Béatrice et François

Béatrice et François

N°29

Les deux aiguilles

     Depuis une demi-heure, Béatrice était seule à la maison, avec son petit frère Nicolas, un bébé de un an. Sa mère avait dû partir en urgence et papa n'était pas encore revenu du travail.

-Ma grande fille, avait dit maman, tu sais t'occuper de ton petit frère s'il se réveille. Je te fais confiance.

Pour le moment il dormait. Béatrice terminait ses devoirs en silence.


Depuis quelques instants, elle entendait une petite musique, venue de dehors, encore au loin, mais qui se rapprochait.

Toi aussi, d'ailleurs, tu as peut-être déjà écouté ce genre de musique. Elle provient d'une caisse fixée sur une petite charrette qu'un homme ou une femme pousse et fait fonctionner en tournant une manivelle. Ils passent parfois avec cet instrument dans ta rue. Cela s'appelle un orgue de Barbarie.

L'avenue était pleine de sonorité.

Notre amie se leva, laissant ses devoirs un instant. Elle traversa le couloir et ouvrit la fenêtre de la chambre de ses parents. Elle donne sur la rue. Elle aperçut un homme qui marchait au rythme de sa musique.

Puis elle vit une fillette de sept ans, le même âge qu'elle, exactement.

Béatrice l'observa et se sentit fort triste. La petite fille portait une robe blanche fort sale. Elle avait aux pieds des sandales de toile brunies de boue et trouées. Ses beaux longs cheveux bruns clairs étaient négligés. 

Pauvre petite, se dit notre amie.

Soudain, la fillette leva les yeux et croisa le regard de notre amie.

Béatrice, fort sensible, perçut la tristesse et la honte de cette petite mendiante.

Je ne voudrais jamais devoir aller tendre la main ainsi de porte à porte, se dit-elle.

Quittant son poste d'observation, elle se précipita dans sa chambre. 

Elle regarda ses poupées. Elle en choisit une bien jolie, la prit, descendit les escaliers le plus vite qu'elle put et poussa la porte d'entrée. Elle glissa le verrou pour l'empêcher de se refermer derrière elle, et ne pas se retrouver dans la rue, avec Nicolas tout seul dans la maison.

Elle courut sur le trottoir. Elle vit la fillette et lui fit signe.


La petite mendiante revint sur ses pas, pensant sans doute recevoir une pièce de monnaie.

Béatrice regarda son visage un peu sale. Ses longs cheveux collaient sur son front et ses joues. Elle semblait fatiguée. Elle marchait sans doute dans les rues depuis tôt ce matin.

Notre amie lui donna sa poupée. La fillette la regarda, étonnée, puis en pointant sa main vers son cœur, elle murmura:

-Moi?

Elle ne parlait pas français, sauf quelques mots qu'on lui avait appris.

-Oui, pour toi, fit Béatrice en souriant.

La petite fille caressa les cheveux de la poupée. Je crois qu'elle n'en avait jamais vu une si belle. Les deux fillettes se regardèrent un moment. Deux mondes bien différents se rencontraient.

La petite mendiante fouilla dans la poche de sa robe sale et en sortit une petite poupée de chiffon, cousue dans de la toile de jute brune. Sur la tête, on avait crayonné une bouche, un nez, des yeux, avec un marqueur noir. Deux petits bras et deux petites jambes, en chiffon eux aussi, sans mains ni pieds, sortaient d'une robe rouge déchirée.

-Pour toi.

Béatrice prit la poupée en main.

-Tu n'es pas obligée...

 -Pour toi, répéta la fillette.

Notre amie, émue et sensible, perçut et comprit que la petite fille voulait aussi lui donner quelque chose. Alors, elle garda la poupée contre son t-shirt, contre son cœur.

L'autre courut vers l'homme qui poussait la boîte à musique. De nouveau, elle alla tendre la main aux portes des maisons et devant les jardins.

Béatrice rentra chez elle. Elle avait des larmes aux yeux.


-Moi, j'ai tout ce que je désire, soupira notre amie. Une belle maison, un gentil papa, une maman attentive. Je reçois à manger comme je veux et autant que je veux. Je porte des vêtements bien propres, et quand je me salis, ce n'est pas grave, j'en mets des autres. Elle, elle n'a rien du tout. Ce n'est pas juste!


Elle reprit sagement ses devoirs et sa maman revint.

Quelques instants plus tard, ce fut François, son copain, qui arriva. Il habite un peu plus loin dans la même rue. Il a sept ans et demi comme elle. Ils vont dans la même école. Elle le fit monter dans sa chambre.

Béatrice lui demanda s'il avait entendu la musique tantôt. Le garçon fit signe que oui. Notre amie insista. Avait-il regardé dans la rue ?

Il répondit qu'il n'avait pas écouté longtemps. Sa maman lui avait confié une pièce de monnaie qu'il était allé donner à une petite fille. Il n'avait rien remarqué d'autre.

François aperçut la petite poupée de chiffon sur la table et commença à la lancer en l'air, à la rattraper, la lancer de nouveau, puis la reprendre, comme une balle.

-Arrête, s'écria Béatrice, tu vas l'abîmer.

-Quelle étrange poupée! Elle n'est pas très jolie...

-La petite mendiante me l'a offerte. Je lui en ai passé une à moi. Elle me semblait si triste, si pauvre, si honteuse, surtout. Tu sais, moi je n'aimerais pas devoir faire cela. Tu t'imagines, François, si on devait tendre la main pour demander des sous, pour recevoir à manger...

-Tu as raison, songea tout haut le garçon, devenu tout à coup fort sérieux.


Il relança encore une fois la poupée qui retomba dans sa main. Il poussa un petit cri et regarda son pouce. Une petite blessure saignait. De la jambe de la poupée, sortait une aiguille rouge.

-Dangereux ce jouet. Je me suis fait mal.

-Tu veux que j'aille chercher du désinfectant? s'inquiéta Béatrice.

-Non, affirma François. Ce n'est rien. Je me suis juste piqué au doigt.

Il suça son pouce à l'endroit de la piqûre.

Il lécha encore un peu et le sang s'arrêta de couler. Il souffla deux ou trois fois bien fort et ce fut tout. 

Ils jouèrent tous deux une heure, puis le garçon retourna chez lui.

Béatrice passa à table. C'était l'heure du souper avec Nicolas, le petit frère de notre amie, papa et maman.


Pendant ce temps, la petite mendiante revint chez elle, assez loin de là, en dehors de la ville. Elle habitait sur un terrain vague, boueux et qui ne sentait pas bon, parce que tout près, les gens venaient vider leurs ordures dans une décharge à ciel ouvert.

Celui qui jouait de l'orgue de barbarie lui passa gentiment la main dans les cheveux et lui remit un peu d'argent. Il ajouta « à demain». Il se retira dans sa roulotte au bout du champ.

La fillette fit quelques pas dans la boue. Elle parvint à une autre, une vieille caravane rouillée, bien misérable. Elle frappa à la porte et une vieille femme ouvrit. Elle entra.

Cette dame était sa grand-mère. Elle avait une tresse de cheveux blancs. Elle fit asseoir la petite et lui tendit un grand bol de soupe et un morceau de pain.

Soudain, la fillette alla dans sa poche et en sortit le cadeau de Béatrice.

-Regarde, grand-mère, dit-elle dans cette langue que nous ne connaissons pas, regarde, une fille m'a donné sa poupée.

-Elle est généreuse, Shabana.

C'est le nom de notre amie.

-Oui. Et moi, je lui ai offert la mienne, pour la remercier.

La vieille femme ouvrit de grands yeux. Elle parut atterrée.

-Tu lui as donné ta poupée, ma chérie ?

-Oui, grand-mère. Je ne pouvais pas ?

-Non, Shabana, tu ne pouvais pas. As-tu oublié? Tu sais très bien que ta poupée contient deux aiguilles.

-Je n'y pensais plus, s'inquiéta la fillette. C'est grave?

-Oui. Je vais t'expliquer. Mange ta soupe. Tu dois avoir faim. Tu n'as rien mangé depuis ce matin.

 Shabana s'assit à une table branlante, prit une cuillère et avala la soupe épaisse que sa grand-mère lui avait préparée.

-Tu te souviens de notre pays? Tu te rappelles notre village que nous avons quitté il y a bientôt un an?

-Oui. Je me souviens.

-Quand tes parents sont morts dans l'accident, tu es venue habiter chez moi. Mais j'étais trop vieille pour travailler la terre et incapable de coudre comme autrefois pour gagner ma vie. Je suis très pauvre. Je ne pouvais pas te nourrir à ta faim, je ne pouvais pas t'acheter des habits. Alors, j'ai décidé de partir avec toi et Mirko. Nous avons suivi un long chemin, jusque dans ce pays, ici. Et comme je suis trop vieille pour travailler, tu vas mendier avec notre ami qui fait la musique. Et il te donne une part de ce que vous gagnez.

-Je comprends, affirma Shabana.

-Mais lorsque nous avons quitté notre village, un vieil homme, mon ami, un peu magicien et sorcier, a fabriqué deux aiguilles pour toi. Il les a cachées dans les jambes de ta poupée. Une bonne et une mauvaise. La bleue pour te soigner si tu es malade, et la rouge pour blesser ceux qui te feraient du mal, et ainsi te protéger.

La grand-mère se tut un instant.

-Imagine que la petite fille se pique avec l'aiguille rouge. Ça va être épouvantable. Elle va se métamorphoser en un monstre abominable, une sorte de chauve-souris vampire. Elle peut même en mourir.

-Oh! mon Dieu, grand-mère, alors il faut la retrouver. Je vais lui expliquer et reprendre la poupée. Je ne veux pas qu'il arrive du mal à cette petite fille si gentille. 

Shabana acheva son repas.

-Viens, allons chez Mirko. Tâchons avec lui, de retrouver l'endroit où habite celle qui t'a donné la jolie poupée.

-Ce sera facile, grand-mère. J'ai vu une curieuse boîte aux lettres en forme de locomotive devant leur maison.


Pendant ce temps-là, Béatrice, ne sachant rien de cette malédiction, monta à sa chambre et s'apprêta à passer une nuit paisible.

François, lui, n'avait pas voulu souper. Il ne se sentait pas bien, et son pouce devenait de plus en plus rouge. Il pensait encore que cela s'arrangerait tout seul. Il n'en parla ni à son papa, ni à sa maman, ni à ses petites sœurs.

Il prit son bain et se coucha. Ses parents vinrent l'embrasser puis il s'endormit.


François se réveilla au milieu de la nuit. Il faisait presque tout noir dans la pièce. Il ne se sentait pas bien. Il avait mal de tête et envie de vomir. Il s'assit sur son lit. Il s'aperçut que ses bras et ses mains étaient devenus maigres. Sa peau avait bruni.

Il se leva, très inquiet. Sa tête tournait maintenant. Il fit deux pas et passa devant son armoire très grande, avec une porte-miroir. Il vit deux yeux rouges qui le regardaient fixement. Le garçon poussa un cri de terreur.

Une bête l'observait dans la nuit. Elle se trouvait dans sa chambre, derrière lui.

François sentit son cœur battre la chamade. Il posa sa main sur son torse. Il sentit ses côtes et sa peau couverte de longs poils bruns.

Soudain, les yeux qui l'observaient encore bougèrent légèrement. François poussa un nouveau cri horrifié.

Il sentit quelque chose lui chatouiller le dos. Il se retourna, mais ne vit personne.

Le garçon transpirait de peur. Il regarda vers le miroir. Les yeux rouges le fixaient obstinément en silence. Notre ami bougea la tête, les yeux se déplacèrent en même temps que lui.

Ainsi, François comprit que les yeux rouges étaient les siens. Il devenait une bête monstrueuse.

Il sentit de nouveau quelque chose lui toucher le dos. Il cria. Deux ailes, deux immenses et horribles ailes de plus d'un mètre de long chacune avaient poussé sur ses omoplates et s'agitaient. Oui, il se métamorphosait en une chauve-souris vampire.


Terrorisé, effaré, incapable de prononcer un mot, voulant bouger les bras, il agita les ailes et se sentit soulevé au-dessus du lit. Il atterrit sur le tapis, près de la table. Puis, d'un bond, il arriva sur l'appui de fenêtre. Un nouveau saut le propulsa dans l'arbre, au centre du jardin. Il se posa en douceur sur les branches les plus hautes.

Dès cet instant, le garçon n'eut plus qu'une idée: Béatrice. Tout avait commencé chez elle.

Il passa par-dessus le toit de la maison et se reçut sur l'un des arbres de la rue. Volant par bonds de place en place, il parvint en vue de la maison de son amie.

Un passant s'encourut en entendant les claquements d'ailes du monstre. Il était près de minuit.

François se posa sur l'appui de fenêtre de la chambre de la fillette. Il l'observa. Un rayon de lune éclairait son visage. Ses yeux étaient clos. Sa main gauche serrait une peluche.

Tandis qu'il la regardait, Béatrice bougea, percevant sans doute une présence. Elle ouvrit des grands yeux et poussa un cri de terreur.

-C'est quoi? Papa, maman, au secours !

Elle bondit de l'autre côté du lit et scruta l'animal étrange que la nuit pâle découpait à sa fenêtre.

Le garçon parla, mais sa voix était rauque, comme cassée.

-C'est moi, François, ton ami.

-Toi ! s'étonna Béatrice. Tu me fais peur. C'est quoi ce déguisement?

-Ce n'est pas un déguisement. Je suis malade. Je deviens une chauve-souris, à cause de l'aiguille rouge de ta poupée.

Notre amie, effrayée, recula et saisit la poignée de la porte. Elle s'apprêtait à sortir de la chambre en courant.


À ce moment-là, on sonna en bas, à l'entrée de la maison. Elle entendit ses parents passer dans le couloir et descendre l'escalier. Ils ouvrirent.

Elle se glissa furtivement jusqu'au palier du haut et s'accrochant à la rampe, elle regarda en bas avec discrétion. Elle fait toujours cela le soir quand elle entend quelqu'un sonner car elle est très curieuse.

Elle vit un homme, une vieille femme et une fillette. Ils venaient d'entrer dans le hall. Elle reconnut la fille, celle à qui elle avait donné sa poupée. La petite mendiante aux longs cheveux. Elle portait la même robe sale et se tenait pieds nus dans ses sandales de toile trouées.

Béatrice entendit l'homme, Mirko, parler à ses parents.

-Votre fille court un grand danger, madame, monsieur. Elle s'est montrée fort généreuse envers Shabana et lui a offert une poupée cet après-midi. Shabana lui a donné la sienne, mais elle a oublié que la sienne contient une aiguille très dangereuse. Si on se blesse avec, on devient une bête affreuse, une sorte de chauve-souris géante. Nous sommes venus pour éviter un malheur.

Papa se tourna vers l'escalier.

-Béatrice! Béatrice !

 Elle se montra.

-Tu vas bien, ma chérie?

-Oui, papa, je vais bien, mais...

-Mais quoi ? s'inquiéta maman.

-François ne va pas bien du tout. Il est dans ma chambre...

-Que fait-il dans ta chambre à une pareille heure ?

-Il vient d'arriver par la fenêtre. Il ressemble à un monstre, avec des ailes horribles. Il me fait peur, maman.

Notre amie courut dans l'escalier et sauta dans les bras de sa mère en pleurant.


Papa, maman, la vieille dame et Shabana montèrent l'escalier avec Béatrice. Ils entrèrent dans la chambre et allumèrent.

François achevait sa transformation en un être repoussant. Il se métamorphosait en une chauve-souris géante aux yeux rouges et aux ailes démesurées. Ses lèvres retroussées laissaient apparaître un rang de dents pointues.

La grand-mère de Shabana demanda la poupée. Elle sortit l'aiguille bleue de la jambe droite, puis écartant la chemise de pyjama du garçon, elle approcha la pointe de sa poitrine et y fit une série de petites piqûres. François recula vers le mur. La vieille femme marmonnait sans cesse.

-Ne bouge pas, ne bouge pas, ne bouge pas. S'il vous plaît, monsieur, madame, tenez bien votre enfant.

Elle dessina en pointillés une croix sur le torse du garçon. Puis, d'un geste brusque, elle enfonça l'aiguille au milieu du signe vers le cœur de François. Il poussa un cri. 

La vieille femme ôta l'aiguille. Un sang noir coula en jet, tandis que la bête redevenait un humain.

François s'éveilla comme d'un cauchemar. Il ne se rappelait rien.

La grand-mère murmura:

-II est guéri.


Shabana reprit sa poupée et voulut rendre à Béatrice celle qu'elle lui avait donnée.

-Tu peux la garder. Dites-lui madame qu'elle peut l'avoir.

La fillette, émue, conserva la poupée de Béatrice. Elle fouilla au fond de sa robe et en sortit une grosse bille en bois. Elle la tendit à notre amie qui remercia.

-Le père de Shabana fabriquait des jouets pour les enfants du village, expliqua Mirko. Il lui a offert cette bille quelques jours avant de mourir dans un accident. C'est le dernier cadeau qu'elle gardait de lui.

Béatrice, émue à son tour, tenant la bille entre ses doigts, serra Shabana dans ses bras. Puis elle lui rendit la bille, en lui expliquant que malgré leur beauté, aucune de ses poupées ne possédait la valeur de la précieuse bille faite par son papa.


Elle n'a jamais revu Shabana, mais elle y songe souvent. 

Et depuis, quand elle voit un enfant qui tend la main, elle a toujours du chagrin et pense à son amie inconnue.

On ne devrait jamais exploiter des enfants pour mendier.

"J'ai fait cette expérience, que rien n'est plus difficile que d'inspirer le sentiment de la dignité et l'amour du travail aux enfants qui ont commencé par vivre sciemment de l'aumône." (George Sand)