N°36
À la sortie du village d'Isabelle, tout en bas de la route, après la grosse ferme, se trouve une ancienne maison, un manoir. Sa façade en pierre paraît verte car elle est envahie de lierre.
Derrière cette maison s'étend un immense jardin clôturé par un haut mur fissuré, même lézardé à certains endroits. Il est si vieux que des herbes et des fleurs y poussent jusqu'au au-dessus.
Tout près d'un grand arbre, ce mur est écroulé. On aperçoit une partie du jardin, envahi de fleurs de toutes les couleurs, mais aussi d'herbes folles. Il semble déserté, livré à lui-même, abandonné.
Isabelle et ses amis passent parfois très près de cet endroit. Ils regardent souvent avec l'envie et la curiosité d'aller le découvrir, mais aucun n'ose y entrer, parce que ce jardin à l'abandon fait peur. Ils se contentent de l'observer.
Les haies poussent n'importe comment et sont devenues presque des arbres. Les ronces envahissent les allées. Des massifs d'orties se développent dans tous les coins. Les jolies roses ressemblent à des églantiers sauvages. Beaucoup d'oiseaux y installent leur nid.
L'aventure commença un mercredi après-midi. Isabelle longeait le mur du jardin abandonné en suivant un papillon. Elle n'en avait jamais vu un aussi beau. Il était jaune avec des petits points bleus.
Le papillon franchit le grand trou du mur en voltigeant. Il se posa sur une fleur puis sur une autre. Sans faire attention, Isabelle s'enfonça à son tour dans le cœur même du jardin. Elle évita un gros massif d'arbres, mais faillit tomber en se prenant les pieds dans un paquet de longues fibres de mûriers sauvages.
Heureusement elle portait sa salopette bleue qui descend jusqu'à ses chevilles et ses sandales de toile, sinon elle se serait déjà égratignée plusieurs fois.
Tout à coup, dans un coin du jardin, elle découvrit quatre hautes colonnes en marbre blanc. Elle aperçut, entre elles et reliant leur faîte, quatre sculptures fort bien faites, ce que l'on appelle une frise.
Entre ces colonnes se trouvait une table ronde en marbre bleu. Quatre bancs de pierre rose entouraient la table. Isabelle, curieuse, observait tout cela en silence.
Une dame lisait un livre, assise sur un des bancs de pierre. Elle le referma et regarda la petite fille.
-Bonjour, comment t'appelles-tu?
Notre amie n'osa rien répondre.
-Comment t'appelles-tu ? N'aie pas peur.
-Isabelle.
-Et tu as quel âge ?
-J'ai cinq ans et demi.
-Tu habites le village ?
-Oui, là plus loin, avec mes trois grands frères, papa et maman.
-Trois grands frères ! Eh bien, tu ne dois pas t'ennuyer.
-Oh non, affirma Isabelle en riant.
-Et que fais-tu dans mon jardin ?
-Excusez-moi madame, je ne devais pas y entrer.
-Oh si, tu peux y venir. Si je ne le voulais pas, je ferais réparer ce mur. Que faisais-tu au milieu des fleurs ?
-Je suivais un papillon jaune avec des points bleus, mais je ne le vois plus maintenant.
-Ah bon, répondit la dame. Tu me sembles bien gentille. Tu peux revenir aussi souvent que tu veux.
-Merci, madame.
Ce soir-là, Isabelle se réveilla au milieu de la nuit. Elle ne savait pas l'heure. Elle n'a pas de montre.
Elle avait trop chaud. Elle fit tomber sa couverture sur le tapis, à côté de son lit.
Elle avait soif. Elle se leva, ouvrit la porte de la chambre et se dirigea vers la salle de bain. Elle prit son gobelet, ôta la brosse à dents et se versa de l'eau. Elle alla boire près de la fenêtre grande ouverte sur le beau ciel étoilé et la rue, éclairée par les réverbères.
Au loin, le jardin du manoir semblait assoupi sous les lueurs de la lune...
À ce moment-là elle vit le fantôme, dans la rue, pour la première fois...
Il apparut tout blanc et chose étrange, il avait de très longs cheveux blonds presque blancs.
Et ce n'est pas tout. Dans le silence de la nuit, Isabelle entendit que le fantôme agitait une petite clochette qu'il tenait à la main. Il s'arrêta un instant et observa notre amie qui avait cessé de boire. Puis il se dirigea vers le manoir. Il semblait flotter au-dessus des dalles du trottoir. La clochette sonnait. Il entra dans le jardin abandonné et s'avança lentement vers l'espace entouré de colonnes. Là, brusquement, il disparut. Isabelle ne le vit plus et n'entendit plus la clochette.
Le lendemain, elle eut très envie d'aller découvrir des traces du fantôme. Elle se rendit au manoir après l'école. Elle passa le mur à l'endroit écroulé et se faufila doucement au milieu des plantes sauvages. Elle vit la dame. Elle lisait, assise sur un des bancs en pierre rose, près de la table bleue, entre les quatre colonnes en marbre blanc.
-Bonjour, Isabelle, fit-elle en levant les yeux. Tu viens cueillir quelques fleurs ?
-Oui, madame.
-Tu cherches un autre papillon ?
-Non, madame. Je cherche un fantôme.
-Mais, petite fille, les fantômes, es-tu bien sûre que ça existe?
-J'en ai vu un cette nuit, madame. Dans votre jardin.
-Dans mon jardin ?
-Il était tout blanc, avec de longs cheveux blonds très clairs.
Isabelle s'approcha de la table en marbre bleu. Elle y observa des chiffres de un à douze, gravés dans la pierre. Notre amie songea que cela devait être une ancienne horloge à laquelle il manquait des aiguilles. La dame lui expliqua qu'il n'y avait jamais eu d'aiguilles. Elle lui montra, au centre du cercle, un tube en cuivre rouge.
-Cette horloge fonctionne avec le soleil, ajouta la dame. On appelle cela un cadran solaire. Le soleil n'est pas toujours au même endroit dans le ciel, car la terre tourne. L'ombre du tube en cuivre se déplace avec elle et indique l'heure. Pour le moment, il est quatre heures de l'après-midi. Tu vois, l'ombre se pose sur le chiffre quatre.
-C'est intéressant, dit la fillette en souriant. Je n'avais jamais vu ça. Et le fantôme, vous l'avez déjà aperçu ?
-Non. Je n'ai jamais rencontré de fantôme dans mon jardin, répondit la dame. Si tu le vois encore, viens sonner chez moi, même dans la nuit. On le suivra à deux.
-C'est gentil, remercia Isabelle.
-Je suis bien contente que tu sois revenue me dire bonjour, ajouta la dame.
En repartant chez elle, notre amie pensa que cette personne semblait très gentille. Mais elle n'oserait jamais sonner à sa porte la nuit...
Pendant trois jours, il ne se passa rien. Mais la quatrième nuit, notre amie se réveilla. Elle entendait le son de la petite cloche, par la fenêtre ouverte, et cette fois dans son jardin.
Elle se leva et courut regarder. Elle aperçut le fantôme. Il observa la fillette un instant, puis il disparut derrière le coin de la maison. Il se dirigeait vers la rue.
Isabelle se précipita à la salle de bain, ouvrit la vitre et le vit gagner l'autre trottoir. Il partit vers le jardin abandonné, puis disparut près des colonnes de marbre, comme l'autre fois. Pendant tout le trajet, il ne cessa pas d'agiter la petite clochette qu'il tenait dans sa main droite.
Le lendemain, Isabelle retourna chez la dame qui lisait dans son jardin.
-Bonjour, madame.
-Mais qui voilà! répondit-elle en levant les yeux.
-J'ai de nouveau vu le fantôme. Il se trouvait dans mon jardin. Puis, il a traversé la rue et il est venu chez vous.
-Peut-être voulait-il venir te dire bonjour ?
-Je ne veux plus le voir, affirma la fillette. Il me fait trop peur.
-Il paraît que les fantômes aiment les vieilles maisons. Ils en connaissent tous les secrets, raconta la dame.
-Vous avez des secrets ? demanda Isabelle, très curieuse.
-Je vais t'en raconter un.
-Chic, fit notre amie en souriant. J'aime bien les histoires.
-Veux-tu d'abord boire quelque chose ? proposa la dame. Aimerais-tu du jus d'orange ?
-Oui, avec plaisir, répondit Isabelle.
-Viens avec moi. Tu m'aideras à le préparer.
L'intérieur de la maison n'était pas du tout comme le jardin. Il semblait bien ordonné. Partout, des meubles de prix, des tapis de valeur, garnissaient les salons et la salle à manger. Des peintures du meilleur goût décoraient les murs. Autant le jardin était délaissé, autant la maison parut très soignée.
La dame pressa pour toutes les deux un grand jus d'orange.
-Voilà mon secret, commença-t-elle. Écoute bien. Peut-être qu'il y a un rapport avec le fantôme que tu as aperçu.
« Il y a environ cent ans, un vieux monsieur habitait dans cette maison. Il vivait ici avec sa petite-fille.
-Pourquoi avec sa petite-fille ? interrompit Isabelle. La fillette ne retournait jamais chez son papa et sa maman ?
-Non, elle n'habitait pas chez ses parents. Ils étaient morts tous les deux dans un tragique accident. Elle vivait chez son grand-père, dans la maison où nous nous trouvons. Une nuit, Déborah, c'est le nom de la fillette, entendit frapper à la porte d'entrée. Le grand-père était très vieux. Il était un peu sourd. La petite fille alla le réveiller.
-Grand-père, quelqu'un frappe à la porte.
-Comment cela, tu veux que je sorte?
-Non, on frappe à la porte.
-Qui donc est morte?
-Non, on frappe à la porte, en bas!
-Tu veux du chocolat?
-Non, en bas, quelqu'un frappe...
-Ah bon! À cette heure! Reste en haut, Déborah, ne te montre surtout pas dans l'escalier, ordonna sévèrement le vieil homme.
« Il descendit et ouvrit. La fillette regardait entre les barreaux de la rampe au premier étage.
-Elle était curieuse, commenta la dame.
-Moi aussi, je suis curieuse, fit remarquer Isabelle.
« Il faisait un temps épouvantable cette nuit-là. La pluie coulait sur les vitres, les éclairs illuminaient le ciel, le tonnerre grondait sans cesse. Déborah vit entrer deux hommes vêtus de longues capes noires et trempés par la pluie.
-Donne-nous le Rigi immédiatement, cria l'un d'eux au grand-père, sinon nous t'emmènerons.
-C'est quoi le Rigi ? demanda notre amie.
-Attends, tu vas le savoir.
La dame poursuivit son récit.
-Je ne sais pas où se trouve le Rigi, répondit le vieil homme. Cette bague précieuse, un gros diamant brillant, appartenait à mon fils et à son épouse. Il sont morts dans un accident. Je n'ai plus le Rigi. Il a disparu pour toujours.
-Nous ne te croyons pas, répondit le second visiteur.
« Les deux hommes empoignèrent le grand-père. Alors le vieil homme se tourna. Il regarda sa petite-fille et lui fit un signe, le doigt sur la bouche.
-Chut.
«Ils l'emmenèrent. Il ne revint jamais.
-Qu'est devenue Déborah ? demanda Isabelle.
-Je ne sais pas. Comment se débrouilla la petite fille ? Elle avait environ neuf ans. Qui lui faisait à manger ? Qui l'accueillait après l'école ? Qu'est-elle devenue ? Je n'en sais rien. Elle fut sans doute recueillie par quelqu'un de ma famille, un oncle et une tante. Il paraît qu'elle est morte jeune. Une vilaine maladie, sans doute... C'était une charmante fillette, avec de longs cheveux blonds.
-Comme le fantôme! lança notre amie. C'est un grand secret. Je ne le dirai à personne, même pas à mon copain Jay.
-Bien, approuva la dame.
Après avoir remercié et bu le jus d'orange, Isabelle retourna chez elle.
Trois nuits plus tard, elle se réveilla de nouveau. Elle entendait la petite cloche tout près d'elle. Elle ouvrit les yeux. Le fantôme était là, à côté de son lit, dans la chambre.
-Ah! s'écria la fillette effrayée.
-Suis-moi, chuchota le fantôme qui agitait la clochette.
Isabelle voulut appeler papa, maman ou Benjamin qui dormait plus haut sur le lit superposé, mais elle ne réussit à émettre aucun son. Elle était figée de peur et comme prisonnière du spectre. On appelle ça « envoûtée ».
Elle se leva et le suivit. Elle portait sa robe de nuit blanche avec des petites fleurs bleues. Elle resta pieds nus.
Le fantôme traversa la rue. Isabelle lui emboîta le pas. Il passa dans le jardin sauvage. Elle y entra aussi. Il s'arrêta à l'endroit où se trouvaient les quatre colonnes de marbre. La dame n'était pas là.
Il ne faisait pas tout noir. La lune éclairait les colonnes de sa douce lumière argentée. Notre amie aurait bien voulu aller jusqu'à la maison de la dame, mais elle n'osa pas.
-Regarde, indiqua le fantôme qui venait de poser la clochette sur la table ronde en marbre bleu, où les chiffres de un à douze étaient gravés.
Il toucha le quatre de l'horloge. Puis, le sept. Puis de nouveau le quatre. Et enfin, encore le sept.
Il saisit alors le tube en cuivre rouge et le fit tourner dans le sens opposé aux aiguilles d'une montre. Il lui fit faire trois tours, comme s'il dévissait quelque chose. Une cachette apparut sous le marbre, juste sous le chiffre douze. Le fantôme reprit sa petite clochette et la posa dans la niche. Puis il referma. Et tout à coup, il disparut.
Isabelle tremblait. Elle se trouvait seule dans le jardin abandonné. Elle courut bien vite jusqu'à la maison et remonta dans sa chambre. Elle se précipita dans son lit.
Le lendemain, elle retourna chez la dame. Elle lisait toujours son livre, près de la table en marbre. La fillette songea, sans le dire, que, si au lieu de lire sans cesse, elle travaillait un peu plus dans son jardin, il serait mieux soigné et plus joli.
-Madame!
-Oui, Isabelle.
-Le fantôme est venu dans ma chambre, hier. Il m'a envoûtée, m'a expliqué maman, et je suis arrivée dans votre jardin. Et puis, il a fait quelque chose de drôle...
-Qu'a-t-il fait ? demanda la dame.
-Je peux vous montrer, répondit la fillette. Il a d'abord posé sa main sur le chiffre quatre.
Isabelle plaça son doigt sur le quatre.
-Puis sur le sept. Puis sur le quatre de nouveau et enfin, sur le sept. Puis il a fait tourner le tube rouge.
-Tiens, s'écria la dame, je ne savais pas qu'il pouvait bouger.
La cachette apparut sous le chiffre douze. Notre amie y introduisit la main et y trouva une bague ornée d'un gros diamant et la clochette du fantôme.
-Mon Dieu, s'exclama la dame. Le Rigi ! Il appartenait au grand-père de mon grand-père, celui qui s'occupait de la petite Déborah.
À ce moment-là, Isabelle comprit que le fantôme, c'était la petite fille qui, transformée en revenant, lui avait indiqué la cachette de la bague avec le brillant.
-Et voici la petite cloche qu'il agitait, ajouta notre amie.
La dame organisa une grande fête pour sa famille dans son manoir. Elle invita Isabelle et ses parents et ses frères. Elle félicita d'abord la fillette pour son courage. Puis elle demanda ce qu'elle aimerait recevoir, car elle voulait lui faire un beau cadeau.
-Ce que je voudrais, répondit notre amie, c'est pouvoir garder la clochette du fantôme.
-Tiens, la voici, tu l'as bien méritée, dit la dame en souriant. Et je t'offre aussi ce très bel ours. Il appartenait à Déborah autrefois.
Isabelle conserve précieusement la clochette du fantôme. Elle me la prête parfois pour que je la montre aux enfants qui écoutent mes histoires.