N°38
Isabelle adore les myrtilles, surtout celles qu'elle cueille elle-même dans la forêt. Elles sont bien meilleures que celles qu'on vend dans les magasins.
Un mercredi après-midi, elle partit en ramasser dans le bois de sapins, derrière chez elle. Elle mit, à la demande de ses parents, sa vieille salopette en jean délavé et trouée aux genoux et ses tennis bleus. Les myrtilles font des taches tenaces.
-Ainsi, si tu te salis, ça ne fera rien, dit son père.
La fillette alla au fond du jardin. Là elle se glissa presque à plat ventre sous la barrière blanche car elle ne sait pas l'ouvrir. Elle traversa ensuite le champ de fleurs et arriva au bord de la petite rivière qui longe les grands sapins.
Elle passa le cours d'eau, ce qui trempa ses vêtements jusqu'au-dessus des genoux. Mais on sèche vite au soleil, comme disent ses trois grands frères. Elle avança sous les sapins. Là poussent les myrtilliers.
Elle en cueillit plusieurs poignées, qu'elle avalait avec plaisir. Elle arriva près du chemin en terre qui part du village, enjambe la rivière sur le petit pont de bois, et va dans la forêt. Isabelle songea que ce serait plus facile de revenir à la maison en l'empruntant.
Mais voilà, en approchant du pont, elle aperçut une vieille dame assise sur un tronc d'arbre qui gisait sur le sol. Elle faisait un peu peur. Elle avait des doigts difformes, crochus et une peau très ridée. Elle portait une longue robe noire et des vilains bottillons.
-Mon Dieu, pensa notre amie à voix basse, la sorcière !
Elle ne l'avait jamais rencontrée, mais les enfants du village lui en avaient parlé à l'école, car certains l'avaient déjà vue. Ils en avaient tous très peur. Ils s'enfuyaient en criant quand ils la croisaient. Un plus grand lui avait même un jour lancé une pierre.
Isabelle hésita.
Retourner dans le bois, puis retraverser le ruisseau, ou bien risquer de passer devant la vieille dame?
Elle opta pour la seconde solution.
Notre amie pressa le pas et évita de la regarder. Elle longea le côté gauche du chemin, aussi loin qu'elle pouvait. Quand elle arriva juste en face de la dame, elle l'entendit parler.
-Bonjour, petite fille.
Notre amie eut peur. Mais comme elle est bien élevée, elle répondit.
-Bonjour, madame.
-Elles étaient bonnes, les myrtilles ?
C'est sûrement une sorcière, songea Isabelle. Comment sait-elle que j'ai mangé des myrtilles ?
Mais la vieille dame avait deviné la pensée de la fillette.
-Je vois que tu as mangé des myrtilles parce que tes doigts sont tout mauves.
La fillette regarda ses mains.
-Ça c'est vrai, dit-elle. Mes doigts sont tachés de jus de myrtilles.
-Tu es mignonne, complimenta la dame. Tu fais comme moi, quand j'étais une petite fille. C'était il y a bien longtemps. Aujourd'hui, j'ai septante-huit ans. Mais quand j'avais six ans, comme toi, j'adorais les myrtilles. Je ne portais pas de salopette, parce qu'en ce temps-là on ne mettait pas des vêtements de garçon aux filles. J'avais une robe qui descendait en-dessous de mes genoux, des bottines et deux belles tresses brunes comme toi. J'allais souvent cueillir des myrtilles dans la forêt à la bonne saison et je les adorais. Je vois que toi aussi tu les aimes.
-Oui, madame, murmura Isabelle, qui avait déjà moins peur.
-Moi, je ne peux plus cueillir des petits fruits dans les bois. Je suis trop vieille. Mes doigts sont abîmés. Ils vont de travers parce que j'ai des rhumatismes. Et mon dos est bien vieux. Je ne peux plus me pencher ni me baisser. Je ne peux plus aller aux myrtilles.
Isabelle s'approcha. Sa peur avait fondu.
-Voulez-vous que je vous en apporte quelques-unes ? proposa notre amie.
-Tu ferais cela pour moi ?
-Oui, répondit la fillette qui se sentait un peu triste en pensant à cette vieille dame qui ne pouvait plus se baisser pour cueillir les myrtilles.
Elle retourna dans le bois. Elle en ramassa une poignée, des bien mûres, puis revint près de la dame toujours assise sur le tronc d'arbre.
Notre amie s'approcha courageusement. Il lui restait une petite crainte. Cette personne était-elle vraiment gentille ou bien les garçons avaient-il raison en parlant d'elle comme d'une sorcière ?
La dame tendit ses mains et Isabelle, avec ses doigts tout fins, y posa les fruits bleus.
-Merci petite fille. Comment t'appelles-tu ?
-Isabelle, madame.
La vieille dame mangea les myrtilles une à une, les yeux fermés.
-Elles sont bonnes.
-Je suis bien contente que cela vous fasse plaisir. Je crois que je n'ai plus peur de vous. Les garçons du village disent que l'on doit vous éviter. Même mon frère Benjamin affirme que vous êtes une sorcière.
-Je ne suis pas une sorcière, précisa la dame, je ne pratique pas des sortilèges qui font peur, mais je suis un peu magicienne. J'aimerais bien te faire un cadeau.
-Ce n'est pas obligé, fit Isabelle en souriant.
La dame sortit trois fils de laine de sa poche. Un rouge, un bleu et un jaune.
-Lequel veux-tu ?
Notre amie regarda le jaune, puis le bleu.
-Je veux bien le rouge.
-Tends-moi ta main !
Isabelle s'avança d'un petit pas. Elle avait encore un peu peur, quand même. La dame lui noua le bout de laine rouge autour du poignet.
-Voilà. Garde mon bracelet jusque demain. Ne l'enlève pas, même pour prendre ton bain, même pour aller dormir et au matin, quand tu te réveilleras, tu découvriras mon cadeau.
-Merci beaucoup.
-Au revoir, Isabelle.
-Au revoir, madame. Maintenant, je sais que vous n'êtes pas une sorcière. Vous êtes très gentille.
Et elle s'encourut.
Quand elle revint à la maison, ses trois grands frères l'interrogèrent.
-Oh, s'exclama Bertrand, dix-neuf ans. Quel beau bracelet ! Qui t'a donné ça?
-Merci ! répondit Isabelle, en s'éloignant sans rien expliquer.
Puis, ce fut Benoît, celui de treize ans.
-Je vais te créer un bracelet de princesse sur mon ordinateur, tu verras, il sera bien plus beau que celui-là.
-Je n'ai pas besoin de bracelet d'ordinateur, maugréa la fillette.
Quant à Benjamin, sept ans et demi, qui est très curieux, (il n'y a pas que les filles qui sont curieuses, les garçons aussi), il posa plein de questions à sa petite sœur.
-Qui t'a donné ça ?
-Une vieille dame.
-Laquelle ?
-Celle habillée en noir.
-Tu as reçu un cadeau de la sorcière ? Tu es folle ! Arrache-le, enlève-le ! Ça va te porter malheur. Demain, tu seras transformée en grenouille ou en crapaud, ou en serpent. Je ne dors pas dans notre chambre, si tu gardes le bracelet cette nuit.
-Ce n'est pas une sorcière, affirma Isabelle. Elle est un peu bizarre, mais elle est gentille.
-C'est toi qui le dis, mais c'est parce que tu ne l'as jamais vue de près.
-Si, je l'ai vue. De tout près. Même que je lui ai donné des myrtilles. Et elle m'a fait le nœud autour de mon poignet, cria notre amie.
-À qui as-tu offert des myrtilles ? demanda maman. Avec qui as-tu parlé ? Je n'aime pas trop que tu t'adresses à des gens que tu ne connais pas, Isabelle.
-C'était une vieille dame assise le long du chemin. Elle m'a dit bonjour. Je lui ai répondu poliment, comme tu m'as appris et puis on a parlé de myrtilles. Je lui en ai apporté quelques-unes et elle m'a mis le fil rouge à mon poignet. Je dois le laisser, comme ça, mon cadeau arrivera demain.
Les parents regardèrent le bracelet de laine.
-Une simple ficelle... Allez, on n'en parle plus. Tu peux la conserver si tu veux.
Après le repas du soir, Isabelle alla prendre sa douche avec le fil de laine autour du bras. Elle se brossa les dents et revêtit sa robe de nuit blanche à petites fleurs bleues. Papa et maman vinrent lui donner le dernier bisou.
Elle serra ensuite son doudou-lapin blanc en peluche dans les bras et s'endormit.
Quand Benjamin vint se coucher à son tour, il observa sa petite sœur en silence puis, après un instant d'hésitation, grimpa par l'échelle sur son lit superposé.
Isabelle s'éveilla le lendemain matin. Le morceau de laine avait disparu. À la place, elle découvrit un vrai bracelet. Il était composé de petites perles rouges. Elles ressemblaient à des groseilles.
Elle les regarda. Elle les toucha. Le fil du bracelet était élastique, comme sur un collier de bonbons. Elle en détacha une, mais elle n'osa pas la manger. Elle avait encore un peu peur de subir un mauvais sort... si la dame était quand même une sorcière.
Benjamin venait de se lever.
-Tu me donnes un de tes bonbons ?
Toujours aussi gourmand, celui-là, pensa Isabelle.
Mais le garçon n'avait pas fait le lien entre le fil de laine rouge d'hier et les bonbons de sa sœur ce matin.
-Je veux bien t'en donner un, mais alors tu joues avec moi ce matin.
-On jouera à quoi ? interrogea prudemment Benjamin.
-On ira au jardin avec mes poupées. Tu seras le papa et moi la maman. Et les poupées seront nos enfants.
-Oh non! implora Benjamin. Je ne veux pas jouer à la poupée. C'est un jeu de filles. D'ailleurs, mes copains vont sonner. Ils viennent me chercher dans quelques minutes pour faire une partie de football.
Mais notre amie avait très envie qu'il mange un des bonbons rouges pour voir s'il allait se transformer en quelque monstre ou bien si c'était un vrai bonbon.
-Tu peux en avoir un quand même, murmura-t-elle. Tiens.
Benjamin, sans penser à la vieille dame, le mit en bouche et le suça doucement.
À ce moment-là, on sonna à la porte.
Il courut dans l'escalier. Isabelle écouta, à moitié cachée derrière la rampe.
-Salut, dirent trois de ses copains. On va jouer au foot dans le pré devant l'église. Tu peux venir maintenant ?
Le garçon avala le reste du bonbon.
-Non, répondit Benjamin.
-Tu ne viens pas ?
-Non. Aujourd'hui, je vais rester avec ma sœur. On va jouer à papa et maman avec ses poupées dans le jardin. J'aime bien ma petite sœur, vous savez, comme une amie. Revenez une autre fois.
Et les garçons, très étonnés, s'en allèrent.
Mais la plus étonnée, c'était Isabelle !
Benjamin joua toute la journée dans le jardin avec sa sœur et ses poupées. Ils s'amusèrent vraiment. Surtout, ils étaient devenus tous deux de très bons amis.
Isabelle réfléchit. C'était juste au moment où son frère avait croqué le bonbon de la dame et l'avait avalé qu'il était devenu soudain si gentil avec elle.
Trois jours plus tard, un mercredi après-midi, notre amie partit ramener un livre à la bibliothèque pour sa maman.
Ensuite, elle remonta vers sa maison en passant devant la ferme.
Dans la cour, près de l'entrée, se trouve un grand chien noir. Il vit là, attaché à une chaîne. Il paraît très méchant car il aboie férocement quand on passe et semble toujours prêt à mordre tout le monde.
Soudain, la chaîne cassa et le chien courut sur le chemin, vers notre amie.
Elle tremblait de peur.
Le chien avançait vers elle en grognant et en montrant les dents.
Elle arracha un des petits fruits de son bracelet et le lui jeta. L'animal le croqua et cessa d'aboyer. Il s'approcha d'Isabelle en remuant la queue, ce qui veut dire qu'il était content. Il vint frotter son museau contre la fillette. Isabelle put le caresser.
Notre amie comprit à ce moment que les bonbons rouges de la vieille dame n'étaient pas ordinaires. C'étaient des bonbons qui font que celui qui les mange devient un ami.
En effet, depuis ce jour-là, ce chien reste agressif avec tout le monde, mais demeure très gentil avec Isabelle. Quand la petite fille passe, il vient près d'elle, ou l'appelle s'il est attaché. Elle le caresse souvent.
En revenant chez elle, elle entra dans la chambre de son grand frère Benoît, celui de treize ans, installé comme toujours devant sa console de jeux. Il affirme qu'il n'a jamais de temps pour jouer avec sa petite sœur...
-Benoît ?
-Oui ? répondit le garçon sans quitter l'écran des yeux.
-Il fait chaud. Si on allait faire un petit tour dans les bois ? Je n'ose pas m'éloigner seule. Et puis papa et maman n'aiment pas que je m'y promène sans être accompagnée.
-Je fais une partie de jeu. Je n'ai pas le temps. Laisse-moi tranquille.
-Tiens. Je te donne un bonbon quand même, dit Isabelle avec un sourire malicieux.
Elle en détacha un de son bracelet et le lui offrit.
Benoît, toujours sans quitter son écran des yeux, le prit et le mit en bouche.
-Très bon, apprécia-t-il.
Un instant plus tard, il éteignit l'ordinateur et se retourna.
-Alors, petite sœur, cette promenade dans les bois, on va la faire ?
Ils partirent pour une grande balade tout l'après-midi. Et quand Isabelle fut trop fatiguée, Benoît la porta sur son dos.
Et ils recommencèrent encore souvent par la suite. Le grand frère découvrit que sa petite sœur avait grandi et devenait une bonne marcheuse. Il partagea souvent ses jeux et lui conta plein d'histoires. Mais surtout, ils devinrent de grands amis, dès ce jour-là.
Isabelle conserve les autres bonbons pour d'autres occasions.
Elle n'a jamais revu la vieille dame. Mais notre amie a compris qu'elle n'était pas du tout une sorcière. Il ne faut pas juger les gens sur leur allure.
Et cette très gentille personne lui avait offert un merveilleux cadeau. Des bonbons d'amitié.
Isabelle l'a dit à tous ses copains et copines de l'école.