N°8
La nuit tomba très vite pendant le repas que Joliette prenait avec son père. Il ne disait pas grand-chose ce soir. Pourtant, il n'avait aucun souci à se faire. La nouvelle cathédrale, déjà, s'élançait imposante, et le chantier allait bon train.
-Bonne nuit, papa.
-Bonne nuit, ma chérie.
Un dernier bisou sur la joue de son père, puis Joliette se retira dans sa chambre.
-Vous n'avez plus besoin de rien, mademoiselle ? demanda sa bonne.
-Non merci, je soufflerai la bougie en me mettant au lit.
Nous sommes en l'an 1191. Notre amie a onze ans à présent. Son père est le maître bâtisseur de la cathédrale que le roi Othon Von Wittelsbach lui a commandé d'élever dans la montagne pour remercier Dieu et sa Providence de lui avoir rendu son fils sain et sauf, le prince Louis, appelé aussi « prince de la lune ». (Lis ou relis l'épisode 2 : Le prince de la lune).
Joliette n'a plus sa maman, morte trois ans auparavant d'une maladie soudaine et incurable à cette époque. Depuis, le père de notre amie confie la garde et le service de son enfant à une jeune fille.
Joliette écarta le lourd rideau de velours rouge sombre de sa chambre. Elle observa la ruelle rendue mystérieuse par la présence d'une légère brume montée du fond de la vallée.
La jeune fille distingua les deux tours de la cathédrale. Elles se dressaient encore plus noires que la nuit à une centaine de mètres à sa gauche.
Elle vit passer deux cavaliers. Ils tenaient chacun une torche allumée à la main. Ils se suivaient en silence. Ils s'arrêtèrent devant l'escalier du porche de la cathédrale et mirent pied à terre.
Ils échangèrent quelques paroles, puis ils entrèrent dans le bâtiment par la grande porte entrouverte, comme si on les attendait.
Joliette ne vit plus rien. Un chien aboya quelque part. Elle frissonna en refermant la fenêtre.
-Il faudra que je dise demain à papa que des hommes entrent de nuit dans son église, se dit-elle tout haut. Je me demande ce qu'ils peuvent bien y faire.
Joliette se posta à la fenêtre de sa chambre le soir suivant, mais elle désespérait de rien voir. Un brouillard dense avait envahi les ruelles du village. Même en se penchant elle ne put distinguer les tours de la cathédrale.
La nuit était très noire et chacun préférait rester cloîtré chez soi. Pas une âme qui vive.
Pourtant, soudain, elle perçut un bruit, le claquement de sabots de chevaux martelant les pavés de la rue. Deux cavaliers passèrent devant les fenêtres de la jeune fille. Leurs torches allumées, qu'ils semblaient tenir à la main, percèrent un instant l'épaisseur du brouillard et la noirceur de la nuit.
Ils se dirigeaient vers la cathédrale.
Joliette, encore en robe, et exaltée par sa curiosité passionnée, chaussa ses bottes à la hâte et bondit par la fenêtre. Elle les suivit, courant derrière eux, souple et discrète comme un chat, longeant les murs sombres de la ruelle.
Ils descendirent de leurs montures au pied du grand porche, comme l'autre fois.
Après un bref échange de paroles, que la jeune fille ne put entendre, ils entrèrent dans la bâtisse silencieuse. L'un d'eux disposait d'une clé.
Notre amie les suivit sans bruit.
Ils traversèrent la grande nef et dirigèrent leurs pas à gauche de l'emplacement du futur autel. Ils s'arrêtèrent un instant devant l'escalier de pierres bleues qui menait à la crypte.
L'obscurité, renforcée par le brouillard omniprésent, permit à notre jeune fille de s'approcher d'eux. Elle parvint à son tour en haut de l'escalier, tandis que les deux hommes en atteignaient le bas.
Notre amie entendit l'un d'eux prononcer une phrase étrange.
-À gauche du triangle du mort.
-Ici, répondit l'autre. Je l'éclaire avec ma torche.
Le premier reprit son mystérieux discours.
-Cinquième de gauche, troisième de gauche, quatrième de droite puis cinquième de droite.
-Voilà, j'y suis, souffla son compagnon.
-Quand je vais au bois, énonça le premier, je regarde vers la maison, mais quand je reviens à la maison, je regarde vers le bois.
Joliette n'entendit plus rien. Elle risqua de descendre l'escalier à son tour et entra dans la crypte froide, humide et basse de plafond.
La jeune fille eut beau regarder autour d'elle, les deux hommes avaient bel et bien disparu.
À la fois étonnée et déçue, elle attendit encore un instant, puis elle sortit de la grande église et revint chez elle.
Le lendemain, dans la matinée, Joliette se rendit à la cathédrale. Elle entra. À l'intérieur, le bruit était assourdissant. Plusieurs dizaines d'ouvriers taillaient des énormes blocs que d'autres hissaient avec des cordes. Certains criaient, donnant des ordres du haut des échafaudages à ceux restés en bas dans tout ce brouhaha.
Notre amie descendit l'escalier de pierres bleues et se retrouva seule, au calme, dans la crypte.
Le sol, à cet endroit, était couvert de pavés gris, des dalles de forme hexagonale. Cela ressemblait à une ruche d'abeilles géante.
Joliette découvrit très vite un carreau plus clair que les autres, triangulaire celui-là. Une tête de mort s'y trouvait gravée.
Elle se rappela les mots prononcés par un des hommes qu'elle avait suivis dans la nuit.
-À gauche du triangle du mort.
Se penchant vers le sol, pour regarder autour de ce pavé blanc, la jeune fille remarqua que certaines dalles étaient numérotées. Certaines seulement. Elles portaient, disséminées au hasard semblait-il, des chiffres allant de 1 à 99. Des chiffres gravés dans la pierre.
-Pourquoi ? dit-elle tout haut.
Puis elle se souvint de l'étrange calcul qu'elle avait entendu murmurer ensuite dans la nuit par celui qui semblait initié.
-Cinquième de gauche, troisième de gauche, quatrième de droite puis cinquième de droite.
Joliette eut beau chercher, cela semblait ne correspondre à rien.
Elle avança, en sautant sur un pied, comme au jeu de la marelle, à gauche, à droite, sur la cinquième, la quatrième... Aucun résultat.
Par où avaient disparu les deux hommes qu'elle avait suivis dans la nuit ? Qui étaient-ils ? Étaient-ils des voleurs ? Faisaient-ils partie d'une confrérie secrète ?
Joliette revint chez elle pensive, intriguée.
L'après-midi, son père l'envoya chez François, le maître vitrier de la cathédrale que nous connaissons bien.
-Porte ces plans et ces documents chez lui, ma chérie, et veille à ce qu'aucun ne s'envole en rue. Le vent souffle fort aujourd'hui.
Notre amie se rendit à l'atelier le cœur léger. Elle se réjouissait d'aller bavarder un moment avec son ami Aymeric.
Maître François a adopté ce garçon orphelin et développe ses dons de dessinateur et de graveur. (Lis ou relis Joliette 7 : Isolde.)
Hélas, le jeune garçon n'était pas là et le maître vitrier non plus. Un serviteur invita la jeune fille à laisser les rouleaux de papier sur le bureau de maître François.
Joliette y entra et posa les documents parmi les nombreux croquis, ébauches, et autres projets, qui encombraient la table.
Elle y reconnut quelques dessins d'oiseaux, spécialité de son ami Aymeric. Elle les regarda en souriant. Que de vie et de couleurs dans ces esquisses! songea notre amie.
Puis elle eut l'attention attirée par un morceau de parchemin déchiré placé près d'une plume d'oie plongée dans un encrier. Notre amie put y lire :
« Cinquième de gauche, troisième de gauche, quatrième de droite puis cinquième de droite. »
Joliette retourna dans la rue, bien perplexe.
François ferait-il partie d'une secte secrète peut-être mal intentionnée ? Celle dont elle avait suivi deux membres l'autre nuit ? Serait-il lui-même le chef d'une association de voleurs ou de conspirateurs ?
-Non, ce n'est pas possible, dit-elle tout haut.
Elle envisagea d'en parler à son père, ce soir, mais elle ne voulait pas l'inquiéter avant de vérifier une fois encore ce mystère par elle-même.
Elle passa devant l'échoppe de son ami forgeron.
-Bonjour forgeron.
-Comment vas-tu, Petit Soleil ?
Il l'appelle toujours ainsi.
Notre amie ne répondit pas, mais s'assit en face de son établi en silence.
-Tu parais bien soucieuse, fillette.
-Je suis inquiète.
-Ton ami le prince Louis te manque ?
-Il ne s'agit pas cela. Cette nuit et la précédente, des cavaliers sont passés dans ma rue et je les ai vus entrer dans la cathédrale. Je me demande ce qu'ils sont allés y faire.
Le forgeron scruta un instant le joli visage de notre amie, puis il répondit.
-Ils sont peut-être allés prier.
-Ne te moque pas de moi, ami forgeron. On n'y prie pas encore. Le toit n'est pas achevé et le maître-autel n'est pas installé.
-Allez, Petit Soleil. Rassure-toi. Ton père le sait certainement. Ce sont peut-être des envoyés du roi.
Joliette sourit, puis salua son ami et revint chez elle, bien décidée à en parler avec Aymeric, dès qu'elle le verrait.
Le forgeron me cache quelque chose, se dit-elle. Il me semble qu'il en sait plus et ne veut rien me dire...
La jeune fille retourna à l'atelier de maître François. Aymeric accueillit son amie à bras ouverts.
-Tu es passée ce matin, m'a-t-on dit.
-Oui, et j'ai admiré tes dessins.
-Merci, dit le garçon en souriant. J'apprends à colorier les vitraux. Tu verras, illuminés par le soleil, mes oiseaux apparaissent encore plus beaux. Mon père dit qu'ils semblent vivants.
-Aymeric, quelque chose me tracasse, reprit Joliette. J'ai entendu des cavaliers passer ces deux dernières nuits devant mes fenêtres. Ils sont entrés dans la cathédrale. Je les ai suivis. Ils sont descendus dans la crypte, et là, ils ont disparu après avoir prononcé des phrases mystérieuses.
-Tu es certaine ?
-Je les ai vus comme je te vois.
-Il y a peut-être une cave secrète au fond de cette crypte, dit le garçon. Une pièce dissimulée dans laquelle, seuls des initiés peuvent pénétrer.
-Tu as sans doute raison, mais pour y faire quoi ? Mon père est-il au courant ?
-Demande-lui.
-Viens avec moi. Je voudrais te montrer. Et puis, peut-être qu'à nous deux, on pourra résoudre l'énigme.
Les deux enfants se dépêchèrent de se rendre à la cathédrale. Dans une heure ou deux on fermerait les portes jusqu'à demain. Le soleil s'approchait des cimes enneigées. Un air plus frais, venu des sommets, envahissait les ruelles.
Ils descendirent dans la crypte.
-Voilà, souffla Joliette. Tout commence à partir de cette tête gravée. Le triangle du mort.
-Et ensuite ?
-Ensuite, il y a les chiffres. Je les ai bien entendus. « Cinquième de gauche, troisième de gauche, quatrième de droite puis cinquième de droite ».
Aymeric posa ses pieds sur la pierre correspondant à la cinquième à gauche, puis la troisième, ensuite la quatrième vers la droite et la cinquième à droite encore.
-Cela ne mène à rien, conclut le garçon. Il faut chercher autre chose. Pourquoi dis-tu cinquième de gauche et pas cinquième à gauche ?
-Parce qu'ils ont prononcé les mots ainsi.
Les deux enfants se regardèrent un instant, perplexes.
-Attends, dit Joliette, j'ai une idée. Cela ne sert à rien de sauter sur les pavés numérotés ou non. Cette énigme me fait soudain penser à une autre, résolue l'an passé aux côtés de Marie-Loup, une jeune fille que tu ne connais pas, mais qui est devenue mon amie.
(Lis ou relis la partie 4 : Les deux secrets).
-Tu penses à quoi ?
Toi qui découvres ce récit, arrête ta lecture un instant. As-tu une idée? Que signifie cette étrange phrase?
-Cinquième de gauche. La cinquième lettre du mot gauche est un H. La troisième de gauche est un U.
-J'ai compris, enchaîna Aymeric qui maintenant apprenait à lire et à écrire. La quatrième de droite est un I et la cinquième un T. H.U.I.T, cela fait le chiffre 8. Cherchons la dalle gravée du chiffre huit.
-Ici, devant cette pierre tombale.
Levant les yeux, les deux enfants découvrirent une lourde stèle, verticale, grise, sur laquelle deux squelettes entiers se trouvaient gravés côte à côte. Celui de droite semblait tenir une hache entre ses mains.
-Comment n'y ai-je pas pensé plus tôt, s'écria Joliette. Les deux hommes que j'ai suivis dans la nuit prononcèrent ensuite : « Quand je vais au bois, je regarde vers la maison, mais quand je reviens à la maison, je regarde vers le bois »... La réponse à cette énigme, c'est la hache.
-Comment cela ? interrogea Aymeric.
-Mais oui, la hache posée sur l'épaule du bûcheron. La lame semble regarder vers la maison quand il va au bois.
La jeune fille joignit le geste à son explication, imitant l'homme qui tient le bâton en main tandis que le tranchant repose sur l'arrière de son épaule.
-Je comprends, reprit le garçon. Et en revenant chez lui, la lame est tournée vers la forêt.
Joliette posa sa main à plat sur la lame de la hache sculptée sur la pierre tombale et appuya.
Un léger déclic se fit entendre et la lourde stèle tourna sur une charnière invisible, ouvrant un passage étroit.
Les deux enfants saisirent une des torches qui éclairaient la crypte et entrèrent en silence, l'un derrière l'autre, dans la chambre secrète.
Des tables, couvertes de rouleaux et de parchemins, débordant de livres écrits à la main, encombraient la pièce. Certaines de ces écritures demeuraient incompréhensibles pour les deux amis. D'autres textes étaient lisibles, mais certains mots semblaient bien mystérieux ou écrits dans d'autres langues.
-On dirait du latin, dit Joliette en montrant un vieux livre enluminé.
-Et ici je vois des lettres grecques, affirma Aymeric. Maître François, mon père, en grave parfois sur ses vitraux. Il m'en a appris quelques-unes. Regarde, voici un « a ». Cela s'appelle alpha. Et ici un oméga.
De nombreuses plumes d'oies trempaient dans des encriers. Des chaises et des tabourets étaient placés un peu partout le long des tables. On pouvait s'asseoir, lire et écrire dans cette crypte secrète, rien ne manquait.
Joliette appela son ami. Elle venait de découvrir un livre étrange, posé seul, à plat, sur une table ronde bien en vue au centre de la pièce. Il possédait une forte couverture en cuir mais ne semblait, pourtant, contenir que cinq ou six pages, des feuilles épaisses, des parchemins.
-Regarde la couverture, dit Aymeric. On dirait, non pas un dessin, mais l'empreinte d'une main, comme si quelqu'un avait posé sa main sur ce livre fermé et que le cuir en avait gardé la trace.
Joliette saisit le livre avec respect et le retourna. La couverture arrière possédait l'empreinte d'une main, elle aussi.
-Je crois que celui qui a tenu ce livre, l'a serré entre ses deux mains, comme ceci, dit la jeune fille.
Joignant le geste à la parole, elle plaça le livre entre ses deux paumes. Puis elle le remit sur la table ronde.
Elle l'ouvrit délicatement.
Un titre était écrit à la première page. Des grosses lettres, mais hélas, illisibles pour nos amis.
-L'écriture est gracieuse, élégante, dit Joliette. On dirait un dessin.
-Je crois que c'est de l'hébreu, répondit Aymeric, mais je ne suis pas certain. Mon père possède plusieurs livres, avec une écriture qui ressemble à celle-ci. En tout cas, ça paraît très ancien.
Un morceau de parchemin se trouvait placé et collé juste en-dessous. L'écriture, ici, était récente et tracée à la plume d'oie.
-Peut-être la traduction, fit Joliette.
Elle lut.
-« Les cinq plaies du monde ».
La jeune fille tourna la page. Aymeric, debout près de son amie, éclairait le livre à la lumière de son flambeau.
De nouveau un texte manuscrit, illisible pour les deux enfants, étalait ses belles lettres sur la moitié de la page. Un papier, plus mince, fixé au-dessous, en donnait la traduction. Joliette lut avec calme, égrainant les mots, dans le silence de la crypte.
Les cinq plaies du monde sont : L'ignorance,
Le mensonge,
L'égoïsme,
La méchanceté,
La haine.
Les mots étaient écrits les uns sous les autres, comme une colonne dressée, comme un socle de statue dédiée à la souffrance et à la peur.
Les deux amis, impressionnés, répétèrent les mots terribles un à un : ignorance, mensonge, égoïsme, méchanceté et haine.
Ils tournèrent la page.
Un dessin illustrait le deuxième parchemin du livre. On y voyait des enfants, surtout des fillettes, assis dans un atelier mal éclairé. Un homme les surveillait. Il tenait un bâton à la main et semblait prêt à les frapper. Ils étaient sales, mal vêtus, maigres. Ils paraissaient affamés, épuisés, terrifiés.
Sous l'image un texte était écrit, heureusement traduit lui aussi.
L'ignorance conduit à l'exploitation, sa compagne, car souvent celui qui sait exploite celui qui ne sait pas, comme le riche souvent exploite le pauvre.
Joliette tourna lentement la page.
Le troisième parchemin montrait un homme accablé, assis contre un mur, dans un sombre cachot. Il tenait une corde à la main et songeait à se pendre. On l'accuse de choses graves. Pourtant, il est innocent, mais condamné par tous, avant d'être jugé ou même simplement entendu. Ces mensonges répétés de bouche à oreille, l'ont conduit là, en prison, au bout du désespoir.
Sous l'image se trouvait un texte court.
Le mensonge et ses complices la médisance, la calomnie et le jugement aveugle conduisent celui ou celle qui en est la victime au désespoir et à la mort.
-Quelle horreur, murmura Aymeric.
-Et cela se produit si souvent, ajouta son amie.
Elle tourna la page.
Sur le quatrième parchemin, quelqu'un de très riche comptait ses pièces d'or, assis devant une cheminée où brûlait un bon feu, dans son luxueux château. Et à côté, au pied d'une des tours, une mère et ses trois enfants tremblaient de froid dans la neige et affamés, grattaient le sol gelé dans l'espoir d'y trouver Dieu sait quoi pour se nourrir.
Le texte disait :
L'égoïsme des nantis les rend souvent aveugles à la souffrance et à la misère des autres.
Le cinquième parchemin montrait un homme revenu ivre d'un cabaret. Il battait sa femme à coups de poing et menaçait ses enfants terrorisés, qui le suppliaient d'arrêter en un cri silencieux.
La méchanceté est la mère de la violence et de la brutalité. Un de ses complices, l'alcool, brise les familles. Quand l'ivrogne beugle, les enfants tremblent.
Joliette et Aymeric se regardèrent en silence. Les deux amis comprenaient la triste réalité de ces images et les vérités qui l'accompagnaient.
Le sixième parchemin apparut aussi terrible que les autres.
On y apercevait une famille, le père, la mère et les enfants, assis sur le sol et pleurant devant leur maison en ruine, tandis que plus loin, victimes de la guerre et dépossédés de leurs biens eux aussi, s'éloignaient des colonnes de réfugiés qui avaient tout perdu et des rangs de prisonniers enchaînés et battus qu'on emmenait dans des camps de la mort.
À droite de l'image se dressait un monstre au visage à peine humain, ivre de haine, assoiffé par le désir de dominer et d'écraser les autres, un dictateur, comme il en existe encore de par le monde aujourd'hui, indifférent à la souffrance et à la misère de son peuple. Sa bouche grande ouverte semblait hurler «guerre, torture, famine», et s'en réjouir.
Il était écrit :
« La haine et sa complice, l'ambition démesurée, la soif du pouvoir absolu, conduisent à la guerre et à son cortège d'horreurs, de destructions, de désolations et de détresses ».
Le septième et dernier parchemin semblait tout autre.
On y voyait le Christ en croix, une tête de mort posée sous ses pieds meurtris. Une fleur blanche poussait et se glissait entre les dents du crâne. Sur les pétales de sa corolle, une phrase était écrite.
Aimer supprime l'exploitation de l'ignorance, le mensonge, l'égoïsme, la méchanceté, et la haine.
Au-dessus de la croix un rouleau dessiné indiquait quelques mots marqués en lettres d'or.
« Quand tu souffres d'être exploité, calomnié, affamé, battu, dépossédé par l'ignorance, le mensonge, l'égoïsme, la méchanceté et la haine, je suis à tes côtés, mes bras sont grands ouverts pour te consoler et t'encourager à lutter ».
« Ma force, la seule où je suis tout-puissant, c'est l'amour ».
Joliette et Aymeric entendirent un léger bruit, comme un déclic. Ils sursautèrent. Trois hommes entrèrent dans la crypte secrète.
-Allumons quelques torches, dit l'un d'eux. Le grand maître arrive avec son fils, pour l'introniser. Il faut plus de lumière.
Les deux amis, laissant le livre ouvert à la dernière page, se précipitèrent derrière un long coffre et s'y tapirent.
-Je connais cette voix, souffla Aymeric.
-C'est celle du forgeron, répondit Joliette, celui qui m'appelle toujours « Petit Soleil ».
La jeune fille se redressa un peu, sans se montrer. Elle retint un cri, plaçant la paume de sa main devant sa bouche.
-Regarde, dit-elle à son compagnon. Maître François ton père, et le mien sont là, côte à côte.
Il y eut un instant, lourd de silence.
-Quelqu'un est entré dans la crypte, monsieur, dit le forgeron. Regardez, le Livre est ouvert.
-Tu as raison, mais qui est venu ici ?
-Nous deux, lancèrent Aymeric et Joliette en se redressant.
Ils s'approchèrent en se donnant la main.
Notre amie raconta les cavaliers qu'elle avait suivis dans la nuit, les mots étranges entendus quand elle avait profité du brouillard pour s'en approcher, le billet aperçu sur la table de maître François, confirmant son appartenance à ce qu'elle pensait être une société secrète, la complicité d'Aymeric pour découvrir la crypte, le livre mystérieux qu'ils venaient de feuilleter.
Le père de Joliette prit la parole.
-Nous sommes les gardiens de ce livre.
Devant l'étonnement des deux enfants, il poursuivit.
-Ce livre, aussi vieux que la bible fut écrit il y a deux mille cinq cents ans par un prophète dont on ignore le nom. Il devint la propriété d'un des rois mages qui vinrent s'incliner devant Jésus peu après sa naissance. Était-ce Melchior, Gaspard ou Balthazar, on ne le sait pas. Il confia le livre à Marie, la mère de Jésus lors de sa visite respectueuse à l'enfant. Marie tourna les pages puis conserva le livre pendant trente ans.
Le père de Joliette se tut un instant, comme pour laisser aux deux amis le temps d'assimiler l'importance de leur découverte.
-Quand Jésus quitta sa maison pour choisir ses disciples puis aller sur les routes de Galilée pour donner son message d'amour au monde, Marie lui remit le livre. Jésus le serra entre ses mains sans l'ouvrir puis le rendit à sa mère en disant : « Je sais ». Le livre garde aujourd'hui encore l'empreinte des deux mains du Christ.
-Comment se fait-il que le livre se trouve ici ? demanda Aymeric.
-Il est parvenu jusqu'à nous, traversant les siècles. Il paraît que les croisés le ramenèrent de Jérusalem. Nous en sommes les gardiens, de génération en génération, toujours au nombre de quatre. Le grand maître actuel est Othon von Wittelsbach, roi de Bavière. Il vient de décider qu'il est temps d'introniser la génération suivante. Il va arriver d'un moment à l'autre avec son fils Louis. Il t'a choisie toi aussi, Joliette.
La porte de la crypte s'ouvrit à nouveau. Les visages se tournèrent. Chacun reconnut le roi Othon et le prince Louis.
La jeune fille se précipita vers son ami.
-Il me semble avoir déjà rencontré ce garçon, dit le roi en regardant Aymeric.
-C'était un orphelin, répondit maître François. Je l'ai adopté. Je vous présente mon fils, majesté. Il deviendra maître vitrier. Je lui apprends le métier. Il me paraît très doué.
Le roi se tut un instant. Il observa le garçon, puis il se tourna vers Joliette qui se tenait à ses côtés et souriait.
Othon porta ensuite son regard en silence vers le maître bâtisseur de la cathédrale qui donnait la main à sa fille, puis vers François, puis vers le forgeron. Les trois hommes firent un discret signe d'acquiescement de la tête.
-Tu seras donc le troisième gardien du livre, dit-il à Aymeric, très impressionné. Il vous appartiendra tous trois de choisir un quatrième.
Joliette pensa aussitôt à Marie-Loup. Elle en parlerait plus tard. Ce n'était pas le moment.
-Venez, reprit le roi. Placez chacun à votre tour vos deux mains là où le Christ appliqua les siennes il y a plus de mille ans. (Je te rappelle que ce récit se passe en 1191). Je vous nomme gardiens de ce livre et de sa vérité, hélas trop souvent oubliée. Joliette, répète après moi :
-" Les cinq plaies du monde sont : L'ignorance, le mensonge, l'égoïsme, la méchanceté et la haine. Quand tu te crois abandonné par tous, Jésus reste à tes côtés. Il souffre avec toi. Il t'aime. Il peut tout ce que peut l'amour, rien de plus que ce que peut l'amour, mais infiniment. Il n'est qu'amour ».
Notre amie redit la phrase, mot à mot. Puis ce fut le tour de Louis, puis celui d'Aymeric.
Tour à tour, le roi puis ses confrères, le père de notre amie puis François le forgeron, serrèrent la main de chacun des trois enfants.
Le roi Othon reposa le livre à sa place sur la table ronde. Ils éteignirent les flambeaux et sortirent tous de la crypte.
Ils traversèrent la cathédrale, silencieuse à cette heure du soir. Les ouvriers étaient partis dans leurs foyers.
Nos amis franchirent la grande porte donnant sur le parvis. Ils se promettaient de propager l’extraordinaire message du livre tout en taisant son existence afin que l’on ne tente pas de s'en emparer.
La lumière du soir éclairait encore les deux tours, enflammant les pierres d'une couleur dorée. Un oiseau qui passait lança son cri.