N°15
Un grand soleil répandait sa chaleur et l'air brûlant demeurait immobile. Béatrice courait sans cesse du jardin à la maison et de la maison au jardin. Plusieurs fois déjà, maman lui avait demandé de mettre quelque chose aux pieds et de ne pas s'agiter ainsi.
Elle portait juste un short en jean bleu délavé. Elle était torse nu et pieds nus. Une fois encore, elle entra en trombe dans la cuisine. Maman lui dit :
-Puisque tu remues tant, va jusqu'à la cave. Apporte-moi deux pots de confiture. Et profites-en pour aller voir la deuxième cave si tu veux, celle qui se trouve au fond. Papa l'a repeinte en bleu, tu verras, c'est très joli. Mais n'oublie pas…
Béatrice partit en courant.
-Fais attention, cria maman: la porte de cette deuxième cave se rabat toute seule ! Tu risques de rester enfermée… Papa n'a pas encore replacé les poignées...
Notre amie fila sans écouter les derniers mots de sa mère. Déjà, elle descendait l'escalier de la cave. Elle n'entendit pas le précieux conseil.
Elle alluma la lumière, choisit deux pots de confiture et les posa au pied des premières marches afin de ne pas les oublier en remontant. Elle ouvrit la porte de la deuxième cave et y entra.
Très joli, en effet, se dit-elle. Elle observa les murs et le plafond peints en bleu ciel.
Elle entendit un bruit derrière elle et se retourna. La porte venait de se refermer.
Elle se précipita vers la poignée. Elle ne s'y trouvait pas ! Plus moyen d'ouvrir de l'intérieur et de sortir.
-Zut! se dit-elle tout haut.
Oh, il en faut plus pour lui faire peur. Elle n'est pas si froussarde…
Mais voilà que, par un petit trou dans le mur bleu, une grosse araignée se faufila, sauta sur le sol de briques rouges et se mit à marcher vers la fillette sur ses huit pattes bien étendues.
Béatrice recula et se blottit dans un coin. L'araignée tourna et la suivit. La fillette l'enjamba en sautant par-dessus et courut dans un autre coin de la pièce. La bestiole fit demi-tour et revint vers elle.
Ah, si au moins elle portait ses sandales, ou n'importe quoi aux pieds, elle aurait essayé d'écraser l'araignée. Si elle avait eu son t-shirt, elle l'aurait enlevé et tenté d'étouffer la bestiole. Mais voilà, torse nu et pieds nus, que faire?
Elle appela. Elle cria, aussi aigu et aussi fort qu'elle put, tout en courant à gauche et à droite pour éviter l'animal qui la poursuivait. Une araignée se déplace bien plus vite qu'on ne pense. Béatrice transpirait de peur.
Tout à coup, la porte s'ouvrit et maman entra.
-Qu'as-tu à crier comme ça ? Je t'ai dit de faire attention, que la porte pouvait se fermer toute seule, mais tu n'écoutes que la moitié de ce que je te dis.
-Regarde, maman, là, dans le mur ! Une énorme araignée!
La bestiole venait de retourner dans la fente du mur. Une de ses huit pattes apparaissait par l'ouverture du trou.
-Oh, maman, j'ai eu peur ! Il faut l'enfermer. Sinon, elle va sortir à nouveau. La nuit, elle pourrait monter les escaliers et venir dans ma chambre, ou même, elle risquerait d'aller chez Nicolas.
Béatrice a un petit frère. Il s'appelle Nicolas. Un adorable bébé de bientôt un an.
-On attendra et on verra ça avec papa, répondit maman évasivement.
Béatrice comprit que sa mère à très peur des araignées et préfère confier ce petit travail au père de notre amie.
-Je peux téléphoner à François ?
-Oui, tu peux appeler ton copain.
La fillette se précipita sur le téléphone et forma le numéro du garçon.
Âgés de sept ans et demi, ils fréquentent tous deux la même classe à l'école. Grands amis, ils se voient très souvent.
-Allô ?
-Salut, François. Quelle aventure ! J'étais enfermée dans la cave…
-Tu étais punie ?
-Non pas du tout. La porte se referme toute seule. Je m'y trouvais avec une grosse araignée.
Et elle lui rapporta ses tribulations.
À son tour, François lui raconta qu'ils avaient eu une araignée chez eux, deux semaines auparavant. Son père avait bouché le trou du mur derrière elle avec un gros morceau de chewing-gum.
-Bonne idée, dit Béatrice. Je vais faire ça aussi. Salut ! Bisou !
Elle raccrocha.
Première chose, elle courut à sa chambre. Elle y trouva ses sandales de gymnastique et les mit. Comme ça, au moins, elle ne serait plus pieds nus.
-Maman, tu crois qu'on pourrait fermer le trou avec du chewing-gum ?
-Peut-être, ma grande, réfléchit maman. Mais je crois que des solutions plus élégantes existent.
-Euh… Mais ça pourrait être pratique. Je mâcherais le chewing-gum et on fermerait le trou avec ça.
-Une fille bien élevée ne mâche pas de chewing-gum, Béatrice.
-Pourtant, j'en ai vu dans la voiture, répondit la fillette. Je sais que papa en garde dans la petite boîte de l'auto.
Maman ne répondit rien.
Béatrice sortit de la maison. Elle s'approcha de la voiture garée dans l'allée. Elle ouvrit la porte et saisit la petite boîte. Elle prit un chewing-gum et le mâcha.
-Cela ne suffit pas, pensa tout haut la fillette. Elle en reprit quatre autres. Elle les mâcha tous les cinq, puis elle retourna à la cave.
Elle descendit prudemment. Cette fois-ci, elle avait ses chaussures aux pieds. Elle traversa la cave à provisions puis ouvrit la porte bleue qu'elle bloqua avec un pot de confiture pour ne plus se retrouver enfermée.
L'araignée se tenait immobile dans son trou. Une patte pendait bien visible, à l'extérieur.
Béatrice saisit son gros chewing-gum entre le pouce et l'index. Elle s'approcha lentement de la bestiole et obtura le trou. L'araignée rentra sa patte d'un geste brusque.
Notre amie, saisie, en profita pour pousser la gomme plus à fond dans la fissure. Elle colmata soigneusement la fente pour que l'animal ne puisse plus ressortir. Rassurée, elle éteignit la lumière et referma la porte. Puis elle remonta jouer à l'extérieur.
Le même soir, Béatrice lisait au lit. Papa et maman venaient de refermer la porte après le dernier bisou. On n'entendait pas le petit frère Nicolas qui dormait.
Il ne faisait pas très noir et un beau rayon de lune, passant la fenêtre, glissait sa douce lueur argentée sur le tapis de la chambre.
Elle posa son livre à terre. Quelle heure pouvait-il être ? Elle ne le savait pas.
Elle sentit que quelque chose avançait sur son drap de lit. Elle n'avait qu'un drap sur elle, pas de couverture, pas de couette. L'été, les nuits sont parfois bien chaudes.
Quelque chose se déplaçait lentement vers elle. Tout à coup, elle écarquilla les yeux, et, affolée, elle vit la grosse araignée. Elle avançait sur le ventre de Béatrice et montait vers son torse. Notre amie sentait les mouvements de la bête à travers le drap et le pyjama.
Béatrice voulut crier, appeler maman et papa, mais effrayée, elle ne réussit qu'à émettre un vague son.
Alors, courageuse, elle saisit fermement le drap de lit avec sa main gauche et sa main droite. L'araignée restait immobile maintenant, sur sa poitrine, sous son menton.
La fillette respira une bonne fois, puis, d'un geste brusque, elle se redressa et jeta son drap au sol. Elle se précipita de l'autre côté du lit et courut allumer la grande lumière.
Elle regarda aussitôt à terre. Elle aperçut ses sandales de gym. Elle en prit une en main. Juste à ce moment, l'araignée sortit des replis du drap et courut sous le lit. Béatrice se coucha à plat ventre. Mais l'animal se dirigeait à présent vers le mur.
Notre amie en profita. Elle frappa un premier coup puis un deuxième et un troisième. Chaque fois, l'araignée fut plus rapide et esquiva. Elle se précipita dans le mur, par une petite fente qui apparaissait derrière le papier décollé à cet endroit.
Béatrice se demanda ce qu'elle allait faire. Elle réfléchit. Elle aperçut de la plasticine sur l'étagère. Elle en prit un gros morceau et le malaxa bien, afin qu'il ramollisse. Ensuite, elle le poussa dans la fissure. Elle l'obtura complètement. Elle observa attentivement son travail puis, rassurée, elle se recoucha.
Notre amie s'éveilla plus tard, au milieu de la nuit. Elle ne remarqua rien sur son drap, mais Nicolas pleurait. Elle attendit deux ou trois minutes, parce que lorsque le bébé pleure, en général, papa ou maman va voir. Mais cette fois-ci, les parents ne semblaient pas se lever. Sans doute, n'entendaient-ils pas les gémissements du petit frère.
Béatrice se leva, mit ses tennis aux pieds et passa dans le couloir. Elle entrebâilla la porte de la chambre de Nicolas et alluma la lumière. Le bébé se tenait debout dans son lit à barreaux et pleurait.
-Que se passe-t-il, Nicolas ? dit la grande sœur en s'approchant.
Elle prit le petit dans ses bras et le berça.
Tout à coup, elle pensa au trou qu'elle avait refermé tantôt dans sa chambre. Ce mur est contigu à celui de son petit frère, puisque Nicolas dort dans la pièce juste à côté de la sienne.
Elle scruta le mur. À l'endroit-même où, dans sa chambre, se trouvait le papier un peu déchiré, et laissait apparaître une crevasse par où l'araignée était sortie, à ce même endroit, dans celle de Nicolas, elle vit une petite fissure également.
Mon Dieu, songea Béatrice. Aurais-tu été réveillé par l'araignée ? Je ne la vois pas. Je ne la vois pas, dit-elle encore en regardant partout.
Où pouvait-elle bien se trouver, cette vilaine bête ?
La fillette défit le lit tout en tenant son petit frère dans ses bras. Elle souleva le drap et le posa au sol. Elle fit de même avec le petit couvre-lit. Puis, elle retourna le matelas et l'oreiller. Rien !
Elle regarda sur la table à langer et en-dessous. Rien. Sous le lit et dans l'armoire. Rien. En-dessous de l'armoire, non plus. Derrière le radiateur, même pas. Pourtant, là, on trouve souvent des toiles d'araignées…
Béatrice se tenait immobile au milieu de la pièce, toujours avec son petit frère dans ses bras. Elle remarqua comme une ombre courir sur le mur. Une ombre qui venait de la lampe, la petite veilleuse toujours allumée au plafond.
Elle leva les yeux, et, au même instant, elle vit la grosse araignée se laisser tomber… sur la tête de Nicolas !
Pendant un instant, une parcelle de seconde, elle ressentit un dégoût d'horreur, mais, se ressaisissant aussitôt et rassemblant tout son courage de grande sœur, elle passa rapidement la main sur la tête du petit et poussa la bestiole hors des cheveux du bébé. L'animal tomba sur le sol.
Nicolas pleurait à nouveau. Les parents l'entendirent et se précipitèrent dans la chambre.
-L'araignée! cria Béatrice. Regarde papa, regarde maman, l'araignée !
Et tous la virent courir vers la petite fissure du mur de Nicolas.
Papa descendit à la cave chercher un produit pour boucher les trous dans les murs. II actionna un spray, remplit la petite cavité et vérifia qu'il n'y en avait pas d'autre. Maman refit le lit du bébé. Nicolas se rendormit. Les parents félicitèrent Béatrice et chacun alla se recoucher.
Notre amie se remettait d'une fameuse peur ! Et personne n'entendit plus parler de l'araignée. En tous cas pendant toute une semaine...
Sept jours plus tard, le dimanche soir, Béatrice était déjà dans son lit. Elle s'apprêtait à s'endormir. Elle se tourna à gauche, puis elle se tourna à droite. La chaleur l'incommodait, malgré la petite brise venue par la fenêtre ouverte. Elle tenait son lapin en peluche dans ses bras.
Tout à coup, elle se rappela qu'elle n'avait pas mis son cahier de calcul dans son cartable. Demain, elle risquait de l'oublier.
Notre amie se leva, pieds nus comme d'habitude, et alluma sa lampe de poche posée sur la table de nuit à côté d'elle. Elle traversa la pièce et passa dans le rayon de lune. Elle alla à sa table, prit le cahier et le glissa dans son sac d'école.
Et tout à coup, dans le faisceau de la lampe de poche, elle aperçut la fissure, la cavité dans son mur, bouchée l'autre jour avec de la plasticine. Le trou était visible, béant. Le morceau de plasticine durci et rétréci était tombé à terre, laissant grande ouverte la tanière de l'araignée.
Béatrice se dirigea rapidement vers l'interrupteur et alluma le plafonnier. Elle regarda partout autour d'elle. Rien. Elle souleva son drap de lit. Rien. Elle ouvrit son cartable et l'examina: rien. En-dessous de la table, puis sur la table: rien. Rien dans le coffre à jouets, rien en-dessous du lit, rien dans son armoire, rien. Elle souleva le tapis: rien de rien.
Où se trouvait cachée cette sale bête ? Et surtout, depuis une semaine, elle devait être affamée, cette bestiole. Elle ne devait avoir qu'un rêve: piquer ou mordre la fillette qui l'avait enfermée.
Notre amie prit sa lampe de poche pour éclairer derrière le radiateur. Même pas. Elle aperçut une bonne quantité de fils et de poussières, mais aucune trace d'animal à huit pattes.
Alors, à moitié rassurée, elle éteignit sa lampe et se remit au lit. Son lapin était tombé sur le tapis. Or, elle dort toujours avec son lapin dans ses bras. Elle le garde depuis toute petite. Elle l'adore.
Elle se pencha pour prendre le lapin, et, horreur, dans le rayon de lune, elle vit l'araignée confortablement installée, les huit pattes bien étendues, sur le ventre de son doudou.
Un moment, elle pensa prendre une de ses sandales et écraser la bestiole sur la peluche. Mais la vilaine bête, en mourant, allait faire de la crasse, peut-être saigner ou répandre de la bave sur son lapin, et ça, elle ne le voulait pas.
Comme la fenêtre était grande ouverte sur le jardin, elle se leva. Elle prit une des oreilles du lapin entre le pouce et l'index et une des pattes dans l'autre pouce et l'autre index.
Lentement, elle souleva sa peluche. L'araignée ne bougeait pas. Mais Béatrice tremblait légèrement, de peur. Elle avança à pas lents, sans bouger trop fort les mains, vers la fenêtre ouverte.
À ce moment-là, l'animal se mit en mouvement, se dirigeant vers la main gauche de notre amie. Horrifiée, la fillette courut le plus vite qu'elle put, arriva à la fenêtre et, tout en tenant solidement son lapin, le secoua très fort. Elle fit ainsi tomber l'araignée dans le jardin. Elle referma aussitôt la fenêtre et se recoucha.
À partir de ce jour-là, elle n'entendit plus jamais parler de cette araignée.
Où est-elle allée ? Chez toi ? Regarde sous ton lit et derrière ton radiateur ce soir, avant de t'endormir…