N°40
Isabelle adore manger des myrtilles. Elle a cinq ans et demi et peut aller en cueillir seule si elle veut. On en trouve pas loin, à l'entrée du bois de sapins, de l'autre côté de la petite rivière.
Un mercredi après-midi, elle sortit de la maison par la porte de la cuisine et alla au fond du jardin. Elle se glissa en rampant sous la barrière qu'elle ne réussit jamais à ouvrir. Ses trois grands frères lui ont déjà expliqué le mécanisme, mais tant pis.
Elle traversa le champ de fleurs et s'arrêta au bord de la rivière.
Elle retira ses sandales de toile plus très blanches et entra dans l'eau pieds nus. Elle trempa le bas de sa salopette bleue, mais maman ne la gronderait pas. C'est une salopette que ses grands frères ont mise chacun à leur tour quand ils étaient petits garçons. Elle est bien usée. Donc pas de soucis si notre amie se salit.
Isabelle franchit le cours d'eau en faisant attention de ne pas tomber puis remit ses pieds mouillés dans ses tennis. Elle commença à cueillir de délicieuses myrtilles.
Elle approchait d'un tronc d'arbre couché sur le sol. C'était un sapin déraciné. Ce devait être récent car les branches possédaient encore toutes leurs aiguilles.
Mais entre les racines de l'arbre mort se trouvait une étrange plante jaune. Toute jaune. La tige, les feuilles, la fleur, même les racines.
Intriguée et curieuse, notre amie la recueillit entre ses mains, puis retourna chez elle.
-Maman, maman, dit-elle, regarde l'étrange plante jaune que je viens de découvrir dans le bois. Je peux la mettre dans ma chambre ?
Isabelle accompagna sa mère à la cave. Elles choisirent un joli récipient et y tassèrent de la bonne terre noire. La fillette creusa un petit trou au milieu et y glissa les racines jaunes de sa plante.
-Voilà, dit maman. Tu n'as plus qu'à lui verser un peu d'eau tous les jours. On verra ce qu'elle deviendra.
Isabelle fit un peu de place sur sa table et y posa la fleur jaune. Elle l'arrosa copieusement puis partit jouer au jardin.
Après le repas du soir, elle prit sa douche, passa sa robe de nuit blanche avec des petites fleurs bleues et se brossa les dents. Puis elle alla dans sa chambre.
Elle observa l'étrange plante avant de se coucher. Elle remarqua la présence de trois petits bourgeons au centre de la corolle.
Benjamin entra à son tour, déjà en pyjama.
Isabelle a trois grands frères. Bertrand, dix-neuf ans, un étudiant. Il est très souvent plongé dans ses livres. Benoît, treize ans. Il passe son temps libre devant ses consoles de jeux. Et Benjamin, sept ans et demi. Il partage la chambre d'Isabelle. Lui dort en haut sur le lit superposé et notre amie en dessous.
-C'est quoi cette fleur ?
-Je l'ai trouvée tantôt à l'entrée du bois entre les racines d'un arbre tombé.
Benjamin monta à l'échelle du lit. Les deux enfants s'endormirent.
Les jours passaient.
Chaque après-midi, en revenant de l'école, notre amie arrosait sa plante. Mais, chose étrange, elle ne grandissait pas. La tige ne s'allongeait pas, aucune nouvelle feuille ne poussait et aucune autre fleur n'apparaissait.
Par contre, les trois bourgeons grossissaient. Ils eurent bientôt la taille de groseilles, mais jaunes. Puis ils ressemblèrent à des cerises. Quelques jours plus tard, ils devinrent gros comme des prunes, puis comme des mandarines, des oranges, des pamplemousses.
La fillette se demandait quand ils allaient cesser de grossir.
Un jour que papa et maman étaient au travail, que Bertrand étudiait à l'université, Benoît à sa grande école, Benjamin en classe et Isabelle dans la sienne, un jour donc que personne ne se trouvait à la maison, un des trois fruits se détacha de l'étrange plante jaune.
Il flotta un moment dans la chambre, entre le sol et le plafond, comme une bulle de savon.
Il sortit par la fenêtre ouverte et voltigea au gré du vent au-dessus du jardin, puis du champ de fleurs. Poursuivant sa route, il survola la rivière.
Soudain le fruit jaune se déchira et un nuée de petites poussières de toutes les couleurs tombèrent à la surface de l'eau et furent emportées par le courant.
Quelques minutes plus tard, une multitude de fleurs apparurent le long des berges du cours d'eau. C'étaient des grandes fleurs magnifiques. Les pétales allaient du blanc au noir, en passant par le jaune, le rose, l'orange, le rouge, le vert, et toutes sortes de bleus, du mauve au violet.
Hélas, personne ne se promena le long de l'eau ce jour-là. Personne ne vit les merveilleuses fleurs.
Elles ne vécurent pas longtemps. Elles disparurent toutes après quelques heures.
Pendant ce temps-là, Isabelle revint de l'école avec sa maman et son frère Benjamin.
Notre amie remarqua aussitôt qu'un des fruits manquait. Il n'en restait que deux sur l'étrange plante jaune.
-Benjamin, tu as pris un des fruits de ma plante.
-Mais non, répondit le garçon. Comment veux-tu ? Je reviens de l'école en même temps que toi. Je suis derrière toi. Je ne suis même pas encore entré dans la chambre. Il s'est simplement envolé ou bien un oiseau l'a emporté en passant. Et cesse de toujours m'accuser pour rien.
Au même instant, un deuxième fruit jaune se détacha de la plante et voltigea vers la fenêtre. Il passa au-dessus du jardin et s'arrêta. Il semblait hésiter.
Comme pour le premier, il se déchira peu à peu et une nuée de poussières, ressemblant à des pollens, s'échappa par l'ouverture et se dispersa sur l'herbe du jardin.
En quelques instants, des centaines de fleurs poussèrent. De nouveau, les pétales allaient du blanc au noir, en passant par le jaune, le rose, l'orange, le rouge, le vert, et toutes sortes de bleus, du mauve au violet.
Papa, maman, les grands frères, Isabelle, tous en cueillirent et en remplirent les vases de la maison. Il en restait tant et tant... Ils décidèrent d'en porter aux grands-parents, aux amis, aux voisins, à monsieur le curé pour décorer son église, à monsieur l'instituteur à l'école, et madame la directrice ne fut pas oubliée.
De nouveau, elles furent bien éphémères. Le lendemain, elles disparurent toutes.
Le troisième fruit jaune se détacha au milieu de la nuit suivante. Isabelle venait juste de se réveiller.
Il ne faisait pas tout noir, car la pleine lune éclairait la chambre et le jardin de sa belle lumière argentée.
Notre amie se précipita pour aller fermer la fenêtre, puis elle observa le fruit jaune qui se tenait presque immobile juste au-dessus d'elle, entre sa tête et le plafond.
Il se déchira et une fois encore, une fine pluie de petites graines ressemblant à des poussières multicolores en sortit. Elles se posèrent sur les tresses de notre amie, puis sur son visage et son cou, ses bras, ses pieds. Elle portait sa robe de nuit blanche à petites fleurs bleues. Elle était pieds nus.
Les pollens entrèrent en douceur dans la peau de la fillette.
Isabelle se tourna et s'apprêta à remonter dans son lit. Elle frappa deux fois son oreiller pour le remettre bien en forme.
Une dizaine de fleurs multicolores et bien ouvertes en sortirent !
Étonnée, Isabelle glissa un doigt le long du cadre de son lit. Aussitôt des fleurs poussèrent sur les lattes en bois.
-Quelle merveille! dit-elle. Tantôt, quand je me recoucherai, je croirai m'endormir dans un jardin.
Elle passa ensuite un doigt sur le bord du lit superposé de son frère Benjamin qui dormait profondément. Des nouvelles fleurs apparurent partout.
Notre amie sortit de sa chambre. Il en poussa d'autres sur la porte quand elle en toucha la poignée.
Elle entra chez ses grands frères. Bertrand et Benoît dormaient.
La fillette s'approcha de la table de Bertrand, couverte comme toujours de gros livres. Elle toucha les cahiers et les classeurs et des fleurs en sortirent.
Puis elle se tourna vers l'ordinateur et la console de jeux de Benoît. Elle en caressa le clavier et un bouquet multicolore y apparut en un instant.
-Très amusant, murmura la fillette.
Elle quitta la chambre, traversa le couloir et entra en silence dans celle de ses parents. Elle en fit le tour en effleurant le bord de leur grand lit. En un instant, papa et maman furent entourés de fleurs. C'était ravissant.
Isabelle referma la porte et se rendit à la salle de bains.
Elle posa les deux mains à plat dans la baignoire qui se remplit aussitôt des bouquets multicolores. Puis elle fit de même à l'évier. Elle fit couler un peu d'eau pour les arroser.
-Très joli, dit-elle.
Elle toucha même la planche de la toilette. La cuvette déborda de fleurs à son tour.
Puis notre amie descendit l'escalier. Elle ne toucha la rampe qu'un moment, mais des bouquets aux belles couleurs apparurent aussitôt.
Elle en fit naître d'autres au salon, dans les fauteuils, sur le canapé, le tapis, la télévision. Elle caressa la table de la salle à manger qui se changea en prairie à pique-nique.
Jamais la maison n'a été aussi belle, se dit-elle en souriant. Demain matin, papa et maman seront bien surpris en s'éveillant.
Isabelle passa dans la cuisine. Elle remplit plusieurs casseroles de fleurs, ainsi que le frigo. Elle s'approcha de la porte du jardin, se proposant d'y aller pour y faire apparaître d'autres bouquets.
Elle entendit « toc, toc, toc ».
Elle ouvrit la porte et vit un drôle de petit animal. Il avait la taille d'un chat, mais ressemblait à un chien. Il était couvert de poils courts, très soyeux, et de toutes les couleurs. On aurait dit un bourgeon d'arc-en-ciel.
Il leva son museau pointu vers Isabelle et dit :
-Oh, oh !
-Tu sais parler ? demanda notre amie.
-Oh, oh !
-Tu sais juste dire oh, oh ?
-Oh, oh !
-Tu es très joli.
-Oh, oh ! dit le petit animal avec une intonation qui fit comprendre à Isabelle qu'il la trouvait mignonne elle aussi.
-Merci, répondit notre amie.
-Oh, oh ! fit-il encore en indiquant le bouquet situé sur la table.
Il sauta sur une chaise, puis se dressa pour approcher son museau d'une fleur rouge.
-Oh, oh ! dit-il, comme si elle sentait particulièrement bon.
La fillette se pencha à son tour et sentit.
-Oh, oh ! dit-elle.
Puis elle éclata de rire.
-Voilà que je me mets à parler comme toi, à présent. Je commence à dire des « oh, oh » moi aussi!
-Oh, oh ! reprit l'animal, comme s'il félicitait notre amie.
Il choisit une autre fleur rouge. Il s'en approcha pour la sentir.
-Oh, oh ! dit-il avec un air dégoûté.
-Oh, oh ! confirma Isabelle en y mettant son nez. Celle-ci ne sent vraiment pas bon.
Le petit animal en choisit une autre. Il la sentit, puis fit un « oh, oh », l'air bien décidé, et il la mangea.
Isabelle se demanda pourquoi le « Oh-oh » avait précisément choisi cette fleur plutôt qu'une autre, et pourquoi il la mangeait, mais elle n'insista pas.
Elle suivit l'étrange petit animal dans l'escalier. Il gratta à la porte de la chambre de notre amie, indiquant qu'il voulait y entrer. Isabelle entrouvrit. Benjamin, le frère avec lequel elle partage la pièce, dormait paisiblement.
-Oh, oh ! fit la bestiole mystérieusement.
Puis ils suivirent tous deux le couloir et s'arrêtèrent devant la chambre des grands frères de notre amie. Bertrand et Benoît étaient endormis profondément.
-Oh, oh ! lança de nouveau l'animal.
-Pourquoi fais-tu cela ? demanda Isabelle.
Il ne répondit pas et s'arrêta devant la porte de la chambre des parents.
-Tu veux voir mon papa et ma maman ? dit notre amie en ouvrant. Ne les dérange pas. Ils se reposent.
-Oh, oh ! prononça l'animal.
Puis ils redescendirent à la cuisine. Il gratta contre la porte donnant à l'extérieur.
-Oh, oh !
-Tu veux aller au jardin ? Tu veux partir ?
-Oh, oh !
-Tu veux déjà me quitter ?
-Oh, oh !
La fillette ouvrit.
-Au revoir, petit « oh-oh ». Tu étais bien mignon.
-Oh, oh !
-Oh, oh !
Et l'animal disparut dans la nuit, vers le fond du jardin.
Isabelle remonta à sa chambre et se recoucha au milieu des fleurs.
Le lendemain, quand notre amie s'éveilla, elle eut deux fameuses surprises.
La première fut d'ouvrir les yeux au milieu de bouquets rayonnants de toutes les couleurs. Elle en vit partout autour d'elle. Elle n'avait donc pas rêvé.
La seconde, plus étrange encore, fut de constater que papa, maman, Bertrand, Benoît, et Benjamin ne pouvaient plus parler. Le seul mot qu'ils étaient capables de prononcer était « oh, oh ! ».
Cet événement eut des conséquences cocasses.
Papa se rendit à son travail. Il avait rendez-vous ce jour-là avec des clients importants, venus du Japon. Comme il ne pouvait leur dire que des « oh, oh ! », les visiteurs pensèrent qu'il se moquait d'eux, ce qui bien sûr, n'était pourtant pas le cas. Son directeur le pria de retourner chez lui et de se soigner.
Maman, qui faisait les courses au supermarché entre deux traductions pour ses clients, ne put émettre que des « oh, oh ! ». Les vendeurs et le caissier furent bien étonnés. Elle revint à la maison confuse et honteuse et n'en sortit plus ce jour-là.
Benjamin, debout devant la classe au tableau noir pour dire sa récitation ne put énoncer que des « oh, oh ! ». Son instituteur crut que le garçon plaisantait et refusait de réciter son poème. Il envoya notre ami chez la directrice. Comme Benjamin ne réussit qu'à lui dire des « oh, oh ! », le garçon fut renvoyé chez lui.
Il en fut de même pour Bertrand et Benoît, les deux autres grands frères d'Isabelle. On les pria, eux aussi, de ne revenir au cours que quand ils sauraient de nouveau parler.
Toute la famille, à l'exception d'Isabelle, qui elle, parlait normalement, se retrouva à la maison, à émettre des « oh, oh ! », pour tenter de s'expliquer.
Vers le soir, les fleurs s'évanouirent comme chaque fois. Quand la dernière disparut, les parents et les grands frères retrouvèrent une parole normale.
Isabelle raconta son aventure de la nuit précédente.
L'étrange plante jaune trouvée le long de la rivière se dessécha et mourut. Notre amie ne revit jamais le mystérieux petit animal. Il n'est jamais revenu.
Et voilà. Mon histoire est oh, oh.
Euh! Pardon! Je veux dire finie.