N°29
(Découvrez la 1ère partie de la série L'espion ici)
Le temps était exécrable à Oulan-Bator, capitale de la Mongolie. À quatre heures de l'après-midi, il faisait déjà sombre. Une bise glacée soufflait dans les rues désertées par les habitants qui se réfugiaient chez eux pour se réchauffer et se calfeutrer de leur mieux.
Les flocons de neige s'engouffraient aux angles des maisons et le long des trottoirs au gré des bourrasques. Les arbres dénudés, débarrassés de leurs feuilles, vibraient et semblaient marquer la mesure de cet orchestre glacial. Parfois, une rare voiture passait en trombe, se dirigeant sans doute vers quelque havre meilleur.
Dans le salon de l'hôtel Intercontinental, le plus beau palace de la ville, l'ambiance n'était guère plus joyeuse. Un homme assis dans un fauteuil gris souris semblait plongé dans la lecture d'un livre passionnant. Pourtant, il ne lisait pas. À côté de lui se trouvait une valise, un attaché-case, contenant un million de dollars en coupures usagées. Cet homme, tu le connais, c'était Ennio Calzone.
Au bar, un individu maigre vida nerveusement son verre de whisky. Il se leva et se dirigea vers l'espion.
- Voici les documents que vous avez demandés, monsieur.
- Asseyez-vous, répondit Calzone.
- Et l'argent? poursuivit l'homme.
- Je vous le montre, monsieur.
L'espion posa la valise sur la table et l'entrouvrit. Le vendeur glissa une clé USB sur la nappe brodée.
- Si vous me trompez, menaça Ennio Calzone, cachez-vous dans les jungles les plus impénétrables du monde ou dans les solitudes glacées des montagnes. Mais je vous préviens, je vous retrouverai, même au fond des mers et vous vivrez votre dernier jour.
L'homme sortit avec l'attaché-case et se dirigea vers le parking souterrain. Il monta dans une voiture et disparut dans la tempête de neige.
Ennio Calzone se leva. Il s'apprêtait à rejoindre sa chambre. Il passa devant les vitrines de la galerie de magasins de l'hôtel. Artisanat local, articles cadeaux, objets de dépannage pour touristes distraits. Il ne regardait pas vraiment. Il réfléchissait.
Comment faire passer ces documents en Europe? se disait-il. Alexeï Korbokov, mon ennemi, chef du contre-espionnage d'un pays très agressif du Moyen-Orient, va tenter de s'en emparer par tous les moyens. Je le sens.
Soudain ses yeux se portèrent sur une poupée plutôt belle, fine et joliment habillée.
- Mais oui! C'est bientôt l'anniversaire de Christine. Je pourrais en profiter... Bonne idée!
Le dimanche suivant, Christine que vous connaissez bien, allait célébrer ses onze ans. Sa maman lui avait permis d'inviter une ribambelle de copains et d'amis, et bien sûr, aux côtés de son grand frère Jean-Claude, se trouvait Philippe. Tous deux en sixième primaire. Véronique, un an plus jeune et meilleure amie de Christine, participait à la fête.
Une joyeuse bande écoutait les passionnants récits de ce monsieur qui raconte régulièrement des histoires à l'école et qu'ils adorent. Christine avait eu la bonne idée de lui demander de venir.
Vers seize heures, on sonna à la porte. Les parents interrogèrent leur fille du regard. Tous les invités étaient présents. On n'attendait plus personne.
Le père de notre amie alla ouvrir et un employé des postes lui remit un grand colis brun. Le papa remercia, referma la porte et posa le tout sur les genoux de sa fille, très étonnée. Tous ses amis l'observaient.
Elle coupa la corde, encore plus intriguée depuis qu'elle avait vu les timbres de Mongolie et le nom de l'expéditeur: E.C.
Christine et ses amis ont déjà rencontré à deux reprises le célèbre espion agent double Ennio Calzone. Cf. L'espion malgré lui, n° 27, et Un voyage de rêve, n° 28.
La jeune fille déballa le cadeau et découvrit une fort belle poupée en porcelaine.
Christine n'apprécie pas vraiment les poupées. Cette jeune fille, véritable garçon manqué, cheveux courts, sportive, allergique aux robes, préfère les jeux et les randonnées dans les bois. D'ailleurs son habillement favori sont les vieux jeans usés et de préférence déchirés de son grand frère.
Son amie Véronique, très fine, plus féminine, très sensible, coiffe ses longs cheveux blonds chaque matin avec soin. Elle porte des jolies robes qu'elle aime choisir avec goût avant de se mettre en route pour l'école ou ailleurs, mais ne refuse pas une salopette en jean bleu de temps en temps pour rester à la mode.
Christine lui tendit la poupée.
- Tiens, si tu la veux, moi je n'en ferai rien.
Après la fête, vers dix-huit heures, les parents vinrent rechercher leurs enfants. Véronique quitta la maison de son amie, la jolie poupée dans les bras. Elle fut aussitôt repérée par deux hommes assis dans une voiture garée en double file un rien plus loin. Ces deux hommes observaient avec attention les garçons et les filles qui sortaient de la maison de Jean-Claude et Christine.
Au volant, Alexeï Korbokov, ancien colonel du KGB soviétique, reconverti en chef du contre-espionnage d'un pays du Moyen-Orient.
À côté, sur le siège du passager, se trouvait son bras droit, le fameux Vladimir. Il se curait les ongles, selon son habitude, avec un long couteau. Vladimir est aussi connu dans le monde de l'espionnage sous différents sobriquets: le sadique, la brute, le coupeur de tresses, le bourreau...
Ils scrutèrent tous deux avec attention Véronique. Elle entra dans la Jaguar de ses parents assez fortunés. Les espions démarrèrent derrière elle.
- Il faut récupérer cette poupée, fit Korbokov entre ses dents.
Ils suivirent la voiture discrètement. Ils arrivèrent dans un quartier de belles villas et s'arrêtèrent à trente mètres de celle devant laquelle les parents de Véronique entrèrent. L'ouverture de la porte de leur garage se commandait à distance.
- Wowww, murmura Vladimir. Ce sont des richards.
- Au lieu de faire des commentaires parfaitement inutiles, dit Alexeï Korbokov, sors et va récupérer la poupée. Regarde, la lumière s'allume au premier étage, deuxième fenêtre à gauche. Peut-être la chambre de la fillette.
Vladimir sortit de la voiture. Il traversa le jardinet précédant la façade, observa la gouttière et y grimpa avec l'agilité d'un chat. Marchant ensuite dans la corniche, le long du toit, il parvint devant la vitre qu'il venait d'observer. La lumière était éteinte, à présent.
L'homme sortit de sa poche un stylet terminé par une pointe en diamant et découpa le verre autour d'une ventouse qu'il tenait avec fermeté. Il retira le morceau de vitre et glissant une main, il ouvrit la fenêtre de la chambre de Véronique.
Il entra dans la pièce et regarda autour de lui. Il y observa plusieurs poupées parmi les affaires de notre amie, mais celle qu'il cherchait n'était pas visible. Il balaya encore la chambre du regard. L'armoire entrouverte, le lit, le tapis, la commode, une table assez en désordre.
À cet instant, Véronique ouvrit la porte et entra. Elle poussa un cri en apercevant celui qu'elle prit d'abord pour un voleur. Elle s'encourut dans le couloir en appelant ses parents et en criant, affolée. Le papa monta rapidement à l'étage et serra sa fille dans ses bras.
Vladimir n'avait toujours pas découvert la poupée que Véronique venait d'ailleurs de poser sur un fauteuil du salon. Il sortit par la fenêtre, sauta dans le jardin, et se précipita vers la voiture.
Alexeï Korbokov démarra en trombe.
- Je ne l'ai pas.
- Ils ne perdent rien pour attendre.
Le papa de Véronique avertit aussitôt les policiers. Ceux-ci fort étonnés, demeurèrent perplexes après avoir écouté les explications de notre amie. La principale question consistait en : pourquoi s'introduire dans la maison alors que les parents venaient juste d'y entrer?
Véronique retrouva lentement son calme. Une image lui revint à l'esprit. L'homme aperçu dans sa chambre ne lui était pas inconnu. Elle décrivit Vladimir, l'associé d'Alexeï Korbokov.
La jeune fille finit par évoquer la poupée offerte par Ennio Calzone à son amie Christine. Le cadeau venu d'un pays lointain et peut-être pas anodin.
Les policiers déclarèrent qu'ils transmettaient le dossier et l'enquête à Interpol, la police internationale.
Deux heures plus tard, un commissaire spécialisé dans les affaires d'espionnage vint questionner la jeune fille à son tour. Il emporta la poupée, promettant de la rendre bientôt, et en parfait état.
Celle-ci fut observée, déshabillée, démontée, radiographiée, scannée. La police scientifique n'y décela aucun document secret. On la rendit quarante-huit heures plus tard, remontée, rhabillée et recoiffée à Véronique. Le mystère demeurait entier.
Le mercredi matin, Jean-Claude et Christine se trouvaient seuls à la maison. Leurs parents avaient dû partir travailler assez tôt tous les deux.
Jean-Claude s'impatientait car sa sœur traînait. Ils risquaient d'arriver en retard à l'école. Enfin, Christine descendit l'escalier en courant, avec son cartable sur le dos. Ils ouvrirent la porte puis la refermèrent à clé derrière eux et se précipitèrent sur le trottoir.
Ils remarquèrent une splendide Lamborghini rouge, garée devant la maison. À bord, se trouvait Ennio Calzone. Il sortit de son bolide devant nos amis ébahis.
- Bonjour les enfants.
- Bonjour monsieur Calzone, répondit Jean-Claude.
- Tu aimes ta poupée? demanda l'espion à la fillette.
- Je... Je l'ai offerte à mon amie Véronique, balbutia Christine. Il... Les policiers l'ont emportée puis la lui ont rendue disant qu'elle ne contenait rien de suspect. Ni clé USB, ni documents secrets.
- C'était un piège destiné à tromper Alexeï Korbokov, répondit l'espion. J'ai acheté deux poupées identiques à Oulan-Bator. Je t'en ai envoyé une, et j'ai fait parvenir l'autre avec la clé USB à Venise où j'habite. Cipriano, que vous avez rencontré à New York, il incarnait le marchand de glaces Pagoo-Pagoo, l'a réceptionnée voici quelques jours. Si vous me permettez un instant de vulgarité, les enfants, j'appelle cela un piège à con, et Korbokov y est tombé.
- Monsieur, excusez-nous, mais nous sommes en retard pour l'école, interrompit le garçon.
-Je vais arranger ça dans un instant. Je veux juste vous remettre ceci. Une invitation.
Il leur confia une enveloppe blanche. Les prénoms des quatre amis s'y trouvaient écrits ainsi que ceux de leurs parents. Il expliqua qu'elle contenait dix places pour le concert de samedi soir, à vingt heures, au palais des Beaux-Arts de la ville. Un orchestre très réputé y jouerait les quatre saisons de Vivaldi. Une excellente soirée en perspective. Il insista pour que Christine assiste à ce concert, avec la poupée dans les bras.
Comme nos deux amis étaient en retard, il fit asseoir Jean-Claude à côté de lui sur le siège du passager. Le garçon prit sa sœur sur ses genoux. La Lamborghini démarra en trombe et arriva juste à temps devant l'école.
Quel succès en débarquant de ce bolide de rêve devant les copains! Mets-toi à leur place...
Deux heures avant le départ pour le palais des Beaux-Arts, la bataille faisait rage entre Christine et sa maman.
- Tu mets cette robe bleue, magnifique, et qui te va très bien.
- Pas question. Je déteste les robes. Déjà que je vais devoir me trimballer partout avec la poupée d'Ennio Calzone dans les bras...
- Christine, nous sommes invités à une soirée de qualité, dans une des plus belles salles de la ville. Tous les gens seront en grande tenue. Papa et ton frère portent un costume très chic. Moi aussi. Tu mets ta jolie robe et ton gilet blanc au-dessus de ta blouse.
- Non, maman, cette robe convient juste pour une gamine de cinq ans.
Le temps passait. Il fallait quitter la maison afin d'arriver à l'heure. Maman céda.
- Tant pis. Mets ton vieux jean délavé et troué, ton t-shirt usé et tes baskets, mais tu le regretteras.
Christine ébaucha un demi-sourire de victoire.
Tous se retrouvèrent au palais des Beaux-Arts. Véronique apparut éblouissante. Elle portait une superbe robe en velours rouge. Ses deux tresses blondes, réunies en une seule près de la nuque, rehaussaient son allure distinguée. Elle rayonnait.
La maman de Christine eut un regard envieux vers la mère de cette sage fillette...
Jean-Claude et Philippe portaient costume et cravate du meilleur goût.
Christine, marchant aux côtés de son amie, et tenant dans les bras la poupée qu'elle venait de lui rendre, entra dans la luxueuse salle illuminée de mille lumières.
Les meilleures places leur étaient réservées. Premier rang des mezzanines. Monsieur Calzone ne fait jamais les choses à moitié, comme tu sais.
Ils s'assirent et observèrent la grande salle de plus de deux mille places qui se remplissait. Christine, regardait à gauche et à droite, et n'était pas fière de ses vêtements déchirés. Elle se dit, sans l'avouer, que maman n'avait pas tort...
Soudain, Jean-Claude attira l'attention de son copain vers un point qui l'intriguait.
- Regarde vers les loges, là-bas, à gauche.
- Oui, répondit Philippe.
- Fixe la troisième loge en venant de l'orchestre.
- Oui.
- Ces gens nous observent.
Jean-Claude ne se trompait pas. Leur conversation, qu'il ne pouvait entendre, n'aurait pas manqué de l'intriguer:
"John, look there, at the first row, the girl who's holding a doll in her arms. That's her we are looking for".
Philippe indiqua à son tour, du côté droit, au premier balcon, deuxième rang, deux hommes qui les observaient avec des jumelles de théâtre.
- Eux aussi ressemblent à des espions.
- Je crois que nous exagérons, enchaîna Jean-Claude, cela devient une obsession. On en voit partout.
Mais son ami ne se trompait pas non plus. Des Allemands.
- Da, im ersten Rang, das kleine Mädchen halt die Puppe in Ihren Armen. Das ist sie.
Ceux que les deux copains ne pouvaient pas apercevoir, se trouvaient tout à fait à leur droite, en-dessous du balcon du premier étage. Là, dans l'ombre, existe dans certaines salles de théâtres, des places appelées baignoires. On assiste fort bien au concert, mais on reste à l'abri des regards indiscrets.
Un homme en smoking se curait les ongles avec un long couteau. Tu reconnais Vladimir. À côté de lui, Korbokov, révolver en main, vérifiait son silencieux, vissé au bout du canon de son arme.
Au moment où le concert allait commencer, un maître d'hôtel en jaquette, s'avança et s'inclina devant Christine. Il lui présenta une enveloppe posée sur un plateau d'argent.
Notre amie remercia, ouvrit et découvrit un carton d'invitation, du meilleur goût. L'écriture en relief indiquait : "Le prince Sigmund von Matterhorn recevra à l'entracte. Salon Veneziano".
Christine commença à regretter la belle robe bleue. La réception allait être ultra-chic. Tant pis pour moi. Maman avait raison, songea-t-elle. Mais je pourrais porter un beau pantalon et un chemisier élégant plutôt qu’une robe...
Les deux premiers concerti des quatre saisons de Vivaldi furent un vrai bonheur. Un tonnerre d'applaudissements éclata pendant les dernières notes de l'Eté.
Au cours de l'entracte, Christine fit passer l'invitation du prince à ses parents et amis étonnés comme elle. Ils se dirigèrent ensemble vers le salon Veneziano.
Le champagne millésimé servi généreusement, les toasts au caviar et au saumon fumé détendirent assez vite l'atmosphère huppée et un peu guindée qui régnait dans le salon privé. Un défilé de robes de soirée rehaussées de bijoux de prix chez les dames et des costumes de grandes marques chez les messieurs.
Christine, pas très à l'aise, observa son jean délavé et déchiré, son t-shirt et ses baskets... Au moins je suis à la mode, se dit-elle pour se rassurer.
Tout à coup, l'arrivée puis l'annonce solennelle d'un maître d'hôtel interrompit le brouhaha des conversations.
- Son altesse le prince Sigmund von Matterhorn.
Tous les regards se tournèrent vers celui qui venait d'apparaître. Son allure impériale, son sourire charmeur, son regard d'aigle, sa prestance, imposaient l'admiration et le respect de tous. Un murmure flatteur parcourut l'assemblée. Les quatre enfants n'en revenaient pas. Ils venaient de reconnaître Ennio Calzone.
Il salua quelques personnes puis s'approcha de nos amis.
Après plusieurs compliments bien choisis, l'espion présenta poliment ses excuses auprès des parents pour avoir importuné leurs enfants. La qualité de l'invitation contribua, sans doute, à la réconciliation.
Quand la sonnerie annonça la reprise et la deuxième partie du concert, Ennio Calzone demanda à Christine de poser sa poupée sur le premier radiateur qu'elle pourrait trouver en passant dans les couloirs et bien en vue de préférence.
Au moment d'entrer dans la salle de concert, Véronique voulut passer aux toilettes. Son amie se porta volontaire pour l'y accompagner. Elles promirent de rejoindre la salle aussi vite que possible.
Elles se dirigèrent donc vers les salles d'eau. Christine posa la poupée sur un radiateur près de la porte dans le grand couloir. Véronique s'isola tandis que son amie se lavait les mains.
Un homme entra dans la pièce pendant qu'elle les passait au vent chaud d'un sèche-mains.
Christine faillit lui faire remarquer qu'il entrait dans l'espace réservé aux dames, mais l'instant suivant elle reconnut Vladimir. Il pointait un révolver vers elle.
Il lui fit signe, le doigt sur la bouche, de se taire. Véronique apparut, et, terrifiée, se colla contre son amie en observant le terrible espion.
L'homme enjoignit aux deux jeunes filles de sortir par la fenêtre. Il leur expliqua qu'après avoir enjambé celle-ci, elles découvriraient, juste à leur gauche, une échelle en fer accrochée à la façade. Elles descendraient les trois étages le long du mur et parviendraient près d'une grosse voiture garée dans une impasse qu'elles apercevraient en-dessous d'elles.
Christine ouvrit la fenêtre. À côté de la voiture, révolver au poing lui aussi, se trouvait Alexeï Korbokov et deux hommes que nos amies ne connaissaient pas.
La jeune fille enjamba la fenêtre la première. Elle s'accrocha à l'échelle métallique et descendit lentement. Véronique fit de même en se tenant de son mieux. Elle se trouvait juste au-dessus de la tête de son amie.
Christine passa à côté d'une des fenêtres du deuxième étage. Elle s'aperçut qu'elle était entrouverte et facile d'accès. Elle la poussa d'un geste sec et précis du pied. Elle sauta dans la pièce et aida sa copine à la suivre en sautant à son tour. Véronique la rejoignit, souple et rapide malgré sa belle robe.
Décidément, songea Christine, j'ai bien fait de me mettre en jean et en baskets ce soir.
Korbokov cria à Vladimir de descendre et fit monter ses deux collègues par l'échelle. Il les suivit, abandonnant la voiture dont le moteur tournait.
Les filles traversèrent le bureau dans lequel elles venaient d'aboutir. La porte, heureusement, n'était pas fermée à clé. Elle donnait dans un couloir qu'elles suivirent en silence, envahies par la peur. Un autre porte, ouverte celle-ci, les fit entrer dans un hall immense où se trouvaient rangés les décors de la grande salle de théâtre du palais des Beaux-Arts.
Se faufilant entre ces décors, les deux amies pensèrent se trouver au meilleur endroit pour se cacher. Elles se dissimulèrent de leur mieux derrière une façade en carton peint et attendirent, reprenant leur souffle.
Deux minutes plus tard, les quatre hommes qui les poursuivaient entrèrent à leur tour dans la pièce. Ils allumèrent des puissants spots et entreprirent une fouille méthodique de tous les décors qui occupaient l'entrepôt.
- Ils vont finir par nous trouver, chuchota Christine à son amie. Sauvons-nous.
- Je vois deux portes derrière nous, murmura Véronique. On choisit laquelle?
- Il vaut mieux se séparer, répondit Christine. Chacune ira de son côté. Si l'une est prise, l'autre pourra avertir les policiers et les parents.
Véronique ne voulait pas s'enfuir seule. Mais elle reconnut que l'idée de son amie était la meilleure.
- Toi à gauche, moi à droite.
Les deux jeunes filles se tournèrent sans bruit, les genoux fléchis, puis d'un bond, foncèrent chacune vers sa porte.
Christine entra dans un couloir qu'elle suivit en courant. Elle aboutit sur la scène plongée dans l'obscurité du petit théâtre. Personne dans la salle. On ne jouait pas ce soir-là. Elle observa les rideaux, les échelles menant aux spots, les planches, et aperçut le trou du souffleur.
C'est une fosse située à l'avant-scène, et qui permet à quelqu'un, livret en main, de souffler les dialogues quand les acteurs oublient leur texte.
Notre amie ouvrit la trappe et sauta dans l'espace étroit. Elle replaça la trappe au-dessus d'elle avec soin.
Quelques instants passèrent. Des longues minutes d'angoisse. Elle sentait la sueur de sa course folle et de sa peur, couler le long de ses joues. Son cœur battait la chamade.
Soudain, la lumière s'alluma. La jeune fille aperçut des ombres par les fentes de la trappe sous laquelle elle se dissimulait. Elle entendit la résonance de pas sur les planches. Malgré son cran, elle se mit à trembler.
On parlait dans une langue qu'elle ne connaissait pas. On marcha vers la gauche puis vers la droite. Quelqu'un s'arrêta sur la trappe. Il s'éloigna puis il revint. Soudain, la lumière s'éteignit.
Les hommes de Korbokov ne connaissaient pas l'existence du trou du souffleur pourtant situé juste sous leurs pieds.
Christine attendit encore quelques minutes interminables puis elle leva lentement la trappe. Il faisait noir. Plus personne en vue. Elle se hissa hors de sa cachette et tenta de rejoindre la salle de concert.
Après quelques instants elle rencontra des hommes armés et de la lumière. Les policiers et les inspecteurs d'Interpol la cherchaient. Elle se précipita vers eux. Sauvée !
Mais son amie Véronique demeurait introuvable. La porte qu'elle avait choisie au moment où les deux amies se séparaient était fermée à clé. Quelques secondes passées à hésiter avaient suffi aux hommes de Korbokov pour la kidnapper et disparaître en l'emmenant avec eux.
Christine, interrogée par les policiers, expliqua longuement et en détails tous les événements de la soirée. Elle décrivit ses poursuivants de son mieux.
Le lendemain, les parents de Philippe trouvèrent une lettre, adressée à Christine, l'amie de leur fils. Korbokov confondait sans doute Jean-Claude et Philippe, attribuant par erreur, une sœur à ce dernier.
Les enfants durent attendre pour ouvrir l'enveloppe. Les policiers et les inspecteurs d'Interpol voulaient être présents. Christine enfin, glissa un coupe-papier, ouvrit et sortit un carton blanc en présence de Jean-Claude, Philippe et des parents. Elle le déplia et lut.
"La fillette se rendra seule, vers dix-huit heures, en un lieu que je lui indiquerai à 17h59 en lui téléphonant, munie de la vraie poupée, celle contenant les documents secrets. À ce prix seulement, vous retrouverez son amie Véronique saine et sauve. Korbokov."
Les parents de Christine hésitèrent. Ils craignaient pour leur fille, ballottée entre les mains de ces espions particulièrement dangereux, impitoyables. Elle pouvait être abattue pour un oui ou un non.
Christine, elle-même, était très angoissée, terrifiée, à l'idée d'endosser une telle mission, une si grande responsabilité. Mais rassemblant son courage, elle se porta volontaire car elle voulait sauver son amie.
Elle se sentait un peu responsable d'avoir proposé à Véronique de se séparer l'une de l'autre dans la salle où elles s'étaient cachées dans le palais des Beaux-Arts. Ce n'était pourtant pas sa faute si sa copine avait été kidnappée et si Korbokov et Vladimir la retenaient prisonnière.
Ce même jour, à 16 h 00, inspecteurs, commissaires, policiers, tous les responsables prirent place chez Christine, mais aussi, bien sûr, ses parents, Jean-Claude son grand frère, Philippe, et les parents de Véronique.
Les professionnels d'Interpol installèrent tout un dispositif pour assurer la meilleure protection de notre courageuse amie. Ils placèrent le téléphone sur écoute. Un hélicoptère furtif survolait le quartier avec discrétion. Les hommes à bord, équipés de jumelles infra-rouges, scrutaient les rues et les avenues.
-Tantôt, à 18 h 00, il fera déjà noir à cause de l'hiver, déclara l'inspecteur principal. On s'organise afin de suivre les déplacements de votre fille.
Plusieurs policiers et gendarmes, habillés en civil, circulaient en voitures banalisées, prêts à intervenir. Tout ce petit monde se tenait en communication permanente avec les membres de l'équipe installée dans le salon de la maison des parents de notre amie.
Pourtant, elle n'en menait pas large.
Ennio Calzone arriva à 17 h 30. Désolé, confus. Prêt à tous les sacrifices pour sauver Véronique. Les conséquences de son opération "poupée" dépassaient de manière tout à fait imprévue son évaluation la plus sombre. Mais il savait l'acharnement, l'obstination inflexible et cruelle de ses ennemis. Il ne s'étonnait pas de leur côté impitoyable. Il ne voulait prendre aucun risque.
Il apportait l'autre poupée, identique à celle que notre amie avait reçue à son anniversaire. Celle-là contenait, bien sûr la clé USB achetée à grand prix à Oulan-Bator. Cipriano, l'homme de Pagoo-Pagoo, secrétaire, chauffeur, tireur d'élite et garde du corps de l'espion, l'avait apportée d'Italie.
À 17 h 59 précises, le téléphone sonna.
On avait demandé à Christine de tenter de parler une minute, quitte à faire répéter plusieurs fois l'adresse où elle devrait se rendre, afin de pouvoir repérer, localiser, l'origine du coup de fil.
Après avoir interrogé du regard l'équipe, elle décrocha, le cœur battant la chamade.
- 249, avenue des Citrinelles, dit une voix qu'elle ne reconnut pas. Clac.
- Il a raccroché tout de suite, dit la jeune fille. Impossible de placer deux mots.
C'était beaucoup trop court pour tenter quoi que ce soit. L'opération délicate commençait.
Christine sortit de la maison avec la poupée sous le bras. Elle portait son jean délavé, un t-shirt et ses baskets. Elle frissonna dans sa veste un peu trop légère, en jean bleu elle aussi. Il faisait très sombre. Les réverbères allumés perçaient mal la fine pluie froide qui tombait sur la ville.
Elle s'éloigna de la maison et marcha vers l'adresse reçue. Elle la connaissait, c'était à dix minutes à peine. La bruine coulait dans son cou et glaçait ses mains déjà gelées par l'angoisse et la peur. Elle ne sentait pourtant qu'à peine le froid. Elle marchait d'un pas décidé sur les dalles luisantes du trottoir. Le vent de temps en temps soulevait ses cheveux courts.
Elle avançait en silence, serrant la poupée contenant le document à un million de dollars contre elle.
Quelques centaines de mètres au-dessus d'elle, un hélicoptère la suivait, furtif, presque totalement silencieux. Les policiers, à bord, observaient la jeune fille avec leurs jumelles infra-rouges. Ils donnaient sans cesse sa position aux collègues situés dans les rues du quartier. Notre courageuse amie ne pouvait ni les voir ni les entendre.
Elle passa près d'une voiture banalisée dans laquelle un policier en civil semblait lire un journal, mais l'observait et communiqua aussitôt avec ses chefs.
Christine, elle, se sentait horriblement seule.
Elle croisa un homme qui promenait son chien sous la pluie. Col relevé et manteau fermé, il ne sembla même pas regarder notre amie. Mais quelques mètres plus loin, il informa la base.
- Elle tremble de peur, mais elle semble décidée. Quelle fille courageuse ! Elle marche d'un bon pas. Personne d'autre en vue.
Christine parvint au numéro 149 de l'avenue des Citrinelles. Ne sachant que faire, elle sonna à la porte. Une dame charmante lui remit un pli.
- Voici l'enveloppe numéro deux de votre jeu, dit-elle.
Elle remarqua, car c'était une personne très fine, attentionnée, la pâleur de notre amie et ses lèvres qui tremblaient. Elle en eut pitié.
- Tu veux entrer une minute? Tu sembles avoir bien froid. Viens prendre une soupe chaude à la maison.
Christine ébaucha un timide sourire et s'éloigna en remerciant. Elle s'assit sur le petit muret de la propriété et ouvrit l'enveloppe. Elle y trouva une adresse inscrite sur un carton blanc.
"218 avenue des Traquets".
Christine posa le carton sur le muret à l'intention de ceux qui, elle l'espérait, la suivaient, et s'éloigna en direction de cette adresse qu'elle connaissait bien, dans son quartier.
Quelques instant plus tard, l'homme qui promenait son chien passa près du muret et lut l'adresse dans un micro-cravate dissimulé sous sa veste.
Aussitôt quelques voitures changèrent de place et se dirigèrent vers le nouveau lieu de rendez-vous afin de resserrer le filet de protection de notre amie qui marchait doucement.
En cheminant sur les trottoirs sous la pluie froide, notre jeune fille observait à gauche et à droite les maisons éclairées. Des gens se trouvaient là. Certains regardaient la télévision. D'autres jouaient ou lisaient au salon près de leurs enfants. D'autres encore prenaient le repas du soir assis à table. Des familles heureuses, pensait notre amie.
Christine marchait en rue, transie de froid, terrifiée par la mission qu'elle avait acceptée et seule capable de sauver son amie Véronique.
La pluie tomba plus fort. Elle sentit que sa veste en jean commençait à percer. Son frère l'avait usée en la portant toute l'année précédente. Mais elle restait indifférente à la pluie et au froid.
Elle arriva au 218 avenue des Traquets. Elle sonna. Un jeune homme souriant lui ouvrit et lui remit une enveloppe à son tour.
- Voilà ton message numéro trois pour ton jeu de lutins. Bonne chance!
Il referma la porte. Un jeu de lutins! Mon Dieu, songea notre amie. Elle qui est seconde dans une sizaine de lutins, justement. Si cela pouvait être vrai! Hélas les jeux de scouts ou de guides les plus terribles ne ressemblent en rien à sa mission... Elle découvrit un carton jaunâtre avec une brève inscription.
"293 avenue du chant d'oiseau".
De nouveau elle laissa la lettre sur un muret, comme on le lui avait demandé, et se dirigea vers l'adresse qu'elle venait de recevoir.
Au 293 de l'adresse indiquée, elle trouva une villa trois façades qui semblait à l'abandon. Sinistre ! Aucune lumière. La pluie, qui tombait à verse à présent la fit frissonner. Ses vêtements, trempés, lui collaient à la peau. L'eau coulait sur son visage.
Toujours munie de la poupée confiée par Ennio Calzone, elle entra dans la maison vide par la porte entrouverte. Personne. Elle appela. Elle ne voyait que de la poussière et ici ou là une canette vide, des toiles d'araignées et une odeur désagréable de moisi.
Elle appela encore, mais personne ne répondit. À ce moment-là, elle crut percevoir un cri étouffé provenant du jardin. Un appel au secours.
Christine sortit de la maison et s'avança dans l'herbe à l'arrière du bâtiment. Ses pieds trempés dans ses baskets mouillées étaient glacés. Elle aperçut une cabane en bois près d'un grand cerisier. Elle s'en approcha.
- Au secours, au secours.
La voix de Véronique !
Christine se précipita, entra dans la cabane et découvrit sa copine couchée sur le sol, ligotée et bâillonnée. Elle sortit le canif qu'en tant que bientôt chef d'équipe dans une sizaine chez les lutins elle emporte toujours en poche avec elle. Elle arracha le bâillon et coupa les cordes qui retenaient son amie.
Véronique se redressa et les deux amies s'embrassèrent les larmes aux yeux.
- Tu dois poser la poupée sur la fenêtre, près de l'entrée de la maison. Viens vite. Ils vont revenir d'un instant à l'autre.
Elles se dirigèrent vers la façade avant de la sinistre maison. Elles posèrent la poupée sur la pierre grise qui servait de tablette d'appui et s'éloignèrent en direction de la maison de Christine où attendaient parents, policiers et amis.
Quand Christine et Véronique arrivèrent au premier carrefour, à quatre cents mètres de la villa où elles avaient abandonné la poupée, elles entendirent deux coups de feu. Saisies et effrayées, elles s'arrêtèrent un instant avant de traverser.
Quelques secondes après, une voiture qui démarrait en trombe vint vers elles à toute allure. Les pneus crissaient. Les deux amies virent une Lamborghini rouge s'arrêter à leur hauteur. À l'intérieur, elles reconnurent Ennio Calzone.
L'espion les salua. Il s'excusa puis les remercia. Il félicita Christine pour son cran. Enfin, il montra la poupée qu'il venait de récupérer. Le diable d'homme, décidément insaisissable, avait repris ses documents et abattu les deux complices de Korbokov. Il démarra à toute allure après un "Arrivederci" lancé par la fenêtre.
Christine et Véronique se précipitèrent vers leur maison. Elles arrivèrent saines et sauves près de leurs parents. L'aventure était terminée, et la mission réussie.
Retrouve Ennio Calzone et les quatre amis dans une nouvelle aventure "Le nid de guêpes", N° 30.