John et Gun

John et Gun

N°7

La planète du grand secret

     La gouverneure générale de la base aérospatiale s'approcha de la fenêtre.

Dehors, la nuit couvrait la terre de son manteau étoilé. À l'horizon se dessinait l'ombre de la montagne, soulignée par les crêtes encore éclairées par quelques dernières lueurs du soleil couchant. Là-bas, la piste d'atterrissage numéro 4, illuminée, balisée de lumières bleues et rouges, scintillait.

Nous sommes en l’an 2255, le 15 juillet.

-Vous avez fait préparer la piste n°4? s'étonna l'homme qui se trouvait de l'autre côté du bureau de la gouverneure. On ne l'emploie plus guère.

-Oui, cher collègue, mais les feux et les balises fonctionnent encore. Elle est un peu plus éloignée des ateliers et des hangars. Ainsi, nous ne gênerons pas trop le trafic de nuit.

La gouverneure soupira puis regarda sa montre.

-Il est vingt-deux heures. Dans deux heures, monsieur, ma lettre de démission en main, vous prendrez le commandement de la base aérospatiale à ma place. J'attends ce moment avec impatience. Mais avant minuit, je vais enfin connaître la vérité, du moins je l'espère, concernant le plus grand secret de ma carrière, pourtant longue. Le terrible secret de cette étrange planète visitée, explorée, il y a quatre ans.

-Que voulez-vous dire, madame? On ne parle nulle part de cette expédition, interrogea le successeur de la gouverneure.

-Une mission ultrasecrète. Mais je vous expliquerai tout, dès que le Silkochfer aura atterri.

 

Tout à coup, les étoiles disparurent un instant, masquées par quelque chose d'immense, de sombre et qui, lentement, descendait vers la piste n°4. Le plus gigantesque vaisseau spatial jamais construit approchait et allait se poser au sol. 

-Le Silkochfer? s'étonna le futur remplaçant de la gouverneure. Ce prototype existe donc?

-Oui, monsieur. Il revient d'un voyage de trois ans et demi. Et cela fait trois ans et demi que je brûle de connaître son secret.

Quelques instants après, le téléphone retentit.

-Gouverneure Weisenstein?

-Oui.

-Le Silkochfer a atterri.

-Que les troupes d'intervention le gardent à l'œil. Que l'équipe qui y pénétrera bientôt avec moi se tienne prête. Nous arrivons. Attendez-moi pour agir.

La gouverneure raccrocha.

-Vous avez convoqué les régiments d'élite de l'armée, les techniciens les plus chevronnés. Que craignez-vous, madame ? demanda le futur patron de la base aérospatiale.

-Je vais vous expliquer. Vous avez le droit de tout savoir, vous êtes mon successeur.

La gouverneure se dirigea vers un coffre encastré dans le mur. Elle l'ouvrit et en sortit une enveloppe dont les bords jaunissaient. Elle la descella fébrilement et y prit une lettre qu’elle déplia. Elle lut hâtivement, bougeant régulièrement la tête de gauche à droite.

-Mon Dieu, murmura-t-elle, mon Dieu! Encore pire que ce que je craignais! Quelle horreur... Et quelle erreur, dit-elle encore. Venez, monsieur.

Les deux collègues quittèrent le bureau, suivirent un couloir, puis prirent l'ascenseur. Un chauffeur les conduisit en voiture jusqu'aux abords de la piste n°4. Là, une activité intense entourait le Silkochfer éclairé par de nombreux projecteurs.

 

-Lieutenant, dit-elle à un militaire qui attentait les ordres.

-Oui, gouverneure.

-Faites ouvrir le vaisseau spatial.

Quelques hommes s'approchèrent de la paroi métallique, munis de scies à rayons laser, et entreprirent de découper une ouverture dans la puissante carapace de la fusée.

-Soyez prêts à intervenir, messieurs les militaires, mais je pense que nous ne risquons rien. Après ce que je viens de lire, nous arrivons trop tard, bien trop tard. Entrons là-dedans.

La gouverneure, suivie par son successeur et une dizaine de militaires, armes au poing, pénétrèrent dans le vaisseau spatial. Le silence qui y régnait impressionnait. Seule la résonance de leurs pas, de leurs bottes martelant le sol métallique, rompait ce silence.

Tout à coup, l'un des hommes aperçut quelque chose près d'une porte coupe-feu entrouverte. Un débris humain, une main, un poignet et un bras! Était-ce tout ce qui restait d'un corps? Plus loin, on trouva une jambe, et, au poste de pilotage, sur un siège, une tête ensanglantée. Les yeux ouverts semblaient regarder encore la pire horreur qui soit au monde.

Dans différents endroits de la fusée, ils trouvèrent d'autres débris humains, mais aussi des restes d'animaux, pêle-mêle parfois.

-Que faut-il faire de tout cela, madame ? demanda un des hommes court d'haleine car impressionné par ce spectacle macabre.

-Faites venir l'équipe de la police scientifique. Ils enfouiront tout cela dans des sacs. Nous verrons avec eux s'il faut les analyser ou tout détruire. Nous pouvons faire demi-tour, continua la gouverneure. Il n'y a plus aucun survivant dans ce vaisseau spatial et ce depuis longtemps.

-Comment est-ce possible? demanda le successeur.

-Venez, monsieur, accompagnez-moi dans mon bureau, fermez soigneusement les deux portes. Asseyez-vous. Je vais tout vous raconter.

 

-Tout commenca, expliqua la gouverneure, il y a un peu plus de quatre ans. Un astronome fit une découverte prodigieuse. Une planète, je dis bien une planète, entourée de deux soleils, se dirigeait vers notre Terre à une vitesse vertigineuse. Contrairement à tout ce qui se passe dans  les systèmes solaires connus, où les planètes tournent autour de leur soleil, ici, les deux soleils tournaient autour d'un astre central.

"Cet ensemble de deux soleils et d'une terre inconnue circulait à travers les espaces infinis en suivant une immense orbite de forme ovale et allait passer à une proximité raisonnable de la Terre, sans doute trois mois plus tard, avant de repartir et ne repasser près de chez nous qu'après quatre mille ans environ.

"Mais la caractéristique la plus fascinante de cette planète, entourée de ses deux soleils, était sa couleur bleue. Elle ressemblait à la nôtre. On pourrait y trouver de l'eau, des arbres, et peut-être, des êtres doués d'une intelligence...

"Une chance unique nous était donnée de l'observer puisqu'elle s'approchait de notre terre. Il fallait saisir l'occasion. Pour la première fois sans doute, tout ce que le monde comporte de technicité, d'ingéniosité et de politique s'unit pour créer ici, à la base spatiale où nous nous trouvons, monsieur, le vaisseau le plus fantastique de tous les temps, le Silkochfer.

"Quand il fut prêt, nous sélectionnâmes un équipage chevronné. Je me revois ici même, dans ce bureau, occupée à sabrer le champagne au moment du départ de ceux qui allaient découvrir cette planète mystérieuse, que nous avons appelée ensuite la planète du grand secret.

"D'abord John F. Goldberg, professeur de chimie à l'université de Harvard et prix Nobel pour son avancée dans la connaissance de la chimie des quantas.

"À ses côtés, le professeur Gun S. Broken, physicien, prix Nobel de physique pour ses travaux sur la relation temps-espace. Il enseigne à l'université de Louvain-la-Neuve, en Belgique.

"Et puis cette prodigieuse biologiste, Edwige Boismortier. À trente ans environ, ses connaissances et ses travaux sur les êtres vivants possibles des espaces sidéraux la propulsait au premier rang de l'actualité. 

"Enfin, ce fameux savant russe, Piotr Shostakovich concepteur d'un appareil capable de traduire pas moins de cinq milliards de langues. Bien sûr, la plupart d'entre elles demeurent inconnues. Il le présentait comme le traducteur universel.

"J’avais aussi convoqué un colonel issu des marines américaines, un homme entraîné pour la défense de notre équipe et qui allait les accompagner dans la fusée et sur ces terres inconnues.

"Le pilote et ses deux copilotes, les mécaniciens et quelques ingénieurs, conduiraient le Silkochfer et le mettraient en orbite autour de l'astre mystérieux.

 

"L'astronome invité à la réunion donna quelques précisions fascinantes concernant la planète que l’équipage allait aborder et qui venait encore vers nous à cette époque-là, à grande vitesse.

-Grâce à ses deux soleils qui tournent en permanence autour de la planète, précisa le savant, le jour y dure quatorze mois terrestres. Tous les quatorze mois, donc, les deux soleils se couchent à peu près en même temps, pour une durée de vingt-cinq heures et se relèvent ensuite à tour de rôle. D'après nos analyses, poursuivit l'astronome, l'air y est respirable. La température, d'environ vingt-cinq degrés centigrades, demeure constante.

 

"Il restait le problème majeur. Celui de parvenir à s'y poser.

"En effet, deux mois auparavant, une sonde exploratrice, envoyée vers la planète, en atteignit la périphérie. Mais elle disparut soudain. Nous perdîmes brusquement tout contact avec elle. Comme si elle avait explosé.

"Nous envoyâmes ensuite un vaisseau spatial, doté de caméras vidéo et de tout le matériel électronique de pointe conçu à cette époque. Le vaisseau super équipé s'approcha de la planète.

"Soudain, sur nos écrans, nous distinguâmes d'étranges objets blancs, ronds, aplatis, d'un diamètre d'environ dix mètres, peut-être un peu moins. Cela ressemblait à des pastilles. On les nomma ainsi à l’époque. De gigantesques pastilles légèrement concaves et dont la texture semblait fibreuse.

"Notre vaisseau explorateur, qui ne comportait ni animal, ni humain, se trouva bientôt entouré par ces étranges formations.

"Alors apparut la pyramide. Une pyramide aux dimensions colossales, formée de trois faces et d'une base. Sa hauteur dépassait le kilomètre. Ce gigantesque objet tournait lentement sur lui-même. Ses trois faces latérales et l'inférieure étaient percées de milliers d'ouvertures d'où sortaient des rayons ressemblant à des lasers, bien qu'à notre avis, et après lecture attentive des images envoyées par la fusée, cela n'en était pas. Ces faisceaux lumineux dirigés dans toutes les directions du ciel, semblaient le scruter avec attention.

"Soudain, un rayon rouge, mais nous en avons aussi observé des oranges, des verts, des jaunes, des bleus, des blancs, un rayon rouge se dirigea vers notre vaisseau explorateur. Il le traversa, je dirais le scanna, pour employer un terme de médecine.

"Les appareils, les ordinateurs, les écrans, furent observés tour à tour, et dans les moindres détails, par le rayon qui progressait lentement. Aucun ne fut déréglé ou stoppé.

"Quand il s'éteignit, nous aperçûmes sur nos écrans un gigantesque nuage blanc. Il mesurait des dizaines, peut-être une centaine de kilomètres de large. Cela ressemblait à un nuage de tempête prodigieux. Il s'approcha de notre petite fusée exploratrice. Il l'engloba. Tous les appareils s'arrêtèrent et nous perdîmes tout contact. Elle n'a jamais reparu.

-D'autres missions exploratrices tentèrent d'élucider ce mystère? demanda le successeur de la gouverneure.

-Non. La suivante, fut le Silkochfer. Nous n'avions plus le temps d'envoyer d'autres appareils à la découverte de la planète du grand secret puisqu'elle ne passait que peu de temps à notre portée.

 

"Ils partirent donc, malgré les risques, reprit la gouverneure, John le chimiste, Gun le physicien, la biologiste Edwige, Piotr le traducteur avec son appareil aux cinq milliards de langues, le colonel pour les protéger, le pilote et ses deux copilotes, les techniciens.

"Le Silkochfer s'arracha facilement à la piste d'envol. Tous l'observèrent un moment dans le ciel. Il allait à la découverte d'un monde fascinant. Puis nous l'avons perdu de vue. Seuls les télescopes purent le suivre, et les appareils électroniques conçus pour cela.

"Le voyage dura un mois environ. Il faut dire que ce vaisseau spatial volait à très grande vitesse.

"Lorsque la fusée arriva à mille kilomètres de la planète, bien éclairée par ses deux soleils, la journée de quatorze mois avancait. Il restait un mois et demi terrestre environ de lumière avant de voir arriver leur fameuse nuit de vingt-cinq heures.

"Le Silkochfer s'approcha à vitesse réduite de la surface de cet astre mystérieux. Les premières pastilles blanches apparurent. Le colonel mit aussitôt le canon à bombe atomique en stand-by. Cet engin peut en expédier une dizaine à la seconde. De nombreux grands panneaux permettaient de visualiser l'extérieur. Toutes les caméras du Silkochfer furent branchées pour observer le phénomène.

"Deux, trois, dix, cent de ces gigantesques pastilles, toutes de dix mètres de diamètre environ, entourèrent lentement la fusée. Le militaire décida de ne pas intervenir.

"Le pilote aux commandes de l'appareil se retournait régulièrement pour recevoir un ordre éventuel de John, le chimiste, qui commandait l'expédition.

-Arrêtez les moteurs de la fusée, commanda John. Restons en orbite. Envoyez le message d'amitié que nous avons préparé en cinq milliards de langues, monsieur le traducteur. Colonel, tenez-vous prêt à intervenir.

-Là-bas, cria quelqu'un, la pyramide!

"Sur l'écran couvrant la zone d'observation nord-ouest, la gigantesque pyramide apparut, avec ses trois faces et sa base, tournant lentement sur elle-même. Des rayons colorés sortaient par ses milliers de fenêtres.

"La pyramide s'approcha lentement du Silkochfer. Le spectacle, il faut l'avouer, était d'une hallucinante beauté. Tout l'équipage se taisait et observait en silence.

"Soudain, un rayon violet se posa sur le Silkochfer. Non seulement il entoura le vaisseau spatial, mais il entra à l'intérieur de la fusée. Une lumière bleue sembla scruter chaque appareil électronique, mais s’attarda aussi sur les armoires et leur contenu. Elle passa tout au crible, lentement. Le laser semblait analyser tous les constituants de la fusée.

"Le rayon s'approcha de l'équipe. Le colonel voulut intervenir mais John lui fit signe de ne pas bouger. Le rayon traversa le corps du savant.

-Cela ne provoque aucun mal, assura-t-il. Je ne sens rien. La pyramide poursuit son analyse.

"Tous furent traversés par la lumière voilette, qui ressortit à l'arrière du Silkochfer sans avoir causé la moindre panne ou la moindre blessure à ceux qui venaient de subir l'examen.

 

"Puis, à l'horizon sidéral, apparut le gigantesque nuage blanc. La tempête, comme on l'avait appelée sur terre. Ce n'était pas une tempête, on le savait. Mais c'était quoi cette chose inconnue, immense, qui se déplaçait lentement, et semblait vouloir engloutir, absorber la fusée?

-Pilote, commanda John.

-Oui, monsieur.

-Pouvez-vous amener le Silkochfer le long de la pyramide, contre la surface qui se présente maintenant vers nous, par exemple. J'aperçois une petite zone plate et lisse. Vous l'apercevez là, à gauche. Auriez-vous la possibilité de nous placer à cet endroit?

"Le vaisseau spatial s'approcha lentement de la pyramide. Il l’aborda et cela fit un bruit qui sonna creux comme si l’immense construction spatiale était vide.

-Tentez de rester tout contre cette paroi, monsieur.

-Nous allons y parvenir, répondirent les copilotes. Nous réusssirons à nous arrimer à la pyramide, si c'est votre désir.

-En effet, fit John. En tout cas, voilà mon idée. Si quelqu'un a une meilleure proposition, qu'il le dise. Je suggère de tâcher de faire corps, de faire un avec la pyramide, afin que, peut-être, la tempête, appelons-la ainsi, ne nous absorbe pas. Je voudrais aussi pénétrer à l'intérieur de cette pyramide.

"Des analyses furent rapidement effectuées. Edwige, la biologiste conclut qu'il y faisait tout à fait respirable. La température de vingt-cinq degrés s'annonçait agréable.

 

"Les techniciens réussirent à créer un passage en découpant une porte dans la tôle extérieure de la pyramide. John, Gun, la biologiste, le colonel et le traducteur entrèrent à l'intérieur de la gigantesque construction.

"Elle était creuse. Deux faces internes comportaient une centaine d'étages, étalés en demi-cercle. Aucune présence d'être vivant en apparence.

"Sur l’autre côté se trouvait une quantité incroyable d'appareils reliés les uns aux autres, et qui fonctionnaient en ronronnant.

"Au centre de la pyramide se dressait un double écran. Sur sa partie droite, un nombre apparut. Quarante-huit. À gauche, le douze venait de se transformer en treize, puis en quatorze et les numéros continuaient de défiler lentement.

"À l'extérieur, l'immense nuage se rapprochait toujours. Sur l'écran droit, le quarante-huit demeurait inchangé. L'autre écran passa de vingt à trente, puis à quarante et s'arrêta à quarante-six. Des sirènes d'alarme retentirent.

"Gun se précipita vers un clavier central. Un alphabet inconnu, mais les chiffres ressemblaient aux nôtres. Après l'avoir observé un instant, il parvint à changer le nombre quarante-six en quarante-huit, comme à droite.

"À ce moment-là, le double tableau clignota, les sirènes se turent et les pilotes, les copilotes, restés dans la fusée à l'extérieur, annoncèrent que l'immense nuage s'éloignait doucement de la pyramide.

-Bravo Gun, félicita le colonel. Vous venez de déjouer tout leur système de défense.

-Je crois surtout que vous venez de découvrir la clé d'accès à cet astre, murmura Edwige. Le nombre quarante-huit. Mais pourquoi? Que signifie-t-il? Je pense que nous pouvons regagner la fusée.

"Ils retournèrent dans le vaisseau spatial. La pyramide avait livré son secret. Ils s'en détachèrent et s'éloignèrent de sa paroi après avoir refermé la porte derrière eux.

 

"Le Silkochfer s'approcha de la planète sans être autrement inquiété. Il en fit le tour plusieurs fois. Le pilote déclara qu'il ne pouvait pas descendre davantage vers le sol. Il comptait se mettre en orbite. Il proposa à ceux qui le désiraient d'entrer dans l'une des deux navettes exploratrices, et de tenter d'aller visiter les lieux.

"John, Gun, Edwige, Piotr et le colonel se placèrent donc dans l'une de ces navettes. Elle ressemblait à une énorme sphère, tout à fait transparente. Une gigantesque bulle de savon de vingt mètres de diamètre et dont le plateau central possédait tous les appareils nécessaires pour la déplacer à volonté, ainsi que toute une série d'équipements d'observation.

"La demi-sphère qui servait de voûte à ce plateau était escamotable.

"La bulle se détacha du Silkochfer, et partit, commandée par nos amis, survoler la planète.

"Ils découvrirent des lacs, des rivières, mais surtout une immense forêt vierge. Au loin, ils aperçurent des montagnes. Un fleuve assez large semblait venir de ces hauteurs. Ils le suivirent lentement, et s’approchèrent d'une vaste étendue d’eau, bordée de quelques plages de sable blanc.

-Posons-nous là quelque part, proposa John.

-D'accord, répondirent les autres.

"Maniant le volant de la navette et réduisant la vitesse, Gun posa l'appareil avec beaucoup de délicatesse dans une clairière à cinq cents mètres environ du lac qu'ils venaient d'observer et dans lequel se jetait cette large rivière dont ils avaient suivi le cours.

-J’espère que l'air sera aussi sain que ce que nos détecteurs prétendent, déclara Edwige.

 "Elle abaissa un levier et le couvercle de la bulle glissa. Nos amis se retrouvèrent en plein air.

 

"Une atmosphère parfumée de senteurs très agréables et d'une douceur extrême, avec ses vingt-cinq degrés, les enveloppa.

"La première chose qui les surprit fut le silence, total, impressionnant, mystérieux. Pas un cri d'oiseau ou d'animal. Aucun insecte, abeille, mouche, moustique ou autre ne vint. La planète semblait seulement végétale. 

"Tout à coup, une voix retentit, déchirant le silence.

-Maïa. Maïa.

-Vous entendez? chuchota Gun.

-Oui, souffla Edwige. Ça vient de là-bas, vers la droite. Un tronc d'arbre déraciné enjambe un ruisseau.

"Les visiteurs y aperçurent un garçon. Il semblait avoir environ douze ans terrestres. Des yeux brun clair. Des cheveux presque noirs tombaient sur sa nuque. Il se tenait, un bâton à la main, debout sur le tronc. Il était vêtu d’une tunique faite de feuilles.

"Un instant plus tard, une autre voix, féminine celle-ci, retentit.

-Klattou, Klattou.

"Scrutant les taillis en silence, nos amis observèrent une jeune fille du même âge que le garçon, peut-être onze ans terrestres, elle aussi. Elle avait de très longs cheveux, un peu moins foncés que lui, des yeux clairs d'une fascinante beauté. Elle était également vêtue d’une tunique de feuilles.

"Klattou et Maïa s'approchèrent l'un de l'autre, et, debout sur le tronc d'arbre, au-dessus du ruisseau, ils se saluèrent avec affection, visiblement ravis de se retrouver.

-Je ne veux pas les déranger, chuchota Edwige, mais il faudrait quand même qu'on se manifeste à eux, pour qu'ils ne soient pas effrayés s'ils nous découvrent. Ils ne s'attendent pas à notre présence.

-Voulez-vous que j'émette un peu de musique ? proposa le traducteur.

"Il choisit un divertimento de Mozart.

"Les deux enfants se tournèrent et observèrent nos amis. Ils semblaient à peine surpris. Piotr confia un petit appareil émetteur-récepteur à chacun des membres de l'expédition.

-En voici quelques autres pour les personnes que vous risquez fort de rencontrer. Je vais rester dans la bulle pour assurer les traductions. Nous serons en communication permanente.

 

"John, Gun, Edwige et le colonel, dont le ceinturon portait de chaque côté un puissant revolver à rayon laser, s'avancèrent doucement vers les deux enfants. Edwige allait devant. Elle arbora son plus beau sourire.

-Bonjour, les enfants.

-Bonjour, répondit le garçon. Je m'appelle Klattou et elle, Maïa. C'est mon amie.

-Bonjour, Maïa, dit Edwige. Voici mes amis. John, Gun et lui, le militaire, il nous protège.

-Vous ne risquez rien, affirma Klattou. Personne ne va vous faire du mal ici.

"Edwige réfléchissait.

-Où sont vos parents?

"Le traducteur intervint.

-Le mot "parents" n'existe pas dans leur langage.

-Ah... Où se trouvent les autres? demanda Edwige.

-Les autres? répondit Maïa. Là-bas.

"Elle indiqua la direction du lac que nos amis avaient observé lors du survol rapproché.

-Tu peux nous conduire? demanda John à Klattou.

-Oui, certainement.

"La jeune fille donna la main au savant, tandis que Klattou prenait celle d'Edwige. Gun et le colonel suivirent. Ils traversèrent un espace boisé puis débouchèrent sur une immense plage de sable fin, qui bordait le lac aux eaux d'un bleu profond.

"Sous la lumière des deux soleils qui brillaient dans le ciel bleu, dans la chaleur délicate d’un été paradisiaque, quelques centaines d'enfants jouaient dans l'eau, sur le sable ou sur l'herbe aux alentours.

 

-Voilà tous nos amis, lança Klattou.

-Ah bien, accepta Edwige. D'autres habitent ailleurs?

-Non, je ne pense pas, réfléchit le garçon. Il n'y a que nous.

"Puis revenant au mot "parents", qui n'existait pas dans leur langue, John insista.

-Où vivent les plus grands ? demanda le savant.

-Les plus grands? C'est nous et elle là-bas et lui et lui aussi, et elle.

"Ils indiquaient quelques enfants qui paraissaient avoir le même âge qu'eux.

-Existe-t-il des plus vieux? précisa Gun.

-Vieux?

-Mot intraduisible dans leur langue, interrompit le traducteur.

-Je vois des bébés, coupa Edwige. Qui s'en occupe?

-Nous.

-Et qui leur donne à manger?

-L'arbre à lait.

-Comment ça, l'arbre à lait? s'étonna Edwige.

"Nos amis suivirent Klattou et Maïa. Les arbres près du lac et sous lesquels ils passaient, étaient chargés de fruits. Certains enfants en cueillaient et le fruit repoussait quasi instantanément. Les enfants s'en nourrissaient.

-Vous cueillez et vous mangez, puis cela repousse?

-Oui, ces fruits sont délicieux. Et voici un arbre à lait, indiqua Klattou.

-Tu vois, enchaîna Maïa, on détache une feuille et on donne au bébé le lait de la feuille.

"Un petit, justement, se trouvait tout près de la jeune fille. Elle le prit tendrement dans ses bras, et lui glissa le pétiole de la feuille en bouche comme une tétine. Le bébé téta un peu de lait. Nos amis allaient d'étonnement en ravissement.

"Le colonel intervint.

-Chers collègues, il me semble que nous venons de découvrir le paradis terrestre. Vous vous rendez compte? Il suffit de lever la main pour cueillir quelque chose à manger, les bébés reçoivent autant de lait qu'ils en veulent grâce à ces plantes, et tout cela pousse tout seul. Il fait beau, il fait chaud. Ces enfants passent leur temps à jouer dans l'eau, sur le sable, dans l'herbe... Je crois rêver.

 

-Je voudrais quand même résoudre le problème des parents, annonça Edwige. Dis Maïa?

-Oui?

-D'où viennent les bébés? Comment naissent les bébés?

"Les deux enfants montrèrent le grand fleuve.

-Ils viennent de là.

-De là? De la rivière?

-Oui, ils arrivent en flottant sur l'eau, couchés dans leurs berceaux.

"Maïa et Klattou entraînèrent nos amis un peu plus loin et leur montrèrent un emplacement entre les arbres où des berceaux se trouvaient empilés. Ils en comptèrent quelques centaines et chaque berceau portait un nom.

-Regarde, indiqua Klattou, voilà le mien. Mon nom y est écrit. Et ceux-ci appartiennent à deux petits bébés qui viennent de nous rejoindre.

-Cela me fait penser à l'histoire de Moïse, sourit John. Mais, quand même, si des bébés existent, il doit bien se trouver quelque part des parents pour les faire...

-Le mot parents n'existe pas dans leur langue, répéta le traducteur.

-Et tu peux nous montrer, continua Edwige, d'où viennent les berceaux des bébés?

-Oui, de la grande cascade, affirma Klattou. Assez loin d'ici.

-Ça t'intéresserait de nous accompagner dans notre navette spatiale pour aller la visiter?

-Oh oui, se réjouit Klattou, j'aimerais bien.

-Oui, moi aussi, enchaîna Maïa.

"Les deux enfants et quelques autres entrèrent dans la bulle avec nos amis. Gun referma le couvercle, et tout doucement, dans un léger ronronnement, elle s'éleva au-dessus des arbres. On la dirigea vers la rivière.

-Génial, s'écria Klattou. Quel bonheur de voyager là-dedans. On peut aller jusqu'à la cascade?

-Nous aimerions beaucoup nous y rendre, assura Edwige. Tu peux nous montrer le chemin.

-Oui, continuons par là. Remontez le cours d'eau.

 

"Ils suivirent la rivière pendant une demi-heure environ, et puis, soudain, ils s'approchèrent d'une gigantesque cataracte. Elle avait la forme d'un immense fer à cheval, comme les chutes du Niagara, mais trois fois plus haute et plus large. L'eau qui se déversait provenait d'un lac alimenté par les ruisseaux issus des montagnes qui barraient l'horizon.

-Tu ne vas pas me dire que les berceaux des bébés tombent dans la chute d'eau? dit Edwige.

-Non, ils viennent par en-dessous, expliqua Maïa. Descends. Fais descendre la fusée.

"Nos amis posèrent la bulle sur un banc de sable et de rochers à côté de la cascade. La vapeur dégagée par l'eau se dispersait en fines gouttelettes qui dégoulinaient partout. On entendait le grondement de la cataracte.

-Là, tu vois, les bébés arrivent par là.

-Là dessous?

-Oui. Tout à coup, un berceau apparaît derrière le rideau d'eau. Ils proviennent tous de là.

-Nous reviendrons observer cela, mais sans la bulle, mes amis, fit Gun. Je vous propose de retourner au grand lac et de quitter cet endroit, parce que la navette est trempée. Elle n'a pas été conçue pour cet usage.

"La bulle exploratrice fit demi-tour et revint se poser aux environs de la plage où se trouvaient tous les autres enfants.

 

-Et, demanda notre ami John, comment se fait-il que vous êtes les plus grands? Où vont ceux qui sont plus grands que vous?

Klattou regarda Maïa et les autres. Ils semblaient avoir peur.

-L'arche, dit l’un d’eux.

-L'arche? Un bateau?

-Non, une immense arche, la porte de la ville interdite.

-C'est loin?

-Non, on peut y aller à pied.

"Les quatre savants partirent en compagnie de Klattou et Maïa, à travers bois.

"Ils parvinrent au bord d’une vaste clairière où se dressait une gigantesque coupole noire, d'environ quatre vingts mètres de haut et sous laquelle ils aperçurent, à travers l’arche d’entrée, les ruines d'une immense cité. Buildings détruits, maisons écroulées ou envahies d'arbres et de plantes et disséminées le long de larges avenues. Tout semblait à l'abandon, déserté, silencieux.

-La ville est détruite depuis longtemps?

-Je ne sais pas, répondit Klattou. Bien avant que je sois né.

"L’arche gigantesque était barrée de faisceaux de lumière issus de petites fentes, et ces rayons de toutes les couleurs rappelaient fort ceux de l'immense pyramide qui se trouvait dans le ciel et qui commandait l’accès à la planète mystérieuse, la planète du grand secret.

-On peut passer là?

-Non, on ne peut pas. Seulement la nuit. Et quand l'arche te désigne.

-Comment fait-elle pour désigner quelqu'un?

-Elle envoie un rayon sur toi.

-Et alors ? demanda John.

-Alors tu pars vers la ville interdite et tu ne reviens plus. Seuls les aînés sont désignés, c'est pour cela qu'il n'y en a pas parmi nous.

 

"Ils retournèrent au bord du lac. Ils cueillirent quelques fruits délicieux et les mangèrent. Ils se baignèrent et jouèrent avec les enfants. Puis l'équipe songea à repartir vers la terre.

"Edwige se tourna vers John, commandant de l'expédition.

-J'ai réfléchi, dit-elle. Je vais vous laisser aller.

-Que veux-tu dire? demanda John.

 -Je reste ici, répéta la jeune femme. Je voudrais observer ces mômes. Voilà des enfants qui vivent seuls, sans parents, qui débarquent comme par miracle en-dessous d'une chute d'eau, et qui disparaissent en passant la porte d'une cité ou d'une ville en ruine. Je voudrais comprendre. Je vais demeurer avec eux. Mais, avant cela, je voudrais faire une petite analyse. Klattou, Maïa, vous voulez bien venir près de moi et ouvrir la bouche?

"Amusés, les deux enfants tirèrent la langue et Edwige y fit quelques prélèvements.

-Quel est cet examen? demanda le colonel.

-Une analyse génétique, répondit-elle. Je veux découvrir leur code génétique. Je veux le comparer au nôtre. Cela élucidera peut-être le mystère en partie. Hélas, ces analyses fort complexes ne peuvent se faire que sur la Terre. Je vais vous attendre mes amis. Je compte un mois pour que vous retrouviez la Terre, puis mettons quinze jours pour les analyses, et un autre mois pour revenir. Alors, à dans deux mois et demi.

-Tu vas rester seule ici?

-J'ai des fruits à manger plus qu'il ne m'en faut, de l'eau à boire fraîche et pure autant que j'en désire. Je pourrai bronzer aux deux soleils et jouer avec les enfants. Je tâcherai de les observer et d'élucider le mystère de leur origine et de leur disparition. Et peut-être de leur vie.

-Je reste avec toi, proposa le colonel, pour te protéger.

-Je ne crois pas que ce sera nécessaire. Je ne vois, ici, que paix, harmonie, joie et  sérénité. Je te remercie colonel.

-Prends quand même cette arme.

"Il lui confia un des revolvers à laser.

-Conserve-le. On ne sait jamais…

-Je te remercie, mais je ne pense pas devoir m'en servir, conclut la jeune femme.

-Réfléchis bien, Edwige, insista John. Quand nous serons retournés au Silkochfer avec la bulle et que la fusée fera cap vers la Terre, il sera trop tard. Nous ne pourrons même plus communiquer avec toi.

-J'ai bien réfléchi, assura Edwige. Je prends le risque. Salut les amis!

"Ils se serrèrent tous la main. John, Gun, le colonel et le traducteur remontèrent dans la navette qu'ils refermèrent. Ils aperçurent Edwige, Klattou et Maïa qui leur faisaient des signes d'au revoir.

"Durant son séjour, elle rencontrera la nuit, songea John. Cette fameuse nuit de vingt-cinq heures, qui se produit tous les quatorze mois terrestres. Je crois qu'elle va découvrir des choses passionnantes, mais j’espère qu’il ne lui arrivera rien…

"Ils accrochèrent la navette au Silkochfer et revinrent sur Terre à la toute-puissance de ses réacteurs.

 

-Le vaisseau spatial atterrit ici, sur la piste 4, un mois plus tard, précisa la gouverneure à son successeur.

-Votre récit me fascine, madame, fit remarquer le remplaçant.

-Oui, fascinant, mais écoutez la suite. Aucun d'entre nous ne s'attendait à découvrir de telles horreurs. Ces enfants se trouvaient abandonnés là, non sans raison, isolés ou protégés du reste de l'univers par la barrière de la pyramide et de la tempête blanche. Pourquoi?

La gouverneure se tut un instant puis reprit.

-Quelques jours plus tard, je reçus un coup de téléphone d'un professeur de génétique de l'université de Louvain, en Belgique. Il m'annonçait qu'il venait de faire une découverte stupéfiante, qu'il était urgent de retourner sur la planète, qu'Edwige courait un grand danger.

"Je réunis l'équipe le plus vite que je pouvais. Je les convoquai ici, à mon bureau et fis préparer le Silkochfer pour un nouveau voyage.

"Je les revois encore, curieux, angoissés, inquiets. Le pilote, les deux copilotes, les techniciens, John, Gun, le colonel, le traducteur russe, et, bien entendu, le généticien.

-Chers collègues, dit-il, ma découverte m'apprend une abomination. Après mûre réflexion, je décide d’en confier la primeur à ma consœur Edwige. Voici deux enveloppes. Elle contiennent un texte clair et précis, la réponse à l'énigme du grand secret. Vous remettrez une de ces enveloppes à madame Boismortier lorsque le Silkochfer aura atteint la planète. Je vous demande de ne pas l'ouvrir au cours du voyage.

-Bien, promit John en recevant l'enveloppe.

-Quant à l'autre, madame la gouverneure, je vous la confie. Afin d’éviter des nuits d’angoisse inutile à la population de la Terre, je vous propose de ne l'ouvrir et de ne la lire que lorsque le Silkochfer reviendra. Le secret de cette planète demeure la plus incroyable découverte de toute ma carrière. Elle remet en question notre vision du monde et de l'univers.

"Le professeur de biologie génétique se tut.

"L'équipe se tenait prête pour le départ. Le Silkochfer attendait ses occupants sur la piste d’envol éclairée. Revenue à mon bureau, je mis mon enveloppe dans le coffre et j'attendis les nouvelles. Je ne pouvais d’ailleurs rien faire d’autre que patienter et espérer.

"Le vaisseau spatial accomplit le voyage en un peu plus d'un mois. La planète commençait à s'éloigner de notre Terre.

 

"La bulle-navette se détacha de la fusée, en compagnie de John, Gun, du colonel, et du traducteur. Le pilote, les deux copilotes restèrent dans le Silkochfer, mis en orbite. Deux mois et trois semaines terrestres s'étaient écoulés depuis leur départ.

"Les quatre hommes posèrent leur navette au même endroit que l'autrefois. Ils se dirigèrent vers les enfants qui jouaient toujours, heureux et insouciants au bord de l'eau.

"Ils appelèrent Maïa, Klattou et Edwige. Quelques grands les conduisirent vers une cabane en rondins que la jeune femme avait construite dans les bois, un peu à l'écart.

"Edwige les entendit arriver. Elle s’approcha. Elle semblait en bonne santé. Les enfants s'éloignèrent.

-Nous avons cette lettre pour toi, dit John, en tendant le document confié par le généticien.

-Je crois que j’en connais le contenu. Je pense avoir déchiffré le mystérieux secret de cette planète, mes amis. Asseyez-vous, je vais vous raconter.

 

-Après votre départ, dit Edwige, j'ai passé mon temps avec les enfants. Ils m'aidèrent à construire cette cabane. Je ne vis pas au même rythme qu'eux, j'ai besoin de dormir même s'il fait clair, même si le soleil ne se couche que tous les quatorze mois.

""Je découvris un jour qu’ils sont capables de lire. Cela leur vient spontanément après deux ou trois jours de vie, c’est-à-dire vers quatre ans terrestres.

-Ils lisent quoi ? demanda Gun.

-Ils n’ont rien à lire d’autre que leur nom sur leur berceau. Klattou et son amie Maïa et quelques autres grands m'ont dit avoir vécu dix nuits. Sachant qu'un jour chez eux vaut quatorze de nos mois, j'ai compté qu'ils ont entre douze et treize ans terrestres.

""Je leur ai demandé de me conduire à l'immense chute d'eau, poursuivit Edwige. Ce fut une longue expédition bien agréable. Une dizaine d'enfants m'accompagnaient. J'ai passé des heures au bas de cette cascade, à la recherche de l’endroit où sortent les bébés et, enfin, ma patience fut récompensée. Un berceau, contenant un nouveau-né, apparut sur le côté gauche de l’énorme cascade.

""Je réussis à me glisser derrière la cataracte. J'y découvris une petite porte métallique, derrière le rideau d’eau. Un mètre sur un mètre. Grise.

""J'ai tenté de l'ouvrir, mais sans succès. La porte ne présente ni serrure, ni poignée. Je ne voulais pas me servir de mon revolver laser pour tenter de la forcer.

""Tout à coup, elle s'ouvrit. J'étais chanceuse. Derrière elle je vis un petit sas, pas plus de deux mètres de profondeur. Au fond, une deuxième porte venait de se refermer. Un berceau flottait sur l'eau. Il rejoignit le courant de la rivière, comme le précédent. La première porte se referma aussitôt après son passage. Je n’ai pas osé m’aventurer plus loin. Peut-être aurais-je dû risquer de me glisser dans le sas, et attendre que la porte intérieure s'ouvre, mais je ne suis pas entraînée à cela. Je suis redescendue au lac avec les enfants.

""Nous avons passé des jours délicieux. Maïa est une jeune fille charmante et Klattou un garçon vraiment très sympathique. Leurs copains et leurs copines sont drôles, espiègles. On devint une bande de joyeux amis. Ils me parlèrent de ce qu'ils savaient mais ils ne connaissent pas grand-chose. Leur savoir se borne aux fruits, aux arbres à lait des bébés. Ils profitent de l'eau, du sable, de l'herbe et des jeux... Ils savent qu'ils viennent de la cataracte et qu'ils seront appelés dans la ville interdite.

""Les jours, pour moi, les heures, pour eux passèrent. De temps en temps, je regardais vers le ciel mais je ne vis apparaître aucune étoile. Les deux soleils restaient sans cesse bien présents dans le ciel.

 

-Puis la fameuse nuit arriva, dit John.

-La lumière diminua peu à peu, continua Edwige. Les deux soleils se couchèrent à une heure d’intervalle, sur ma montre.

""Aussitôt les enfants cessèrent leurs jeux. Ils se rassemblèrent. Tous se donnaient la main. Les aînés portaient les bébés. Ils se dirigèrent vers l'endroit où se trouvent les berceaux. Les plus grands prirent les leurs sous le bras. Puis ils se dirigèrent et s’arrêtèrent en silence devant l'arche.

""Le passage demeurait barré par des tourbillons de lumières laser. À la nuit tombée, le spectacle me fascinait. Un véritable feu d'artifice. D'autres faisceaux s'allumèrent au sommet de l'arche, tournés vers le ciel. Je crois qu'ils communiquent et reçoivent des ordres de la pyramide que nous avons rencontrée en arrivant. 

""Soudain, un laser blanc s'alluma et vint poser son rayon avec beaucoup de délicatesse sur le front d'une fillette qui se trouvait près de moi. Elle prit son berceau et passa à travers l'arche. Puis, un autre enfant fut désigné, et encore et encore. Une vingtaine de mômes. Tous répondaient à l'appel sans hésiter.

""Puis ce fut le tour de Klattou et juste après Maïa. Klattou et Maïa se regardèrent. Ils se donnèrent la main et ils firent signe que non. Ils s'encoururent dans la forêt.

""Le laser changea de couleur. Il vira vers le bleu violet presque noir et puis il reprit sa couleur blanche et indiqua deux autres enfants.

""Pendant ces vingt-cinq heures d'obscurité, aucun ne mangea quoi que ce soit. Les fruits pendaient desséchés. Aucun bébé ne but. Les feuilles à lait étaient recroquevillées.

""Puis une lueur reparut à l’horizon. Le premier soleil et puis, quelques minutes après, le second se levèrent. L'arche immense reprit son jeu de laser pour empêcher les autres enfants d'entrer dans la cité en ruine.

""J'aurais bien voulu aller la visiter, pour savoir ce que  deviennent les aînés. Mais c’est impossible si l’on n’est pas désigné.

""Les autres rangèrent leurs berceaux et reprirent leurs jeux, indifférents à leurs aînés disparus.

""Quinze jours terrestres passèrent. Maïa et Klattou ne revenaient pas.

 

""Une semaine environ avant votre retour, plusieurs enfants arrivèrent près de moi en courant. Ils pleuraient.

-Viens nous aider, Edwige, quelqu'un nous attaque.

""Je me suis précipitée, après avoir saisi le revolver que tu m’avais confié, colonel. Je les suivis jusqu'au bord de l'eau et je vis un bien triste spectacle. Deux petits éventrés, déchirés, couverts de sang, morts!

""Effarée, j'ai regardé partout aux alentours. Rien. Personne. Tout à coup, j'entendis une sorte de grognement vers des broussailles proches. Je fis reculer ceux qui m'entouraient, puis j'attendis, plantée entre eux et les grognements.

""L'instant après, une sorte d'animal préhistorique, une bête monstrueuse comme il en existait chez nous à l'époque jurassique, sortit du roncier. Huit pattes, une longue corne sur le groin et des petits yeux sombres enfuis dans une peau de crocodile. L'horreur.

""Ça fonça vers moi! J'ai visé et tiré plusieurs fois avec le laser. La bête explosa. Les enfant applaudirent puis reprirent leurs jeux dans l'eau, sur le sable et sur l'herbe, sans plus s'occuper de la bête dont les restes séchèrent au soleil puis se réduisirent en poussière lentement. Ils laissèrent aussi les corps des enfants morts sur le sol. Ces anciens compagnons ne les intéressaient plus.

 

""Quelques instants plus tard, Maïa arriva en courant vers moi. Elle se jeta dans mes bras, le visage baigné de larmes. Je l'ai serrée très fort pour la consoler. Elle regardait les débris de l'animal. Elle les montrait du doigt. Et soudain, j'ai compris. Oui, j'ai compris! Et ce que vous m'apportez dans l'enveloppe, va le confirmer.

""Je venais de tuer Klattou!

-Tuer Klattou? s'écrièrent John, Gun et Piotr.

""Oui, Maïa m'expliqua que son ami et elle s'étaient enfuis dans la forêt pour échapper à l'appel de l’arche. Ils se cachèrent assez loin dans les bois pour ne pas être aperçus par les autres enfants. Ils vécurent là, heureux, l'un près de l'autre.

""Puis soudain, en quelques instants, Klattou se métamorphosa. Sa peau s'épaissit et devint brun foncé, ses mains et ses pieds se transformèrent en pattes et en griffes. Le garçon devint ce monstre, ce monstre horrible, que j'avais vu venir vers moi et que je venais d'abattre car il avait éventré deux enfants sur la plage et qu'il me menaçait.

"Edwige ouvrit l'enveloppe. Elle lut le document.

-Exactement ce que je pressentais, dit-elle. Mes amis, cela va vous paraître incroyable, mais les gentils enfants qui nous entourent ne sont pas des êtres humains. II y a plus de différences entre eux et nous, qu'entre un singe et nous. Ils possèdent deux chromosomes de plus que nous. Notre patrimoine génétique comporte vingt-trois paires de chromosomes. Eux vingt-quatre paires!

-Hallucinant, murmura Gun en regardant autour de lui.

-Souvenez-vous de la pyramide, mes amis, reprit Edwige. Le fameux nombre quarante-huit, c’est celui de cette planète maudite. Quand la pyramide nous analysa, elle nous prit pour des étrangers, pour des ennemis de la planète, parce que nous n'avons que deux fois vingt-trois chromosomes. Cette puissante défense, pastilles blanches, pyramide, tempête blanche ont été créés pour ne laisser passer que des êtres qui ont deux fois vingt-quatre chromosomes.

"Tous se taisaient, stupéfaits par le récit de leur collègue.

-Gun, tu as réussi à changer le quarante-six en quarante-huit, en tapant sur le clavier de l’ordinateur central de la pyramide, ce qui fait que l'horrible orage blanc qui s'approchait pour nous détruire s'est éloigné.

"Un silence.

-Ce ne sont pas des enfants, reprit Edwige. Ils ressemblent à des enfants. Ils ressemblent à des êtres humains. Ils sont gentils, mais ce sont des monstres. Des monstres abominables. Quand ils atteignent l'âge d'environ neuf ou dix jours pour leur planète, c'est-à-dire onze ou douze ans pour nous, ils deviennent des bêtes féroces, ces animaux préhistoriques que je vous ai décrits, et qui saccageraient tout si on ne les enfermait pas.

""Ceux qui choisirent cette planète pour se débarrasser de ces monstres eurent la sagesse de concevoir un mécanisme, celui de l’arche, derrière laquelle, sans doute, ils disparaissent, afin de protéger les autres êtres vivants, et qui ne savent absolument pas l'avenir qui les attend. Ils ne s'en doutent même pas. Aucun d'entre eux ne sait ce qui se passe derrière l'arche, puisque ceux qui sont désignés pour s’y rendre n'en reviennent jamais.

""Mes amis, fuyons cette planète qui n’est qu’une abomination.

 

"Tous les membres de l'expédition restèrent silencieux. Puis John se ressaisit.

-Edwige?

-Oui.

-As-tu revu Maïa?

-Oui. Elle disparut après la mort de Klattou. Puis elle revint, pâle, amaigrie. Je crois qu'elle ne mange plus depuis une semaine. Ces deux-là n’étaient pas comme les autres. Une mutation, peut-être… Ils sont capables d'aimer.

"La biologiste sembla hésiter un instant.

-J’avoue l’avoir serrée dans mes bras, malgré mon dégoût... elle n'est pas un être humain. Elle pleurait, pleurait et pleurait. Elle se cache pas loin d’ici et nous observe.

"Edwige reprit après un instant de silence.

-Mes amis, je vous supplie. John, tu commandes l'expédition. Prenons Maïa avec nous dans le Silkochfer et amenons-la sur Terre. Sauvons-la de cet enfer. Nous saurons manipuler son patrimoine génétique. Transformons-la en jeune fille bien de chez nous. Elle vivra une vie normale et elle ne deviendra pas ce monstre horrible à l'image de Klattou qui est écrit dans ses gènes. Peut-être que sur terre, elle retrouvera le bonheur.

"Maïa venait d'arriver. Son visage était de larmes et ses cheveux mêlés collaient sur son corps maigre. Ses yeux étaient rouges d'avoir tant pleuré. John et les autres membres de l’expédition l'observèrent émus. Seul, le colonel demeurait sceptique.

-D'accord, déclara John, on l'emmène, mais partons tout de suite.

 

-Il me demandèrent mon accord, monsieur, dit la gouverneure de la base à son successeur. J’ai accepté, hélas.

"Maïa, John, Gun, le colonel, Edwige et le traducteur montèrent dans la sphère qui sert de  navette. Ils avertirent les pilotes du Silkochfer qu'ils arrivaient et qu'on pouvait se préparer pour le retour sur terre.

"La navette-bulle se posa contre la fusée.

-J’ai maintes fois réécouté les derniers enregistrements, poursuivit la gouverneure.

"Vous pouvez entrer… Non, n'ouvrez pas. La sphère est mal arrimée…"

"Ils ne répondent pas… Je mets la fusée en mode de pilotage automatique…"

"Oui, mais en pilotage automatique, elle mettra trois ans et demi pour retourner sur terre."

"Je sais, mais dès que nos amis auront repris leur place, nous reprendrons une vitesse plus grande. Il faut nous dégager d'ici au plus vite. Venez, allons les aider à s'arrimer convenablement."

"Le pilote et les deux copilotes quittèrent leur poste et se dirigèrent vers la sphère...

 

-Puis ce fut le silence, continua la gouverneure. Nous n'avons plus pu entrer en communication avec eux. Tous nos appels demeurèrent sans réponse. Les caméras vidéos ne nous montrèrent pas grand-chose, quelques ombres et puis plus rien. Le Silkochfer mit trois ans et demi pour revenir sur terre...

-Il vient d'atterrir sur la piste 4, monsieur, et vous avez pu observer à l'intérieur les débris humains et les débris d'animaux, restes horribles d'une jeune fille qui fut sans doute mignonne, mais qui se métamorphosa en monstre dans la navette au moment où celle-ci s'accrochait au Silkochfer.

Le vaisseau spatial qui venait de se poser sur terre n'était plus qu'un immense tombeau, humain et animal.

-Il est minuit, monsieur. Voici ma lettre de démission, signée. À vous le gouvernement de la base spatiale. Je vous félicite.

-Mais alors, madame, dit le successeur de la gouverneure, comment naissent les bébés, que deviennent les aînés une fois l'arche franchie?

-Depuis trois ans et demi cet astre et ses deux soleils s'éloignent en emportant leur grand secret. Il faudra attendre quatre mille ans pour connaître les réponses à vos questions, quand la planète du grand secret reviendra... monsieur.

-Adieu madame…