N°11
Le vieux bus grimpait péniblement depuis midi le long des flancs de l'Himalaya. Le Tibet étalait ses vues fantastiques, impressionnantes, aux yeux ébahis de nos amis.
En bas, dans la vallée, on apercevait des champs cultivés, des villages, des torrents aux eaux glacées, issues de la fonte des neiges des montagnes. En haut, quand le ciel se dégageait, les cimes neigeuses scintillaient dans le ciel bleu, spectacle d'une beauté à couper le souffle.
Le car progressait avec lenteur sur une route très abîmée, parsemée de nids de poules, visiblement peu entretenue et en très mauvais état. On était fort secoués. Les passagers remontaient à leur village. Hommes, femmes et enfants. Quelques animaux, une chèvre, deux poules, trois moutons caquetaient, bêlaient, à qui mieux mieux.
À l'arrière, assis l'un près de l'autre, David, Déborah et leur papa, le professeur Werly, se rendaient au village de Dharma. Ce dernier hameau de cette vallée se situe à près de trois mille mètres de hauteur. C'est aussi le terminus du bus.
Une longue traînée de fumée imprégnée de mazout suivait le véhicule et se mélangeait à la poussière qu'il levait au passage, sur la mauvaise route.
Ils longeaient souvent des à-pics vertigineux, mais la plus grande inquiétude de nos amis était surtout celle de savoir si ce bus réussirait à monter les fortes côtes jusqu'à Dharma, tellement le moteur semblait poussif et vieillot.
Le père de nos deux amis tournait lentement les pages du carnet de Baral Gunaykan. À la dixième se trouvait dessiné un stûpa bleu.
Ce sont des petits temples en forme de cloche, des monuments funéraires où l'on enferme les reliques des grands maîtres religieux, vénérés par les fidèles. On en voit de très beaux, du Nord des Indes jusqu'au Tibet.
Il n'en existe que deux de couleur bleue semble-t-il. Un près de Dharma, où nos amis se rendaient, et un à la frontière, région désolée entre le Tibet et la Chine.
Enfin, le village qu'ils voulaient atteindre apparut. Les derniers voyageurs descendirent du bus. Le chauffeur ferma sa porte et se dirigea vers une petite auberge. Nos amis l'accompagnèrent.
Un pauvre village de maisons toutes simples dispersées dans un paysage grandiose. Quelques enfants entouraient le chef du hameau lorsqu'il vint à la rencontre des visiteurs. Il les accueillit avec beaucoup de gentillesse et leur offrit un thé au beurre.
Après avoir écouté la demande du professeur Werly, il expliqua que le stûpa bleu se trouvait à une journée de marche de Dharma. Mais le père de nos amis ne pouvait pas s'y rendre. Seuls David et Déborah étaient autorisés à accéder à cet endroit.
Il s'agit, en effet, du temple des enfants.
-Il se situe à trois mille quatre cents mètres, poursuivit le chef du village. Un sentier y mène. Il longe le torrent et l'enjambe souvent. Seuls, ceux de moins de treize ans sont reçus dans ce bâtiment et peuvent y séjourner un temps, mais à la veille de leurs treize ans au plus tard, ils doivent le quitter.
Nos amis écoutaient en silence.
-Souvent, ajouta le chef, nous voyons passer des enfants. Nous les aidons, nous les secourons. Ils arrivent ici épuisés, parfois affamés, au bout d'un long voyage solitaire. Nous les accueillons pour la nuit dans notre village, puis, le lendemain, ils entament la dernière étape, qui les mène là-haut. Les vôtres, monsieur, peuvent la parcourir s'ils le souhaitent.
David et Déborah se portèrent volontaires immédiatement.
Le lendemain matin, bien équipés pour affronter le froid de la montagne, ils partirent à pied pour le temple des enfants. Leur papa comptait attendre leur retour au village sans trop s'inquiéter. Ils emportaient chacun un sac à dos avec un bon gros pull, un anorak et des provisions pour deux jours.
Ils empruntèrent une route rocailleuse qui peu à peu se mua en un sentier à peine dessiné. Des rochers, encore des rochers, toujours des rochers, venus des sommets lors de la fonte des neiges, encombraient la piste. Il fallait sans cesse escalader, contourner, sauter, enjamber, au gré du chemin, le long du torrent.
Plus d'une fois ils traversèrent le petit cours d'eau glacée en passant sur des troncs d'arbres enchevêtrés ou sur des ponts de lianes, dont certains vraiment vertigineux, les impressionnaient.
Ils s'arrêtèrent vers midi. Ils venaient de rejoindre un petit garçon de sept ou huit ans. Il n'avait comme seul vêtement qu'une pauvre chemise assez longue et déchirée. Il allait pieds nus. Il se rendait au temple lui aussi. Nos amis lui proposèrent d'y grimper ensemble.
David et Déborah ouvrirent leurs sacs à dos et partagèrent la nourriture qui s'y trouvait. Le petit bonhomme n'avait rien du tout. Il mangea beaucoup. Il ne semblait pas avoir avalé grand-chose ces derniers jours.
Notre amie lui prêta son gros pull de laine qu'il glissa aussitôt au-dessus de sa chemise déchirée. Le garçonnet remercia chaleureusement.
Ils parvinrent tous trois au soir devant la porte du temple. Le froid commençait à souffler son haleine glacée descendue des montagnes.
L'immense bâtiment épousait la courbe en demi-cercle de la vallée et présentait sept étages percés de deux cents fenêtres.
Une petite jeune fille de dix ans, avec des cheveux aussi noirs que ses yeux et une longue tresse qui descendait jusqu'en dessous de la taille, leur ouvrit la porte avec un beau sourire. Elle les fit entrer dans une cour intérieure. Au milieu de cet espace se dressait un édifice en forme de cloche, peint en bleu.
-Oh, le stûpa bleu, s'écria David.
-Allez-y, dit en souriant la fille qui venait de les accueillir à la porte. On viendra vous y chercher.
Les trois enfants passèrent sous la voûte bleue. Aucune trace, hélas, du dixième morceau de la stèle de Baral Gunaykan.
Un garçon s'approcha.
-Bonjour, je m'appelle Dazhong. Je suis responsable des garçons du temple. Si vous voulez m'accompagner tous les deux, dit-il en s'adressant à David et au petit bonhomme. Une jeune fille prénommée Xiu va venir s'occuper de ta sœur, ajouta-t-il en observant Déborah.
Il confia le petit garçon à un autre enfant qu'ils rencontrèrent dans les couloirs. Puis, proposant à David de le suivre, ils traversèrent le temple. Partout on en croisait des bandes d'enfants. Tous semblaient heureux.
-Tu as faim ? demanda Dazhong.
-Non, répondit David. Je te remercie.
-Veux-tu boire quelque chose ?
Notre ami fit un signe négatif.
-Voici ma chambre. Tu peux entrer.
C'était une des deux cents chambres du temple. La fenêtre donnait sur la vallée. Au loin, on apercevait les dernières lueurs du soleil couchant et vers les cimes, la neige paraissait rose.
-Que viens-tu faire au temple des enfants? demanda Dazhong. On ne voit presque jamais des Européens ici.
David expliqua. Il raconta qu'il y avait plus de cent ans, un homme appelé Baral Gunaykan découvrit une stèle sur laquelle se trouvait gravé le plan d'un labyrinthe menant à un objet mystérieux. Pendant dix années de sa vie, le prince aventurier passa tout son temps à tenter de le découvrir.
Au bout de dix ans, il arriva à un endroit que nos amis ne connaissaient pas encore. Baral y vit l'objet, le Kâ-a. Étrangement, il repartit sans l'emporter, estimant que personne au monde n'était apte à posséder cet objet.
-Alors, ajouta David, en ressortant de cet endroit mystérieux, il brisa la stèle en dix morceaux et il déposa chacun d'eux dans un endroit sacré différent autour du monde.
Dazhong écoutait en silence le passionnant récit.
-Mon père, professeur d'archéologie à l'université de Tel-Aviv, a découvert le carnet de Baral Gunaykan au creux du mur du temple de Salomon à Jérusalem. Il nous a proposé de l'accompagner pour un voyage autour de la terre afin de tenter de récupérer les dix parties de la stèle et ensuite, peut-être, arriver à découvrir le fameux Kâ-a que ce prince aventurier avait laissé derrière lui.
« Nous sommes allés en Amérique du Sud, à Machu-Picchu. Là, dans un des plus beaux décors du monde, j'ai appris à mes dépens l'horreur et les dangers que représente une secte dans tout ce qu'elle comporte de violence et d'exaltation.
« Puis, je te raconte ça un peu en désordre, on s'est arrêtés au centre de l'Amazonie au temple du sommeil. J'y ai découvert la beauté de la forêt, de la nature, mais aussi les dangers de consommer de la drogue.
« Plus au Nord, dans l'Ouest des Etats-Unis, nous avons descendu une partie du Grand Canyon en bateau zodiaque. On a perdu Déborah au cours du rafting. Elle m'a expliqué plus tard qu'elle a ressenti la laideur et l'injustice du racisme aux côtés des Amérindiens.
« À New York, en côtoyant des sans domicile fixe, des clochards et leur terrible déchéance, nous avons rencontré un petit garçon qui mendiait et nous avons douloureusement appris les humiliations que l'on peut ressentir quand on est réduit à cet extrême misère.
« En Afrique, nous sommes allés au pied d'un terrible volcan, le Nyiragongo. Nous avons été les hôtes d'un peuple qui vit dans le dénuement, et où l'on grandit heureux, en communion avec la nature. On y a dansé presque toute la nuit autour d'un feu et je n'oublierai jamais un lever de soleil près d'un lac où buvaient des centaines d'animaux.
« En Écosse, nous avons rencontré une petite fille qui depuis la mort de ses parents restait bloquée mentalement dans un silence muet. Ma sœur a réussi à toucher son cœur par sa tendresse et sa sincérité.
-Comment cela ? demanda Dazhong.
-Notre maman est morte l'an passé. Déborah en parla avec cœur et une sincère émotion avec cette fillette. Elle l'a aidée par ses mots simples, à passer le cap si dur, d'accepter la réalité du deuil, mais de continuer à vivre sa vie. Quand nous l'avons quittée, elle avait retrouvé l'usage de la parole.
-Fabuleux, félicita le responsable des garçons du temple avec un grand sourire. Quelle chance, et quelle merveille, de pouvoir aider ainsi les autres à se remettre debout et à vivre.
-Oui... En Norvège, nous avons partagé quelques heures la vie des enfants de ce beau pays du grand Nord. Ils vont en bateau à l'école. Et la rencontre avec un vieil homme un peu fou, qui croyait être le dernier des Vikings, m'a fort impressionné.
« Nous sommes aussi passés près de la frontière d'Israël, en Jordanie, au site de Pétra, la vallée des morts et ses mille tombeaux. Ma sœur y a touché du doigt, a ressenti, a vécu quelques heures les effets de la haine et de la violence que certains imposent aux habitants de ces pays. Les écoles de guerre semblent primer sur celles de paix dans ces régions-là. Elle y a éprouvé la misère et l'abandon que cela entraîne pour les populations dans ces pays déchirés. Mais ma sœur a trouvé aussi l'accueil, le partage et l'amitié de gens de paix, cela existe encore...
« Enfin, en Chine, une charmante fillette évoqua l'horreur des dérives du système communiste, entre autres celle d'un de ses représentants fanatiques. Là-bas, le groupe prime sur l'individu, qui ose à peine exister, surtout les filles, considérées comme moins que rien.
« Et me voici dans cet incroyable temple des enfants, dont j'ignorais l'existence. Je cherche pour mon père le dixième morceau de la stèle de Baral Gunaykan. Il n'est pas ici. Comment cet aventurier aurait-il pu y venir d'ailleurs, puisque ce lieu est réservé aux enfants. Il se trouve sans doute dans l'autre stûpa bleu, à la frontière entre la Chine et le Tibet.
Notre ami se tut.
Dazhong garda le silence un instant. Il regardait par la fenêtre. Les dernières lueurs du soleil éteignaient les neiges des cimes et plongeaient la vallée dans la nuit.
-Tu ne seras plus jamais le même, David. Le voyage que tu as eu la chance d'entreprendre t'a changé du tout au tout. Tu as pu observer des univers bien différents du tien. Tu ne vivras plus comme avant. Tu as acquis une conscience universelle.
-Et toi, Dazhong, demanda David, que fais-tu dans ce temple des enfants ? Et pourquoi ce lieu existe-t-il ?
-Ce refuge accueille tous ceux qui veulent y venir. Il en arrive de partout. Que des enfants. Tu ne trouveras aucun adulte ici, pas même des adolescents. Ils nous aident, mais ne passent pas la porte.
David observait la nuit en écoutant son nouvel ami.
-Trop d'adultes nous bourrent le crâne avec leurs idées de guerre, de haine ou de vengeance, alors que la plupart des enfants vont les uns vers les autres au-delà des idées de races, de religion ou d'argent. Ici, on construit la paix. Ici on apprend à vivre tous avec chacun et chacun avec tous. On essaye de comprendre le sens du mal, de la souffrance, afin de mieux les éliminer de notre terre.
Dazhong se tut un instant.
-Ici, celui qui veut réfléchir au sens de sa vie et trouver des réponses aux nombreuses questions qu'il se pose est toujours le bienvenu.
-Que t'est-il arrivé, si je ne suis pas indiscret ? demanda David.
-J'habitais un village du Sud des Indes, un pauvre village. Mon père et ma mère travaillaient de l'aube à la nuit pour tenter de nourrir les dix enfants que nous étions. Moi, j'étais au milieu, le sixième. J'avais une petite sœur de quatre ans. J'adorais ce petit ange.
« Il y a deux ans, notre région connut une longue période sans pluies. Toutes les plantations se desséchèrent et moururent. Puis vint la famine. Tu vois, David, pour beaucoup de monde hélas, particulièrement au Moyen Orient, mais aussi en Asie, le garçon prime sur la fille. Une horrible injustice.
« Pendant ces périodes de famine, seuls les garçons reçoivent un peu à manger. Les filles ont les restes, quand il y en a.
« Moi, je partageais avec ma petite sœur, en secret. Mais il y avait si peu de nourriture pendant cette famine, j'étais tellement affamé, que parfois je n'avais pas le courage de donner quelque chose de ma maigre portion à la petite. Souvent, je prenais presque tout pour moi, je ne lui laissais que des miettes.
Dazhong baissa les yeux.
-Ma petite sœur est morte de faim. Je me sens responsable, bien que non coupable. J'ai quitté ma famille. Je suis monté au temple des enfants pour tenter de comprendre pourquoi dans notre monde oriental, un enfant doit mourir de faim parce qu'il est une fille ou parce qu'il est pauvre.
« Je cherche un sens à cela, répéta le garçon, des larmes plein les yeux. Tu crois qu'il y a moyen de changer cela, David ? Cette injustice est une honte pour notre monde, pour notre siècle.
« Demain, je pars dans les montagnes, vers la frontière du pays, justement vers ce stûpa bleu. Là se trouve, paraît-il, une réponse à ma question. De toute façon, je dois quitter le temple car j'ai treize ans. C'est comme Xiu, qui s'occupe de ta petite sœur.
-Je t'accompagnerai, dit David, si tu veux bien, car cette réponse au drame du monde me concerne aussi, et puis j'y trouverai peut-être la dixième partie de la stèle de Baral Gunaykan.
Xiu vint chercher Déborah au pied du stûpa bleu, dans la grande cour. Elles montèrent dans la chambre de la jeune fille.
Comme Dazhong, elle expliqua à notre amie qu'elle était la bienvenue dans le temple, que seuls les enfants pouvaient y venir et que demain, comme elle avait treize ans, elle allait repartir chez ses parents. Elle ne vivait ici que depuis quelques mois.
Elle interrogea Déborah sur la route de sa vie.
Notre amie parla d'abord de la mort de sa maman.
Pendant qu'elle évoquait ce triste souvenir, les larmes aux yeux, une fillette entra dans la chambre, apportant un pull, celui que notre amie avait prêté au petit garçon rencontré sur le chemin.
-Il n'en aura plus besoin. Il recevra ici tout ce qui lui est nécessaire. Des puissants mécènes, un peu partout dans le monde, nous aident et nous permettent de vivre ici le temps qu'il faut. Je te remercie pour ta gentillesse.
Déborah le garda sur ses genoux.
-Je t'écoute, dit Xiu. Tu parlais de ta maman.
Notre amie acheva le récit concernant sa mère, puis elle décrivit tous les amis rencontrés au cours de son incroyable voyage. Elle évoqua Baral Gunaykan, les dix morceaux de la stèle. Puis, un peu dans le désordre, le long périple entrepris il y a presque deux mois avec son père, autour de la terre.
Elle parla de Pablo et Lizeth. Ces enfants si gentils, si accueillants, alors que leur père, le chef d'une terrible secte, avait failli tuer le sien, et elle avec.
Ensuite, elle évoqua Saranga et la moitié de tresse qu'elle lui avait offerte en gage d'amitié.
Xiu sourit.
-Tu as de la chance de l'avoir rencontré dans son petit paradis.
Elle décrivit Nirvelli et comment elle avait découvert le racisme et l'avait vécu dans sa chair, simplement parce que ses habits étaient sales et déchirés.
Directement elle enchaîna en parlant de Marcus, le petit mendiant du métro de New York qu'elle venait de rencontrer. Elle évoqua les sans-logis et les drogués qui cachent leur déchéance dans des lieux horribles, et les bandes de voleurs et de racketteurs qui exploitent la misère des autres.
Elle parla de Samuel qui vit avec son peuple au pied du volcan dans l'Est de l'Afrique et de l'aube qu'elle avait observée sur une plaine immense, assise à ses côtés. Elle décrivit les centaines d'animaux qui venaient s'abreuver au bord d'un lac, puis les baignades merveilleuses sous les étoiles. Elle détailla la fête, les danses, l'amitié du garçon.
Xiu écoutait les yeux fermés. Elle tâchait d'imaginer ceux et celles que Déborah évoquait.
Elle en vint à Olivia, au Pays de Galles. Celle qui perdit ses parents dans un accident et depuis était muette et terrorisée par la mort.
-Je crois que j'ai trouvé un chemin pour atteindre son cœur. Moi aussi, j'ai perdu ma maman. Alors, on se comprend. Il me reste mon père et mon frère. Depuis notre échange, Olivia parle de nouveau.
« Ensuite, j'ai rencontré Erling et sa soeur Kristina dans les fjords de Norvège. Ils vivent au milieu de la beauté de la nature. Ils vont à l'école en bateau.
Déborah fit une allusion au dernier Viking et à son chien fidèle.
Elle parla ensuite de Khalil et de son modeste village. Elle décrivit l'école de guerre qu'elle avait vue, mais aussi la gentillesse du garçon et de sa famille.
Enfin, elle termina avec Jiao, qui vit sous la terreur du chef de parti tout-puissant, mais qui fut si courageuse et si gentille.
-Je suis sûre qu'en partant de chez toi, conclut Xiu, tu étais encore une petite fille insouciante. Maintenant, après tout ce que tu as vu, après toutes ces rencontres, tu deviens une jeune fille prête à affronter la vie, avec ses joies et ses peines sur notre terre.
-Je te remercie, dit Déborah, et je sens en moi que tu as raison. Je voudrais tant revoir tous ceux que j'ai rencontrés. Je pense que si les enfants de la terre avaient leur mot à dire, le monde serait plus beau, plus fraternel, plus heureux, plus serein.
La fillette marqua une pause.
-Et toi, Xiu, pourquoi te trouves-tu ici ?
-Oh, mon histoire me semble tristement banale. Je vivais seule avec mes parents. Je n'ai ni frère ni sœur. Et puis ils divorcèrent. Cela me fit beaucoup souffrir car moi, je les aimais tous les deux. Mais je supportais très mal de les voir se déchirer, s'insulter.
« Bien sûr, mon père et ma mère me reçoivent chez eux, mais séparément. Je ne connaîtrai plus jamais une vraie famille, sauf si je réussis à créer la mienne, plus tard...
« Je suis venue ici pour tenter de comprendre cela et essayer d'apaiser ma souffrance et ma peine.
« Je ne saisis pas pourquoi les gens ne s'aiment pas, ajouta Xiu. Ils se croisent dans la rue et ne se regardent même pas. Même nous, entre enfants, on se comporte parfois de la sorte. Des bandes se forment dans une même école, dans une même cour de récréation. Si tu n'es pas l'amie d'une amie, tu restes seule dans ton coin. Pire, certains se moquent, rejettent leurs compagnons. Certains vont même...
Xiu s'arrêta un instant.
-On refuse de jouer avec toi parce que tu as de l'embonpoint ou parce que tu portes une chemise déchirée ou sale. J'essaie de comprendre, s'emporta la jeune fille, pourquoi les gens se font du mal. Si chacun respectait celui qu'il croise, le monde serait meilleur. Je crois qu'il y a moyen d'aimer autour de soi chacun de ceux qu'on rencontre. Enfin, presque tous. Certains s'obstinent à rester enfermés dans leur haine des autres. Et ce n'est pas toujours leur faute. Leurs parents les traitent parfois si mal qu’après, ils ne sont plus que colère...
-Tu as raison, reprit Déborah. Mon père me dit toujours que chaque personne que je rencontre peut m'apprendre quelque chose. Et si je ne retire rien, si je n'accueille rien de celui que je croise sur mon chemin de la vie, c'est que je ne l'écoute pas assez, que je ne m'intéresse pas à lui, que mon indifférence me prive de son amitié.
« J'ai appris beaucoup au cours de ce long périple autour du monde. Les enfants que j'ai rencontrés m'ont fait découvrir leur vie et la vie. Je crois que si je pouvais les réunir et tenir le pouvoir des adultes, on pourrait bâtir ensemble un monde bien meilleur.
-Peut-être, murmura Xiu. Mais je n'en suis pas certaine...
Ils partirent à l'aube. Dazhong, David et Déborah. Ils emportaient des provisions pour le voyage. La marche s'annonçait longue et dure.
Xiu envoya un gamin avertir le père de nos amis et lui indiquer un rendez-vous avec ses enfants de l'autre côté de la passe de Portoï.
C'est une sorte de canyon, percé dans un chaos de roches, un endroit désolé, sinistre, glacé la nuit et brûlant le jour, car la nuit le vent vient des cimes, et le jour, il souffle depuis les déserts chauds de Chine. Il faut passer le soir ou à l'aube, quand les vents hésitent.
Nos amis arrivèrent en fin de journée à l'entrée de cet impressionnant défilé. Là se trouve un pont de lianes. Il enjambe un précipice dont on devine à peine le fond.
Un dizaine de soldats chinois leur interdirent le passage.
Les trois enfants s'éloignèrent et firent un petit bout de chemin en sens inverse. Cela ne servait à rien d'insister ou de parlementer avec eux.
-Ces hommes impitoyables, affirma Dahzong, ont envahi le Tibet. Ils ne nous laisseront pas passer.
-Qu'allons-nous faire ? demanda Déborah.
-Il existe peut-être un autre accès, suggéra David.
-Le stûpa bleu se trouve à un jet de pierre d'ici, juste de l'autre côté du pont, dit Dazhong. Je ne connais aucune autre route. Mais je crois tenir la solution.
« Un jour, au temple des enfants, où je venais d'arriver, je pensais à ma petite sœur. Assis par terre au pied d'un escalier, je pleurais. Notre responsable à cette époque, s'approcha de moi. Il ouvrit un petit sac de poudre et m'en donna une pincée. Il me dit de la lancer en l'air en pensant très fort à celle qui me manquait tant.
-Tu la verras devant toi, me dit-il. Profites-en pour lui dire combien tu l'aimes et écoute bien ce qu'elle te dira.
« J'ai lancé la poudre en pensant à ma sœur et soudain elle est apparue juste devant moi. J'aurais voulu la serrer dans mes bras. Elle m'a dit qu'elle était heureuse là où elle se trouvait. Puis elle a ajouté : «Dazhong, arrête de te torturer. Reprends le cours de ta vie et tâche de trouver le bonheur. Je t'aime. On se reverra plus tard».
"Depuis, je suis apaisé.
Nos amis écoutaient l'étrange récit. Émus, ils se taisaient.
-Nous pourrions nous approcher des soldats et leur demander quand ce pont a été construit. Cela occupera leur pensée. Je jetterai de la poudre sur eux, et nous passerons pendant qu'ils observeront leur rêve éveillé.
Les trois enfants revinrent près des soldats. Dazhong leur parla. Il évoqua la construction du pont de lianes. Les hommes se tournèrent vers le précipice. Certains se penchaient. Notre ami lança une pincée de poudre en l'air que le vent en soufflant répandit sur eux. Et tandis que les soldats regardaient, ahuris ou surpris, le mirage, nos amis passèrent le pont sans être inquiétés.
Ils parvinrent au pied du stûpa bleu. Une nouvelle déception les attendait. Ils eurent beau chercher une porte ou un mécanisme d'ouverture, ils ne découvrirent aucun moyen de pénétrer dans le lieu sacré.
-Il existe sûrement une entrée, dit Déborah, mais je me demande bien où. Elles sont parfois tellement bien dissimulées...
Un visage peint en trois couleurs décorait le toit du stûpa bleu.
-Il y a peut-être un moyen, lança Dazhong. Tu penses, David, que Baral Gunaykan est venu ici autrefois?
-Oui, répondit le garçon. Très probablement.
-Si tu acceptes de te prêter à l'expérience, reste là debout devant le stûpa et pense très fort à ce prince aventurier. Je vais lancer un peu de poudre vers toi. Tu le verras arriver en ce lieu et tu observeras comment il s'y prend pour ouvrir ce temple et y entrer.
Notre ami accepta. Le garçon souffla un peu de poudre en l'air, puis recula. Déborah observa son frère. Il semblait très joyeux.
David eut l'immense bonheur de voir arriver Baral Gunaykan.
Il montait un magnifique cheval noir. Une vingtaine d'hommes en armes l'accompagnaient, sa garde personnelle sans doute. Il portait une longue tunique rouge et une cape bleu foncé. Quelle allure ! Quelle prestance ! Un prince ! David observa ses grands yeux pétillants d'intelligence sur un visage assez maigre.
L'homme descendit de cheval et s'approcha du stûpa bleu. Il escalada la coupole, aidé par un serviteur. Il toucha l'œil gauche avec la paume de la main, puis l'oreille droite du visage peint. Ensuite l'œil droit, de la même manière et enfin, l'oreille gauche. La bouche s'ouvrit, laissant apparaître un passage étroit.
Baral entra à l'intérieur du stûpa. David le suivait des yeux. Il sortit le dixième morceau de la stèle d'un coffret et le posa sur une table en pierre au fond de la chambre sacrée. Puis il ressortit. La porte se referma seule.
David vit encore le prince ouvrir son carnet, le fameux carnet que le père de nos amis avait découvert, et assis sur une pierre, l'homme dessina le stûpa bleu.
-Voilà, dit-il à ses gardes. Le temps que quelqu'un retrouve ce carnet et les dix morceaux de la stèle que j'ai semés de par le monde, je crois que bien des années auront passé. Peut-être pourront-ils offrir le Kâ-a au monde à ce moment-là. Espérons...
Baral Gunaykan semblait ému. Il se tut et ferma les yeux un instant. Il pensait certainement à cet étrange objet qu'il avait eu le bonheur de tenir entre ses mains.
-Il faut quitter ce lieu inhospitalier, prince, dit un des gardes. Le soleil se couche.
Baral Gunaykan remonta à cheval... et tout disparut.
David se tourna vers Dazhong et Déborah. Il ressentait un violent mal de tête et des vertiges.
-Quel prince! murmura notre ami, quelle prestance! Quel bonheur de l'avoir aperçu! Et je sais comment on entre là-dedans, ajouta le garçon.
David reproduisit les gestes qu'il venait de voir en rêve éveillé et ils pénétrèrent dans le stûpa bleu.
Déborah découvrit en un instant le morceau de stèle posé sur une table en pierre au fond du bâtiment. Le dixième !
Leur nouvel ami Dazhong fouillait des rouleaux de parchemins dans un coffre en bois sculpté. Il en déroula un, de couleur brune, où se trouvait le dessin et le message qu'il cherchait. L'arbre de la Vie. Ils ressortirent du stûpa qui se referma derrière eux.
-Regardez, dit Dazhong en souriant.
Il étala le document sur le sol.
On apercevait un arbre magnifique. Un tronc puissant, des racines fortes et quatre branches couvertes de fruits. Chaque partie était assortie de commentaires écrits dans une langue que nos amis ne connaissaient pas, mais que Dazhong leur traduisit.
-Tout commence par une mare de boue sous les racines. Ces racines qui y plongent s'appellent l'ignorance, la peur et l'égoïsme. Le bain dans lequel chaque individu, comme cet arbre, se trouve plongé. Voilà ce qui blesse le monde, fait souffrir et mourir les gens.
-Cela me fait penser à une phrase étudiée à l'école, intervint David. Celle du grand écrivain et poète français Victor Hugo. « Les quatre clous qui crucifièrent le Christ s'appellent ignorance, égoïsme, hypocrisie et nuit. »
-À la base du tronc, poursuivit Dazhong, est écrit le mot « courage ». Et en haut du tronc, juste avant les branches, je vois le mot « espérance ».
On apercevait sur le dessin des lignes rouges, comme de la sève, monter par le courage pour nourrir l'espérance. Par le filtre du courage et celui de l'espérance, cette sève mène la Vie vers les quatre branches couvertes de fruits de couleurs différentes. Ces fruits s'appellent amitié, amour, joie et paix.
Tout en haut de l'arbre rayonnait un soleil éblouissant.
-Je comprends, dit Dazhong. Je sais ce qui me reste à faire, et pour ma vie entière. Je vais retourner chez moi et commencer.
Il roula le morceau de toile, rouvrit le stûpa bleu et alla le remettre en place.
Ils descendirent tous trois au fond d'une vallée où se trouvait un refuge. Le lendemain, leurs routes se séparèrent.
David et Déborah arrivèrent sans encombre au point de rendez-vous où leur papa les attendait. Ils lui confièrent le dixième morceau de la stèle.
Il restait à présent à les réunir, reconstituer le puzzle et faire ainsi apparaître le labyrinthe et, peut-être, partir à la découverte du Kâ-a.
Ce soir-là, nos amis logèrent chez un habitant d'un hameau, au cœur des montagnes.
Ils ne revirent ni Dazhong ni Xiu, disparus dans la nuit. La leur et celle du monde. Mais là où ils s'arrêteraient, ils porteraient les fruits du courage et de l'espérance : l'amitié, l'amour, la joie, la paix. En un mot : La sérénité. La sœur du bonheur.
Retrouve David et Déborah dans la partie finale : La pyramide du Kâ-a.