N°33
La mère de Philippe, un de nos quatre amis, est ingénieure, spécialisée dans la construction de ponts.
La firme pour laquelle elle travaille venait d'obtenir un gros contrat. La construction d'un long pont pour la voie ferrée qui relie le grand port de Matadi à Kinshasa, capitale de la république du Congo, en Afrique.
Cette ligne qui contourne la partie non-navigable du fleuve Congo, s'étire sur 365 kilomètres. Les travaux commencés en 1890 s'achevèrent en 1898. Le trafic sans cesse grandissant entre les deux villes imposa de nombreuses restaurations, dont des ponts métalliques et des viaducs en maçonnerie.
Un pont particulièrement imposant, construit voilà plus de soixante ans au-dessus de l'Inkissi, une rivière large au cours impétueux et capricieux, devenait vétuste.
La mère de Philippe fut chargée de diriger la création d'un nouveau. Elle partit avec son mari, laissant notre ami à la garde de ses grands-parents.
L'été venu, le garçon profita des vacances pour rejoindre ses parents en Afrique. Deux semaines plus tard, il reçut la permission d'inviter ses copains et copines préférés. Il choisit Jean-Claude, onze ans comme lui, et sa sœur Christine, un an plus jeune, sans oublier Véronique, sa meilleure amie, âgée de dix ans elle aussi. Ils prirent l'avion et retrouvèrent Philippe à Kinshasa.
Les quatre amis étaient à nouveau réunis, pour leur plus grand plaisir.
Ils montèrent dans un train et arrivèrent au village de Thysville, renommée aujourd'hui Mbanza-Ngungu, où les parents du garçon résidaient.
Un soir, Philippe leur proposa d'aller aux grottes de Kuna, et l'aventure commença...
- Les grottes de Kuna, expliqua Philippe, ne ressemblent pas à celles qu'on visite à pied en Europe. Personne ne vous fait payer à l'entrée. Aucun chemin n'y est construit pour les parcourir. Il faut emporter des lampes de poche et se débrouiller. À trois reprises, nous devrons ramper dans la boue lors de passages très étroits en forme de boyau. La visite dure environ six heures.
- Génial, dit Jean-Claude.
- Impressionnant, avoua Véronique.
- Nous prendrons le train à l'aube, jusqu'à la gare de Kisantu, une petite ville située le long de la rivière Inkissi. Nous emprunterons le nouveau pont que maman et son équipe achèvent de construire. Puis, après une marche de deux heures dans la savane, nous arriverons à l'entrée des grottes. Mettez vos plus vieux vêtements, car la journée se passera dans la boue. J'en ai fait l'expérience, il y a dix jours, avec mon père et deux de ses collègues.
- On reviendra comment? demanda Christine.
- La sortie des grottes se trouve près de l'ancien pont. On franchira l'Inkissi en l'empruntant et puis on reprendra le train. On sera de retour au soir.
Ils partirent le lendemain à l'aube. Le train les emmena, passant les villages, la savane et les bois. Ils franchirent le nouveau pont sur l'Inkissi et Philippe, qui n'est pour rien dans la construction de l'ouvrage, n'était pourtant pas peu fier en pensant à sa mère.
Ils descendirent sur le quai à la gare de Kisantu et suivirent une route qui devint assez vite une simple piste entourée de hautes herbes à éléphant. Au loin, se trouvaient les collines escarpées sous lesquelles sont cachées les grottes de Kuna.
Ils s'arrêtèrent à l'entrée vers dix heures du matin. Ils posèrent les sacs et déjeunèrent. Ils n'avaient pas eu envie de le faire en partant si tôt ce matin.
- Voilà, dit Philippe en se levant, adieu la lumière. Nous entrons dans les entrailles de la terre.
Ils passèrent un chapelet de grottes, admirant les stalactites et les stalagmites, aux couleurs or et grenat à la lumière de leurs lampes de poche. Certaines d'entre elles mesuraient plusieurs mètres de long.
- Quand on sait, calcula notre ami, que ces concrétions calcaires, ces particules agglomérées, s'allongent pour certaines d'un centimètre par an, pour d'autres d'un millimètre par millénaire, voici des sculptures naturelles vieilles de dizaines de milliers d'années probablement.
Ils abordèrent la zone des boyaux. Il fallut ramper à trois reprises sur plusieurs mètres dans une vase froide et collante. Le passage n'était guère rassurant, mais ils débouchèrent dans une caverne aux dimensions impressionnantes.
Braquant les lampes sur eux, ils éclatèrent de rire en voyant les salopettes des deux filles et les shorts des garçons couverts de boue. Ils en avaient maculé leurs chaussures de toile, brunes à présent, et en avaient sur les bras et même sur le visage.
- On est beaux, dit Véronique en souriant.
- On se lavera dans l'Inkissi en sortant des grottes, tantôt, promit Philippe.
Nos amis parcoururent encore de nombreuses galeries en longeant des gouffres effrayants, sautant parfois au-dessus de crevasses sans fond. Deux fois ils nagèrent dans un étang dont l'eau, plus que douteuse, ne les rassurait guère.
Ils sortirent des grottes, éblouis par la lumière du soleil, vers seize heures comme prévu. Ils s'arrêtèrent un instant, impressionnés par la chaleur retrouvée et heureux de leur aventure.
- Il nous reste à suivre cette piste qui mène au vieux pont sur l'Inkissi, précisa Philippe. On pourra s'y baigner, puis nous irons à une petite gare dont j'ai oublié le nom, et nous reprendrons le train.
Les quatre amis marchèrent une demi-heure sous un soleil de plomb. Ils ne croisèrent personne. Ils s'arrêtèrent au bord de l'eau.
L'Inkissi a un cours impétueux, surtout à la saison des pluies. Ses eaux limoneuses transportent des branches arrachées le long des berges et parfois, des mottes de terre changées en boue.
Christine sauta à l'eau, suivie par son frère Jean-Claude.
- Venez, elle est bonne, dit-elle.
Philippe plongea. Véronique hésitait.
- Viens, appela Christine.
- Cette eau est dégoûtante, dit la jeune fille.
- Regarde-toi, répondit son amie. Je ne crois pas qu'on puisse se salir encore plus.
Véronique plongea à son tour et rejoignit joyeusement ses amis.
Ils sortirent de l'eau rafraîchis et firent quelques pas vers l'amont. Une mauvaise surprise les attendait. L'ancien pont en bois, qu'ils devaient emprunter pour retrouver le train, était détruit. Il n'en restait que quelques solides piliers accrochés aux berges des deux côtés de la rivière.
Ils s'approchèrent de l'endroit où l'ancienne voie ferrée et la piste s'arrêtaient.
Une dame âgée africaine était assise au soleil.
- Bonjour, madame, dit Philippe. Que s'est-il passé? Le pont était encore là il y a dix jours, quand je suis venu visiter les grottes avec ma mère et deux de ses collègues.
- Les hommes-léopards l'ont détruit, murmura la dame.
- C'est qui les hommes-léopards, madame? demanda Christine.
- C'était une société secrète terrible, jeune fille. Ils faisaient régner la terreur. Certains affirment qu’ils sont de retour, mais je crois qu’il s’agit d’imitateurs et de simples voleurs. Ils se couvrent de peaux de léopards, la tête de la bête formant un masque autour de leur visage, pour qu'on ne les reconnaisse pas. Ils agissent la nuit, en patrouilles de dix ou douze hommes parfois. Ils se cachent le jour au fond des forêts. Même s’ils n’ont rien à voir avec la secte secrète de l’époque, il vaut mieux ne pas les rencontrer...
- Merci madame, dirent les enfants très impressionnés.
- Qu'allons-nous faire? demanda Jean-Claude en se tournant vers son ami. On tente de traverser à la nage?
- Non, répondit Philippe. C'est trop dangereux à mon avis. Il y a une cascade, deux kilomètres en aval. Le courant impétueux nous y entraînerait. On risque d'y mourir en s'écrasant sur les rochers qui se trouvent en contrebas.
- Marchons dans la forêt, suggéra Christine. On finira bien par atteindre la voie ferrée, et on la suivra jusqu'à une gare.
- Nous sommes en Afrique, répondit Philippe. Ici, les forêts sont des jungles impraticables. Il faut en connaître les sentiers et les suivre. Sinon, nous ne ferons pas trois cents mètres en une heure et la nuit va tomber.
Ils entendirent le son d'un tam-tam.
- Allons-y, dit leur copain. Quelqu'un joue, pas très loin. Ça nous éloigne de la rivière, mais tant pis.
Les quatre amis rebroussèrent chemin et suivirent la piste qu'ils venaient d'emprunter juste avant la baignade.
Un sentier bien tracé partait vers la gauche. Là se trouvait le joueur de tam-tam. Un garçon de l'âge de nos amis se tenait debout près de lui.
- Bonjour, dit-il en les observant. Je m'appelle Samuel.
Jean-Claude présenta sa sœur Christine, Véronique et Philippe.
- Nous venons de visiter les grottes de Kuna, expliqua notre ami.
- En effet, dit le garçon en souriant. On voit que vous avez rampé dans la boue.
- On espérait reprendre le train en passant par l'ancien pont du chemin de fer, enchaîna Philippe. Mais il est détruit...
- Le travail des hommes-léopards, murmura Samuel.
- Comment pouvons-nous faire? La nuit tombe.
- Venez avec moi au village, dit l'homme qui venait de cesser de frapper le tam-tam. Le hameau s'appelle Mafumfu. Vous y serez bien reçus.
- Oui, enchaîna Samuel. Vous passerez la nuit chez nous, et demain, au lever du soleil, je vous conduirai au train par les sentiers de la forêt.
Nos amis, rassurés, remercièrent avec chaleur.
La petite troupe se mit en route.
La nuit couvrait la terre de ses mystères quand ils arrivèrent au village. Le père de Samuel invita les amis à entrer dans sa hutte faite de branches de palmier tressées et de feuilles de bananiers.
Ils saluèrent la maman et les trois petites sœurs de huit, six et cinq ans du garçon. Ils furent chaleureusement accueillis. La mère de Samuel fit asseoir tout le monde en rond et chacun reçut un bol de nourriture délicieuse. Du poisson accompagné de feuilles de manioc, d'huile de palme et d'arachides.
- J'aimerais vous héberger sous mon toit pour la nuit, dit le père de leur nouvel ami, mais hélas, vous ne pouvez pas rester au village. Les hommes-léopards rôdent dans les parages depuis quelques temps. S'ils viennent semer la terreur cette nuit, vous ne serez pas en sécurité. Ce serait imprudent de vous garder ici. J'ai déjà bien difficile à protéger ma famille.
L'homme se tut un moment pour réfléchir.
- Samuel, dit-il, tu vas conduire tes amis à la carrière abandonnée. Tu y passeras la nuit avec eux. Je crois que là vous ne risquerez pas grand-chose. Demain dès l'aube, je viendrai vous retrouver et je vous conduirai au train.
Les quatre amis remercièrent.
Sitôt le repas terminé, le garçon partit vers l'Inkissi par des sentiers à peine tracés. Nos amis le suivirent en silence dans la nuit tout à fait tombée. Ils écoutaient les bêtes qui, à l'opposé de nos forêts silencieuses, courent, nagent, volent, se battent, vivent et meurent en poussant leurs cris dans la nuit.
Ils s'arrêtèrent une demi-heure plus tard devant un étrange bâtiment.
C'était un édifice en forme de tour, construit sur de très hauts pilotis en béton. Un escalier en colimaçon situé au milieu des piliers, menait au seul étage où se trouvaient autrefois des bureaux. On accédait au toit plat de l'immeuble par une échelle en fer. Une barrière en ciment en faisait le tour, heureusement, car c'était vertigineux.
- Nous allons dormir ici, dit Samuel. Mais avant, faites comme moi. Je vous propose de plonger dans le bassin de la carrière engloutie.
Ils redescendirent.
Un vaste espace d'eau, profond de huit ou dix mètres, s'étendait juste au pied des piliers de béton, à l'arrière du bâtiment.
- Voilà l'ancienne carrière où l'on extrayait les pierres nécessaires à la construction du chemin de fer, autrefois, expliqua leur ami. Elle fut engloutie, il y a quelques années, lors d'une crue soudaine de l'Inkissi. C'est devenu un bassin de natation génial pour tous les enfants des villages des environs. Une vraie aubaine !
Sans hésiter, il ôta son t-shirt et plongea dans l'eau fraîche. Nos amis l'imitèrent, sautant dans l'eau à leur tour en short ou en salopette.
Ce fut une merveilleuse partie de plaisir. Ils nagèrent un long moment sous les étoiles et le ciel noir. Un vrai bonheur ! Ça les débarrassa d'une partie de la gangue de boue qui les couvrait depuis l'exploration des grottes.
Puis, ruisselants d'eau et de rires, ils grimpèrent sur la terrasse haute pour y passer le reste de la nuit. Épuisés par la longue journée vécue à l'aventure et par les émotions du soir, ils ne tardèrent pas à s'endormir, couchés sur le sol, malgré tout un peu dur.
Véronique ouvrit les yeux. La nuit couvrait encore le ciel de son tapis noir, illuminé d'étoiles. Samuel venait de se lever et se dirigeait vers le bord de la terrasse. Elle le rejoignit.
- Il se passe quelque chose de pas normal, dit le garçon. Écoute.
Notre amie tendit l'oreille.
- Je n'entends rien, dit-elle.
- Justement, voilà qui n'est pas normal. Dans la jungle, la nuit n'est jamais silencieuse. Si les animaux se taisent, c'est que des hommes passent non loin d'ici.
Les deux enfants scrutèrent le silence. La lune, presque pleine, se reflétait à la surface de l'eau noire de la carrière engloutie, au pied du bâtiment.
- Là, dit soudain le garçon en tendant l'index vers le bord de l'étendue d'eau. Des hommes-léopards ! Ils approchent. Va réveiller tes amis, vite et sans faire de bruit.
Véronique secoua Jean-Claude, Philippe et Christine. Tous se rangèrent le long de la balustrade puis se baissèrent pour ne pas se faire repérer.
- J'en compte douze, dit Samuel. Si nous avons de la chance, ils ne feront que passer sans nous voir. Si nous en avons moins, ils vont s'arrêter au pied du bâtiment. Si nous jouons de malchance, ils monteront à l'étage des bureaux, juste en-dessous de nous. J'espère qu'ils n'auront pas l'idée de grimper sur la terrasse, car s'ils nous voient, je préfère ne pas penser à ce qu'ils feront de nous...
Les hommes-léopards s'arrêtèrent au pied du bâtiment pour palabrer. Quelques-uns montèrent l'escalier et deux d'entre eux se hissèrent sur la terrasse. Ils repérèrent aussitôt nos amis.
- On plonge, commanda Samuel.
- De si haut? s'inquiéta Véronique.
- Si tu n'oses pas plonger, saute, dit le garçon. Il ne faut pas qu'ils nous attrapent.
Jean-Claude enjamba la balustrade et plongea aux côtés de sa sœur et de Samuel. Philippe et Véronique, moins sportifs, hésitèrent un instant, puis sautèrent à leur tour.
Après une chute interminable, ils se retrouvèrent tous, sains et saufs, dans l'eau de la carrière engloutie.
Les hommes-léopards restés au bas du bâtiment entendirent leur plongeon et s'approchèrent du bord, puis se dispersèrent autour du bassin, empêchant nos amis de sortir de l'eau, car ils auraient été faits prisonniers.
- Nageons, lança Samuel. Aucun d'entre eux n'osera sauter. Ils mouilleraient leur déguisement et leurs visages apparaîtraient, ce qui les rendraient identifiables.
Les cinq enfants nagèrent au milieu du bassin. Ils n'avaient pas pied et ne pouvaient pas aller prendre appui au bord de la carrière engloutie pour se reposer. Chaque fois qu'ils s'en approchaient, les hommes tendaient les bras pour les tirer hors de l'eau. Peu à peu l'épuisement gagna nos amis. Ils comprirent qu'ils ne tiendraient pas jusqu'au matin. Ils étaient trop stressés pour continuer à faire la planche.
Après un long temps de lutte courageuse, ils se dirigèrent, exténués, vers le bord et sortirent de l'eau, entourés aussitôt par la bande d'hommes-léopards qui les observaient en silence.
L'un d'entre eux parla, en désignant du doigt Samuel, Jean-Claude et Christine.
- Vous, les trois garçons, vous allez plonger pour nous. Une vieille grue et un camion rouillent au fond de ce bassin. Dans l'habitacle d'un des deux se trouve un sac que nous voulons récupérer. Si vous réussissez à l'attraper, vous aurez la vie sauve. Nous ligoterons les deux autres, dit-il en désignant Philippe et Véronique, pour être certains que vous nous obéirez.
Ils prenaient Christine pour un garçon. Pas étonnant avec ses cheveux courts et sa salopette. Elle aurait pu le faire remarquer pour éviter la corvée, mais elle ne voulait pas laisser à son frère et à Samuel seuls, la rude tâche qui les attendait.
Ils plongèrent tous les trois une première fois pendant qu'on emmenait leurs amis sur la terrasse supérieure du bâtiment, et qu'on les ligotait comme des saucissons.
Très vite les trois nageurs comprirent que la carrière engloutie était trop profonde pour réussir à en atteindre le fond en sautant depuis le bord.
Il fallait remonter au balcon supérieur et refaire le terrible plongeon qu'ils avaient osé tantôt, la peur au ventre, en espérant ne jamais devoir le recommencer.
Après s'être élancés une nouvelle fois dans le vide à tour de rôle, ils se rendirent compte que la tâche était impossible sans éclairer le fond de la carrière. L'eau, certes, était transparente, mais l'obscurité rendait l'observation irréalisable.
- Il nous faut une lampe, osa déclarer Samuel au chef des hommes-léopards qui surveillaient les allées et venues de nos amis essoufflés et ruisselants dans leurs vêtements.
On lui en donna une qui résistait sous l'eau.
Jean-Claude, malgré sa peur, plongea une nouvelle fois. Il réussit à repérer l'ombre sinistre de la grue au fond de l'eau. Il y laissa la torche allumée et remonta respirer à la surface.
Christine s'élança sans hésiter du haut du balcon, parvint au fond et observa l'habitacle de la grue engloutie. Elle ne vit aucun sac. Elle eut encore la force de placer la lampe près de la porte du camion, avant de remonter à son tour.
Samuel plongea et prenant le relais, aperçut une sacoche en cuir, posée sur le siège du conducteur. Il ouvrit la porte et remonta le sac à la surface.
Tous trois sortirent de l'eau, épuisés.
Les hommes-léopards obligèrent les trois enfants à retourner sur la terrasse supérieure. Ils furent ligotés, saucissonnés, à leur tour, et laissés au sol dans la poussière, près de leurs amis Philippe et Véronique.
- Ils ne m'ont pas fouillée, murmura Christine. J'ai mon canif dans la poche ventrale de ma salopette. Mais ligotée comme je suis, je ne peux pas l'attraper.
Son frère réussit à ramper jusque près d'elle. Il saisit le canif, ouvrit la lame et trancha les premiers liens. Une fois les mains libérées, ils eurent tôt fait de se débarrasser de leurs cordes tous les cinq.
- On ne peut pas fuir en plongeant, réfléchit Samuel. Cela ferait trop de bruit et attirerait l'attention de nos ennemis.
Le garçon observait le bassin de la carrière engloutie. Des vaguelettes venaient clapoter le long des berges sous la pâle lumière de la nuit, plusieurs mètres plus bas.
- Regardez, dit-il soudain, là, à droite.
Un autre groupe d'hommes-léopards arrivait.
- Oh, non! murmura Samuel, en retenant un cri.
Parmi le groupe se trouvaient son père, sa mère et ses petites sœurs.
- Toute ma famille est entre leurs mains. On va tous mourir...
- Si on part d'ici, affirma Jean-Claude, on pourra tenter de les sauver, mais je ne vois pas comment. Ils discutent en bas et entendront si on plonge ou si on saute à l'eau. Ils occupent l'escalier, inutile de songer à se sauver par là. Et descendre le long de la façade me semble impossible.
- J'ai une idée, lança Philippe. Nouons bout à bout les cordes avec lesquelles nous étions attachés. Accrochons une extrémité à un barreau de la balustrade, et descendons en rappel.
- Bravo, fit Véronique.
Ils se mirent au travail sans attendre et réalisèrent une longue corde. Ils la fixèrent solidement. L'autre extrémité pendait à un mètre de la surface de l'eau.
- Allons-y, je commence, dit Jean-Claude.
Il entreprit de descendre le long du cordage. Il avait les pieds dans l'eau lorsqu'il atteignit le bout de la corde. Il s'y laissa glisser. Les autres suivirent, faisant de même.
Les hommes-léopards qui palabraient au pied de l'escalier ne remarquèrent rien.
- Nagez sans bruit jusqu'à l'autre côté, dit Samuel. Moi, je vais tenter de délivrer mes parents et mes sœurs. Ils les ont ligotés et enfermés dans ce réduit en briques, juste là, à droite. Christine, tu veux bien me prêter ton canif?
- Je t'accompagne, dit Jean-Claude.
- Pourquoi fais-tu cela? demanda Samuel. C'est très risqué et en plus ce n'est pas ta famille.
- Tu es mon ami, à présent. Et puis, je suis certain que si mes parents se trouvaient là, prisonniers, toi, tu viendrais m'aider.
Les deux garçons échangèrent un sourire.
Christine les accompagna pendant que Véronique et Philippe, tout aussi généreux et courageux, mais moins sportifs, nageaient vers l'autre côté du bassin.
Jean-Claude, suivi par sa sœur et Samuel s'approcha du bord de la carrière engloutie. Vingt mètres à peine séparaient les trois enfants du petit entrepôt où se trouvaient les prisonniers. Vingt mètres à découvert.
Un nuage passa devant la lune.
Samuel profita de l'obscurité renforcée pour se hisser hors de l'eau et courir vers la porte verrouillée du bâtiment. Il ouvrit et se dépêcha de trancher les liens de son père. À deux, ils délivrèrent les autres dans le plus grand silence.
- Suivez-moi, dit le garçon.
Tous coururent vers la carrière engloutie et s'y glissèrent sans bruit. Puis tous nagèrent vers l'autre côté, où Véronique et Philippe les attendaient.
Le père de Samuel emprunta un sentier qui menait à la rivière Inkissi. Ils se fondirent dans la nuit, couverts par l'ombre des grands arbres et les cris des bêtes qui hurlaient dans l'obscurité.
Ils arrivèrent au bord du large cours d'eau.
- Il faut traverser, annonça le papa. De l'autre côté nous serons à l'abri. Attention au courant. Il va nous faire dériver vers une importante cascade située à deux kilomètres. Ne luttez pas contre ce courant. Ce serait épuisant et inutile. Nagez de toutes vos forces vers l'autre rive. Nous atteindrons une île, située à 800 mètres en aval. Nous y passerons le reste de la nuit. Aucun homme-léopard n'osera y venir, à cause de leurs déguisements. Et demain, après avoir nagé encore un peu, nous suivrons une piste qui mène à la voie ferrée.
Tous entrèrent dans le courant et nagèrent, malgré leur épuisement. Ils se glissèrent ensuite sur une île étroite, au sol de sable et de roches. Ils s'étendirent les uns près des autres.
Samuel raconta à ses parents les épreuves qu'il venait de subir avec ses amis. Il vanta le cran de Christine et de son frère qui n'avaient pas hésité à plonger avec lui sur l'ordre des hommes-léopards, puis à l'accompagner pour délivrer sa famille, au risque de se retrouver prisonniers à leur tour.
Tous félicitèrent et remercièrent chaleureusement nos quatre amis.
Puis ils s'endormirent sous le regard de la lune et les lumières scintillantes des étoiles qui illuminent les merveilleuses nuits africaines. Au loin, on entendait crier les bêtes.
Le lendemain matin, nos amis replongèrent une dernière fois dans l'Inkissi, puis marchèrent le long des voies du chemin de fer.
Un convoi de marchandise s'arrêta sur l'ordre du père de Samuel et nos amis montèrent dans la locomotive, après un au revoir ému à leurs nouveaux amis.
Ils retrouvèrent les parents de Philippe en fin de matinée.
Nos amis savaient en partant aux grottes de Kuna qu'ils allaient à l'aventure, mais sans imaginer les événements qui suivirent la visite souterraine. Cette dure épreuve leur apporta de précieux nouveaux compagnons, Samuel et ses sœurs. Ils se retrouvèrent plusieurs fois.
Samuel expliqua de son côté à son père qu'il avait reconnu la voix du chef de la bande. Un homme du village. La police avertie vint le saisir pour l'emmener en prison, lui et les onze membres de son groupe de malfaiteurs.
Je dédie cette histoire à mon ami Samuel, qui vivait au village de Mafumfu, et avec lequel j'ai vécu des moments forts quand j'avais l'âge de nos quatre amis, en nageant dans la rivière Lukaya, près de chez lui, en Afrique.
J'espère qu'il lira un jour ce récit qui parle de notre amitié et qu'il s'y reconnaîtra.