toute la tribu se trouvait rassemblée.
Notre ami scruta les lieux à la recherche de ses parents. Il aperçut quatre poteaux plantés au sommet d'un monticule. Il reconnut son père, sa mère ainsi que les parents de Samantha et d'Alice attachés à ces poteaux. Son cœur se mit à battre très fort.
-Les voilà, les voilà. Ils sont là, dit-il à Plume Bleue. Papa ! Maman !
-Tais-toi, imposa le sachem. Maîtrise-toi, garçon. Nous n'avons pas encore gagné la partie. Ils sont prisonniers pour une raison que je ne connais pas et les Navajos ne rendent jamais leurs prisonniers.
Le grand chef, assis au milieu de ses hommes et de ses Anciens, demanda ce que voulaient le visiteur et les deux papooses qui l'accompagnaient.
-Ces deux papooses ne sont plus des enfants, mais des guerriers depuis ce matin, expliqua le sachem anasazi. Le garçon voudrait te parler.
Joël avança d'un pas.
-Il y a un traître dans ta peuplade, grand chef navajo.
-Ce que tu affirmes est très grave, répondit l'homme.
-Ce traître, reprit Joël, s'appelle Ours Brun.
Le guerrier se leva.
-Ce garçon ment, déclara Ours brun.
Joël continua sur sa lancée.
-Tu tiens mes parents prisonniers ainsi que les parents de deux petites filles que je considère comme mes sœurs.
Le sachem navajo répondit.
-Ces quatre personnes sont mes prisonnières parce qu'elles chassaient sur notre territoire. Ceux qui chassent sur les terres des Navajos sont prisonniers des Navajos.
-Je ne mens pas, reprit Joël. Ours brun est un traître. Je l'ai vu et entendu parler à Ouconda, un autre traître, cette nuit, grand chef. Il a acheté des fusils pour vous tuer, toi et tes hommes les plus fidèles, puis prendre le pouvoir.
-Si tu dis vrai, tes parents et les autres prisonniers seront immédiatement libérés et te seront rendus, mais il faut d'abord passer l'épreuve de vérité. Ours brun viens ici, et toi, garçon, reste près de moi.
Ours brun observait Joël avec méchanceté et dureté. Son regard était terrible.
Un initié de la peuplade posa deux pierres blanches dans les braises du grand feu, puis murmura quelques incantations.
-Ours Brun, apporte-moi une de ces pierres, commanda le sachem navajo.
L'épreuve consistait à mettre la main dans le feu, à prendre la pierre sans doute brûlante et venir la poser aux pieds du sachem. Cela paraissait impossible à Joël. Plume Bleue lui murmura à l'oreille :
-Avec l'aide du Grand Manitou, si l'on dit la vérité, on réussit l'épreuve sans se brûler, mais je ne l'ai jamais vu faire.
-Que le garçon commence, grogna Ours brun.
-Non, tu vas en premier, répondit le sachem des Navajos. On t'accuse. Prouve-moi ton innocence.
Le traître avança vers le feu. Toute la peuplade le suivait des yeux. Les tambours et les flûtes se taisaient. Les parents attachés au poteau regardaient également. Chacun retenait son souffle en silence. Ours brun tremblait de peur. Il savait qu'il mentait. Son cœur se mit à battre la chamade. La sueur lui coula le long du front. Il l'essuya plusieurs fois. Il tendit la main vers le feu. Il toucha une des pierres. Il la prit en main et hurla de douleur. Il voulut alors s'encourir mais il fut aussitôt saisi par trois guerriers, ligoté et remis au sachem.
-À toi, garçon, commanda le chef navajo. Prouve-nous que tu dis vrai.
Joël avança doucement vers le feu. Plume Bleue ne pouvait pas l'aider. Le sachem des Anasazis non plus. Comment prendre cette pierre brûlante et la garder en main pour la poser devant le sachem ? Il disait la vérité, il le savait bien, mais comment pourrait-il réussir cette épreuve ? Son cœur se mit à battre très fort.
Alors, sous les étoiles du ciel noir et devant toute la peuplade, près du feu dont la chaleur le brûlait presque, il regarda son père, sa mère et les parents de Samantha et d'Alice. Il songea à Patricia sa petite sœur, à leur voyage. Il pensa très fort à son papa. Et il se rappela ce que celui-ci lui avait raconté:
« Quand je faisais sauter des mines, Joël, il me fallait du courage pour le faire. Je devais maîtriser ma peur. Je pensais très fort à maman et à vous deux, mes enfants. Je pensais si fort que mes doigts ne tremblaient pas, mes mains ne se couvraient pas de sueur et je désamorçais la bombe ».
Tout en se concentrant intensément sur eux tous, notre ami avança la main vers le feu. Il toucha une des pierres blanches. Le caillou, étrangement, ne lui parut pas chaud. Il le saisit et le retira du feu. Il fit les cinq pas qui le séparaient du sachem et le posa sur le sol. Aucune douleur, aucune brûlure ! Il avait réussi.
-Bravo, félicita le sachem. Ton courage me séduit et la pierre ne ment pas. Tu as réussi l'épreuve ! Ours brun mourra attaché au poteau de torture. Nous nous occuperons de lui demain. Libérez immédiatement les quatre prisonniers et remettez-les à ce garçon.
Puis, se tournant vers le chef anasazi :
-Je veux signer la paix avec toi et ta peuplade. Soyons amis. Tu m'évites une grave épreuve, une terrible guerre.
-Ces deux enfants ont sauvé ma peuplade également, répondit le chef anasazi.
Le sachem des Navajos prit deux plumes, et en remit une à Joël et l'autre à Plume Bleue. En un jour, ils avaient gagné leurs deux premières plumes d'honneur.
-Votre bravoure restera légendaire chez les Navajos, affirma-t-il.
Les parents libérés arrivèrent. Notre ami put embrasser son papa, sa maman et leurs amis. Tous repartirent en direction du canyon, qu'on appelle le canyon de Chelly, où attendaient Patricia, Samantha et Alice.
-Comment ai-je réussi à ne pas me brûler? demanda Joël.
-Ces pierres sont un cadeau du Grand Manitou. Les initiés de certaines peuplades les ont reçues autrefois, expliqua Plume Bleue.
-Ce sont des pierres de lave, ajouta le papa de Joël discrètement à l'oreille de son fils. Certaines possèdent des propriétés curieuses. Elles restent froides dans le feu. Mais l'eau conduit la chaleur en elles. Toi, Joël, tu disais la vérité, tu es allé avec ton courage incroyable droit au but et tu n'as pas été brûlé. Ours brun, moite de peur a essuyé la sueur de son visage et a été brûlé.
Les parents ne reçurent pas la permission de descendre dans la vallée. On leur apporta des provisions et des couvertures pour la nuit en haut du canyon. Joël et Plume Bleue retrouvèrent Patricia et Samantha, et leur annoncèrent que tous étaient sains et saufs.
Le lendemain, Joël, Plume Bleue, Patricia, Samantha et Alice que Joël tenait dans le harnais de sa maman remontèrent le sentier secret du canyon en compagnie du sachem et de deux guerriers. Les parents les attendaient, prêts pour le départ, près de quatre chevaux que les Navajos venaient de leur rendre.
Joël tendit Alice à sa maman, qui la serra dans ses bras. La petite Samantha s'assit sur le cheval de son papa. Patricia, après avoir embrassé et salué le sachem et Plume Bleue, monta sur le cheval de sa maman.
-N'oubliez jamais votre peuplade, déclara le sachem. N'oublie jamais, Joël, que tu es un guerrier anasazi. Tu as ta place ici chez nous et tu seras toujours le bienvenu parmi nous. Bon voyage ! Voici les vingt pièces d'or de la trahison d'Ouconda. Elles t'appartiennent. Nous n'en voulons pas. Fais-en bon usage en route.
Joël lui serra la main. Puis le chef amérindien partit avec ses hommes et redescendit dans la vallée.
Joël récupéra et rendit à son père le fusil caché en arrivant.
Puis il se tourna vers Plume Bleue. Elle portait une jolie robe de toile brune garnie de petites perles bleues et jaunes, cousues par sa maman. Ses longues tresses tombaient jusqu'à sa taille. Joël la trouva si belle, mais si triste.
Il s'avança vers son amie et les deux enfants se serrèrent longuement dans les bras, au bord du canyon, dans le désert d'Arizona, sous le grand ciel bleu.
-Un chamane m'a raconté un jour, que plus tard, j'épouserai un grand chef blanc, dit Plume Bleue. Ce sera peut-être toi ?
-Je ne sais pas, chuchota notre ami, ému.
-On se reverra ? demanda la jeune fille. C'est si loin la Californie…
-C'est loin la Californie, répéta le garçon. Je ne sais pas quand on se reverra, ni même si on se reverra…
-Je ne t'oublierai jamais, jamais, promit Plume Bleue, en larmes à présent.
-Moi aussi, jamais je ne t'oublierai, promit Joël, également au bord des larmes.
Puis, les deux enfants se séparèrent.
Notre ami monta sur le cheval de son père et s'assit devant lui. Plume Bleue lui fit un signe de la main et Joël, sans se retourner, fit un signe de la main.
Les quatre chevaux se mirent en route vers l'Ouest, vers St-Georges.
Et Joël ne se retourna pas.
Il ne se retourna pas, parce que ce courageux garçon de onze ans, qui avait protégé et sauvé Patricia sa sœur, Samantha et la petite Alice; Joël, qui avait subi et réussi les épreuves pour devenir guerrier, sans gémir; Joël qui avait délivré ses parents en affrontant la terrible épreuve de la vérité chez les Navajos; Joël qui partait vers l'Ouest, ne se retourna pas, car, en quittant Plume Bleue, son amie, il pleurait toutes les larmes de son corps…