Joliette

Joliette

N°2

Le prince de la lune

     Joliette fit quelques pas après avoir refermé la porte de sa maison. La rue était pleine de lumière.

Elle serra le panier où se trouvait le repas de midi de son père et marcha vers la cathédrale qu'il construisait. Deux ou trois cents ouvriers y travaillaient encore chaque jour, du lever au coucher du soleil. Toute la ville retentissait aux bruits de leurs ciseaux mordant la pierre et de leurs marteaux frappant le marbre.

Maître François, un ami du père de Joliette achevait de monter les vitraux. Le gros œuvre était terminé. On se consacrait au parachèvement.


La jeune fille arriva au pied des deux tours orgueilleuses, dressées vers le ciel et qui flanquaient la porte d'entrée monumentale à laquelle on accédait après avoir franchi un escalier en pierre bleue.

Joliette reconnut aussitôt le vieux mendiant assis sur les marches qui précédaient le portail. Elle en avait peur.

Le vieil homme s'appelait Siméon. Il était laid. Son visage labouré de cicatrices difformes, sa main droite et son bras noircis, conservaient les marques de graves brûlures. Un accident terrible, sans doute, autrefois...

Il reconnaissait le pas de chacun quand on passe près de lui. Chaque fois que notre amie le frôlait, il pointait son index noirci vers un des vitraux de la cathédrale et il criait.

-Lorsque la lune et le soleil se rencontrèrent, mes yeux, mon visage et mon bras brûlèrent. C'est écrit, là, dans le verre.

Et chaque fois, Joliette tremblait. Son cœur battait la chamade.


Elle entra dans l'immense édifice. Quelques ouvriers la reconnurent et la saluèrent.

Elle s'arrêta dans la grande nef et tourna la tête vers la droite et vers le haut. Elle scruta le vitrail mystérieux qui la hantait autant que le vieillard mendiant. On y voyait un soleil jaune, radieux, à gauche, et une lune pâle, pleine, bien ronde, à droite. Quelque chose semblait écrit entre les deux astres. Mais quoi ? Les lettres situées trop loin, trop haut, l'empêchaient de déchiffrer le texte.

Elle, que ceux qui la connaissaient bien dans la ville appellaient « Petit Soleil », interrogeait souvent les ouvriers. Mais ils ne savaient pas lui répondre.

François, le maître vitrier, ne connaissait pas ce vitrail. C'était l'œuvre de son prédécesseur.

Joliette voulait tant savoir. Elle se sentait concernée par cette affaire. Parfois elle songeait à questionner le vieux Siméon. Mais elle n'osait pas lui parler.

Ce matin, elle embrassa son père, puis elle sortit par la petite porte du transept.


Elle suivit en flânant les ruelles tortueuses et empierrées de la ville. Plus loin, pour se diriger vers le bas quartier, près de la rivière, elle choisit de descendre un long escalier bordé de maisons d'artisans.

Certains la saluaient quand elle passait.

Elle s'arrêta devant la porte du forgeron qu'elle connaissait bien. On entendait le bruit effrayant de son marteau rythmant son travail quand il frappait l'enclume.

L'homme leva la tête et essuya la sueur de son front du dos de sa main.

-Petit Soleil ! Que me vaut le plaisir de ta visite ?

-Je passais.

-Tu fais bien de t'arrêter. Tu pourras annoncer à ton père que le dragon qu'il m'a commandé est terminé. Viens voir la bête, elle est terrible. En fait, elle est la représentation du diable.

-Fantastique! admira Joliette. Impressionnante! Je ne voudrais pas me trouver à la place de Saint Georges et devoir affronter un monstre pareil.

-Tu diras à ton père d'envoyer quatre ouvriers pour le porter jusqu'à la cathédrale. Il est très lourd. Je l'ai fondu dans du bronze. Un alliage de cuivre et d'étain. Et puis, tiens.

L'homme saisit un objet rond, étoilé, posé sur une table.

-Il me restait un peu de matière. Alors, regarde. Je t'ai fabriqué un petit soleil. Il est tenu par une lanière en cuir. Ainsi tu pourras le porter autour du cou comme un collier.

-Merci, forgeron.

Notre amie lui fit un immense sourire. Puis elle retourna dans la rue.


La fillette remonta vers sa maison par une autre ruelle, celle où se trouve l'échoppe du boulanger. Son magasin s'appelle « au croissant de lune ». On y voit une enseigne avec un quart de lune dorée.

Ça sent bon devant chez lui.

Joliette s'arrêta et admira sa nouvelle création. Des petits pains en pâte feuilletée qui ressemblent à des pinces de crabe. Il appelle cela des croissants.

Occupée à contempler la vitrine, notre amie ne remarqua pas le vieux mendiant de la cathédrale qui descendait vers la rivière. Il passa derrière elle sans s'arrêter, mais il lança sa phrase.

-Lorsque la lune et le soleil se rencontrèrent, mes yeux, mon visage et mon bras brûlèrent. C'est écrit, là, dans le verre.

Joliette se retourna, horrifiée. Son cœur battait de nouveau la chamade. Elle se sauva chez elle en courant.

 

Une bonne nouvelle l'attendait. Sa bonne lui annonça qu'une troupe de saltimbanques venait d'arriver dans la ville. Ce soir et demain, ils allaient présenter un spectacle sur le parvis de la cathédrale. Joliette et son père y étaient invités.

Depuis la mort de sa mère, il y a deux ans, notre amie bénéficie des services d'une jeune fille, sa bonne. Elle ne remplace pas sa maman. Rien ne remplace une vraie maman. Elle veille sur elle comme une grande sœur un peu autoritaire. Très dévouée, elle s'occupe au mieux de notre amie.  

Le soleil disparut derrière l'horizon. Les tours de la cathédrale se dressaient, menaçantes, défiant les tempêtes de la nature et du temps.

Pourtant ce soir, elles semblaient accueillantes.

Une estrade avait été installée sur les marches du parvis que dix flambeaux illuminaient de leurs feux. La foule, venue nombreuse, attendait avec impatience. Quelques personnes chuchotaient, assises sur les bancs rangés devant la cathédrale.

Puis, le spectacle commença.

On entendit un roulement de tambour, puis des cracheurs de feu lancèrent leurs flammes vers le public, imitant des dragons.

Un talabarder venu de Bretagne, puis un joueur de luth, enchaînèrent avec une musique joyeuse, rythmée par un groupe de jeunes gens et de jeunes filles qui dansèrent une gigue venue d'îles lointaines.

Puis vint le ménestrel.

Tous se turent pour l'écouter. Sa voix profonde et forte faisait rythmer les cœurs au son des mots qui provoquaient tantôt la peur, tantôt le rire, et souvent l'émotion.

Ensuite, après un instant de silence, une femme habillée tout de noir annonça en criant :

-Le prince de la lune !

Un garçon qui paraissait avoir dix ans, comme notre amie, apparut sur scène. Il était pieds nus et habillé de blanc. Il tenait un flambeau allumé à la main. Il salua le public, puis se tourna vers la cathédrale. Il entreprit l'escalade périlleuse du portique.

Joliette le suivait des yeux. Quel beau garçon! songeait notre amie. Mince, fort, courageux dans son ascension délicate, les yeux clairs, les cheveux blonds, un peu longs. Le cœur de la fillette battait à tout rompre.

On entendit des « oh », des « ah », blesser le silence.

Il escalada la façade et planta sa torche de feu le long de la balustrade de l'espace en terrasse qui séparait les deux tours. On entendit un nouveau roulement de tambour.

Puis il redescendit et vint saluer la foule rassemblée, sous un tonnerre d'applaudissements.

Chacun revint chez soi bien tard. Joliette en rêva la nuit.


On se rappelle que le spectacle serait joué deux jours de suite. Notre amie demanda à son père la permission de retourner le deuxième soir.

-Ma chérie, tu entendras les mêmes déclamations, les mêmes chansons, tu verras les mêmes jongleurs.

-Oui, mais je reverrai le prince de la lune.

Papa caressa la joue de sa fillette en souriant.

-Tu grandis, ma belle, dit-il en observant ses yeux qui brillaient.


Dès qu'elle le revit, le lendemain soir, Joliette sentit son cœur battre la chamade comme la veille. Elle pria pour qu'il ne tombe pas pendant son escalade. Ensuite elle applaudit à tout rompre quand il vint saluer la foule.

Puis elle l'attendit sur la place de la cathédrale, tandis que les spectateurs se dispersaient. On enlevait les bancs, on démontait l'estrade.

Et soudain, elle le reconnut.

Il ne portait plus son bel habit blanc. Il avait une sorte de tunique brune, en loques, et marchait encore pieds nus.

Notre amie s'approcha. Les flambeaux éclairaient les beaux yeux vert tendre du garçon.

-Bonsoir, dit-elle avec timidité.

-Bonsoir.

-Je m'appelle Joliette, mais on me nomme aussi « Petit Soleil ». Je dis cela car je suppose que « prince de la lune » n'est pas ton vrai nom.

-Je m'appelle Louis. La dame âgée qui m'a élevé m'appelait prince de la lune. Il paraît que je suis né pendant l'éclipse de soleil de 1180.

-On a le même âge, s'écria Joliette. Je suis venue au monde juste après l'éclipse, quand le soleil est revenu. Voilà pourquoi on m'appelle « Petit Soleil ».

Les deux enfants se turent un instant.

-Je peux te demander quelque chose ?

-Que voudrais-tu ?

-Tu as remarqué le vieil homme qui mendie souvent, assis sur les marches de la cathédrale ?

-Oui.

-Son apparence m'effraye. Il me fait peur avec son visage brûlé, sa main droite et son bras presque noirs, m'obsèdent. Et quand je passe devant lui, il me murmure toujours la même chose :

"Lorsque la lune et le soleil se rencontrèrent, mes yeux, mon visage et mon bras brûlèrent. C'est écrit, là, dans le verre".

-Un vieux fou, murmura le garçon.

-Je n'en suis pas si sûre. Il tend toujours son doigt vers un vitrail déjà ancien, un des premiers qui fut posé, à droite dans la nef principale. J'ai bien observé ce vitrail. On y voit la lune et le soleil. Et quelque chose est écrit entre les deux, mais trop haut, trop loin. Je ne distingue pas les lettres.

Le garçon se taisait. Les deux enfants, seuls à présent, étaient assis sur les marches à l'entrée de la cathédrale. La lune éclairait leurs visages.

-Prince de la lune, puisque tu es si souple, puisque tu escalades si bien les murs, pourrais-tu grimper là-haut et aller voir ce qui est écrit ?

-D'accord, répondit Louis. Je le ferai si tu veux. Mais la cathédrale est fermée à cette heure-ci.

-Je vais chercher la clé au bureau de mon père et je reviens.

-Ton père est le maître bâtisseur de la cathédrale ? demanda le garçon.

-Oui.

-Tu as de la chance, toi. Tu es riche. Je parie que tu reçois à manger tous les jours.

Joliette ne répondit pas. Elle se tut un instant, émue.

-J'arrive, dit-elle.


Elle revint un quart d'heure plus tard. Le garçon attendait, assis sur les marches devant la cathédrale. Il semblait triste. Mais que son visage était beau, éclairé par les lueurs de la lune. Plus important encore, elle s’apercevait qu’au-delà de son apparence, Louis semblait humble et très gentil.

La fillette introduisit la clé dans la serrure et entrebâilla la porte monumentale. Ils entrèrent dans la grande nef silencieuse, plongée dans la nuit.

Notre amie conduisit son compagnon au pied du vitrail. On y distinguait un soleil jaune, la lune ronde et blanche et quelque chose écrit entre les deux.

-Peux-tu grimper là-haut ? demanda Joliette.

-Peut-être. Je veux bien essayer.

Le garçon observa les colonnes, les murs, et repéra un endroit par où escalader. La fillette le regardait faire. Son cœur, doublement ému, battait fort.

Le prince de la lune parvint facilement au niveau supérieur.

Là, accrochant ses mains et ses pieds nus aux moindres aspérités, il se déplaça lentement vers la droite, pour s'approcher du vitrail en forme d'ogive. Il ne se trouvait pas loin de la voûte gothique et se déplaçait en silence. Soudain, il appela.

-J'y arrive.

-Que lis-tu ?

Mais à ce moment, sa main glissa sur la pierre du mur et il fit une chute vertigineuse en poussant un grand cri.

Joliette hurla à son tour.

Le garçon s'écroula sur le sol. Notre amie entendit un bruit sourd, puis, plus rien. Elle courut vers son ami. Etendu sur le sol, il ne bougeait plus.

Epouvantée, Joliette, un instant, le crut mort. Une sueur glacée coula dans son dos. Mais elle vit bouger ses côtes. Il respirait. Il était évanoui, plongé dans le coma causé par sa commotion.

La jeune fille hésita un instant, hébétée. Puis elle courut à la maison avertir son père. Il n'était pas encore couché.


Ils revinrent à la cathédrale accompagnés par deux serviteurs.

Notre amie, en chemin, expliqua à son père ce qui s'était passé et avoua sa responsabilité dans la chute du garçon.

On le souleva avec précaution et, amené à la maison du maître constructeur, on l'installa dans la chambre voisine de celle de la jeune fille.

-La souplesse de ton compagnon lui a évité de mourir dans sa chute. Il a appris à tomber dans son métier d'acrobate, dit le père de Joliette. Mais je ne sais pas s'il sortira de son coma. À toi de veiller sur lui et d'essayer de le faire boire.

Trois jours passèrent. Notre amie ne quittait plus le prince de la lune. Lui ne bougeait pas. Il restait immobile et les yeux fermés. Seule sa respiration régulière rassurait un peu la jeune fille.

Souvent elle lui prenait la main et la plaçait dans la sienne. Elle lui parlait et l'appelait sans cesse.

-Prince de la lune, prince de la lune, réponds-moi, réponds-moi...

Au matin du quatrième jour, il ouvrit les yeux. Il tourna la tête vers son amie et réclama à manger. Joliette enfin rassurée lui sourit et lui donna une bouillie de blé.


-Quel jour sommes-nous ? demanda le garçon soudain inquiet.

-Lundi. Tu as dormi trois jours et quatre nuits.

-Tant que cela ! Et les comédiens, ils m'attendent ?

-Ils sont partis, vers le Sud, le lendemain de ta chute. Je ne sais pas où.

-Oh non, s'écria le prince de la lune. Oh non !

-Que se passe-t-il ?

-Tu ne peux pas comprendre. Toi tu es une petite fille riche. Tu vis près de tes parents. Tu ne sais pas ce que j'ai enduré.

-Ma maman est morte quand j'avais huit ans, dit Joliette. J'habite avec mon père. Mais toi, qu'as-tu vécu de si terrible ?

Et Louis, le prince de la lune, raconta.


Il rappela d'abord sa naissance pendant l'éclipse de lune, dix ans auparavant.

Il raconta ensuite qu'il n'avait jamais connu sa mère et que son père l'abandonna peu de temps après sa naissance, le confiant à la garde d'une vieille femme pauvre dans un petit village.

-Tant que cette brave dame veilla sur moi, cela allait, continua le garçon. Elle n'était pas bien riche, mais je partageais l'existence des enfants, garçons et filles, du hameau. Elle m'apprit même à lire, et un peu à compter. Mais elle devint malade et mourut un matin d'hiver. On me chassa, disant que n'étant pas son enfant, je ne pouvais plus occuper sa maison. Il me fallut partir sur les chemins.

Louis raconta alors à Joliette sa terrible vie d'errance sur les routes. La faim, le froid, l'épuisement. Il volait des œufs dans les poulaillers avant qu'on lâche les chiens sur lui. Il dormait dans des granges ou des étables et au printemps, à la belle étoile dans les bois.

Partout, il demandait du travail. Il se disait prêt à faire n'importe quoi en échange d'un morceau de pain ou pour un bol de soupe. Souvent, on le chassait.

-Tu es trop maigre, criaient certains fermiers.

-Tu es trop sale, lançaient des autres.

-On se moquait de mes vêtements en loques, de mes cheveux ébouriffés, affreux, de mon visage noirci de boue, de mes bras trop minces.

Joliette écoutait, émue.

-J'ai erré ainsi des jours et des jours jusqu'à celui où la troupe de comédiens me ramassa presque mort de faim au coin d'un bois. Ils me demandèrent ce que je savais faire. J'ai répondu: «  grimper aux arbres et sous les toits des granges pour me cacher ou échapper aux chiens ».

Louis se tut un instant.

-Ils m'emmenèrent avec eux et me firent garder mon surnom de prince de la lune que me donnait la bonne dame âgée autrefois. À présent, j'escalade la façade des cathédrales lors de leurs spectacles.

La fillette serrait les mains de son ami entre les siennes.

-Je ne veux pas que cette vie d'errance recommence. Tu ne connais pas la faim, la vraie, le froid, à en mourir, la peur glaçante, la solitude atroce...

-Cela n'arrivera pas, affirma Joliette. Tu vas rester ici, chez moi, jusqu'à ce que mon père te trouve un foyer.


-Louis, reprit soudain notre amie, te rappelles-tu ce qui était écrit sur le vitrail entre le soleil et la lune et que l’impressionnant mendiant au terrible visage brûlé évoque en tendant son doigt noirci ?

-Non, répondit le garçon. Je ne me souviens même pas de ma chute. Je nous revois juste entrant dans la cathédrale, puis plus rien, le trou noir.


Quelques jours passèrent. Louis retrouvait ses forces. Joliette restait à ses côtés, veillant sans cesse sur lui. 

On les voyait partout, chez les artisans au bas de la ville, chez le forgeron, dans l'atelier de François, le maître vitrier. Ils se rendaient souvent à la cathédrale où ils observaient les centaines d'ouvriers à l'œuvre.

Un matin, alors qu'ils se dirigeaient vers le porche monumental entre les deux tours de la cathédrale, ils aperçurent le mendiant au visage brûlé et à la main noircie.

-J'en ai peur, dit la fillette. Allons d'un autre côté.

-Pourquoi ?

-Je te l'ai expliqué. Quand je passe devant lui il reconnaît mon pas ou ma silhouette et il me dit toujours la même chose : "Lorsque la lune et le soleil se rencontrèrent, mes yeux, mon visage et mon bras brûlèrent. C'est écrit, là, dans le verre". Je me demande ce qu'il me veut.

-Je vais lui demander, affirma le garçon. Moi, il ne me fait pas peur.

Les deux enfants s'approchèrent du vieil homme.

-Que répètes-tu sans cesse ? interrogea Louis. Que veux-tu dire avec ton soleil et ta lune qui se rencontrent ?


-Cela se passa il y a longtemps, expliqua le vieillard. Je suis maître vitrier, comme celui qui travaille ici, maintenant, il me remplace, et qu'on appelle François. J'ai créé la série de vitraux qui se trouvent à droite de la grande nef. Je travaillais pour ton père, en ce temps-là, Joliette.

L'homme avait donc reconnu notre amie.

-Venez, dit-il. Entrons dans la cathédrale. Asseyez-vous là, en face de moi.

Le mendiant s'appuya contre le mur gauche de la grande nef. Il leva son regard éteint et noirci vers le haut, vers le vitrail de la lune et du soleil.

-C'était une nuit d'orage. J'achevais ce vitrail. On frappa à ma porte. J'ouvris. Un homme ruisselant de pluie entra dans mon atelier. Il tenait un bébé endormi dans ses bras. Il le posa sur les coussins d'un fauteuil, puis il se tourna vers mon établi. Il observa un instant le vitrail que je venais de finir.

-Brise ce vitrail, me dit-il, puis refais-le comme je vais te dire.

-Pourquoi devrais-je vous obéir ? ai-je répondu.

" Il tira une bourse de la poche de son manteau, l'ouvrit et répandit des pièces d'or sur mon établi.

-Je suis à votre service, ai-je dit.

-Dépêchez-vous, commanda l'homme, je suis pressé. On me recherche. Mes ennemis me poursuivent, impitoyables. Refaites votre vitrail avec le soleil et la lune, mais entre les deux, écrivez ce que je vais vous dicter.

" Je me remis au travail. L'homme marchait de long en large. Souvent il ouvrait la porte de mon atelier et il regardait la rue vide et silencieuse dans la nuit.

-Plus vite, plus vite, répétait-il sans cesse.

" Il m'énervait. Et à cause de cela, j'ai renversé un pot d'huile sur le feu de mes braises. Du plomb que je venais de mettre à fondre dans une bassine explosa. Mon visage et mon bras droit furent brûlés jusqu'à l'os. J'ai hurlé. L'homme reprit son enfant. Il posa une seconde bourse d'or sur ma table.

-Faites monter ce vitrail à la cathédrale, me dit-il.

" Puis il sortit et s'enfuit dans la nuit ".

Le mendiant se tut un instant. Puis il reprit.

-Ce vitrail fut mon dernier. Les ouvriers vinrent le chercher le lendemain et le fixèrent là-haut.


-Te souviens-tu de ce que tu as écrit entre la lune et le soleil ? demanda Joliette.

-Une date et un nom.

-Quelle date et quel nom ? insista Louis.

-Le 15 juillet 1180 et Louis Von Wittelsbach, dit la voix d'un homme qui se tenait debout derrière les deux enfants.

Il venait d' écouter le récit.

Le vieil aveugle ne l'avait pas vu ni entendu arriver.

L'homme répéta.

-Louis Von Wittelsbach, 15 juillet 1180, ta date de naissance et ton nom, mon fils.


-Mais en ce cas, vous êtes mon père, murmura le garçon.

-Oui, mon fils.

-Alors je vous hais, dit Louis en se levant. Je vous déteste, je vous déteste. Vous m'avez abandonné chez une pauvre vieille dame âgée. Puis quand elle est morte, je me suis retrouvé seul au monde à errer affamé, en loques, glacé par les pluies et les neiges sur les routes, jusqu'à ce qu'une troupe de comédiens me ramasse dans la boue, à moitié mort. Je vous hais.

-Mon fils, ne me juge pas avant de m'avoir écouté. Je suis Othon Von Wittelsbach, roi de Bavière, située au sud du pays germain. Quand tu es né, notre château était en flammes et nos ennemis l'envahissaient. Ta mère accouchait et nos soldats se battirent jusqu'au dernier pour la protéger.

Le roi expliqua que le pays était en guerre, que des hordes de cavaliers, venus de contrées barbares, assoiffés de sang et de haine, arrivaient de toutes parts. Le château était encerclé. Les gardes luttèrent à dix contre un pour tenter de gagner une heure et permettre à la reine d'accoucher.

-Personne ne put aider ta mère. Les sages-femmes convoquées ne réussirent pas à franchir les lignes ennemies. J'étais seul à ses côtés. Il faisait de plus en plus sombre. Une étrange nuit en plein jour. Une éclipse du soleil. Tu naquis à la lueur des flammes qui embrasaient notre château.

Tous se taisaient. Le roi poursuivit son récit.

-Ta mère se redressa et te prit dans les bras, puis elle poussa un cri et retomba morte sur son lit. L'obscurité provoquée par l'éclipse de soleil me permit de t'emporter, emballé dans une couverture, par une porte dérobée. J'ai fui, chevauchant dans la nuit, en te serrant contre moi.

Il expliqua ensuite son passage chez le maître vitrier afin de faire graver le nom et la date naissance de son fils dans le vitrail de la cathédrale, afin qu'il sache un jour son nom et son âge, si lui, le roi, venait à être tué à son tour par ceux qui le poursuivaient, et surtout pour confier son enfant à la garde de Dieu.

-Je ne pouvais pas t'emmener dans ma fuite, mon fils. Ce n'était pas la place d'un nouveau-né, sur les routes incertaines. Je me suis arrêté dans un village. On me parla d'une nourrice. Je t'ai confié à elle après avoir posé une bourse d'or sur sa table. Je lui en promis une semblable chaque année.

Le roi marqua une pause.

-Hélas, je ne pus pas tenir parole. Nos ennemis m'en empêchèrent. Des espions me suivaient. Les barbares te recherchaient pour te tuer. Mais ta sécurité était assurée. Personne ne se doutait que cet enfant du village était le fils d'un roi. Puis je promis à Dieu que si je te retrouvais vivant un jour, je Lui ferais bâtir une cathédrale dans nos montagnes.

" Comme je passais dans cette ville, on m'a parlé d'un garçon de ton âge, souvent en compagnie de la fille du maître constructeur. Je suis venu voir ton père, Joliette, pour discuter avec lui de ce projet. Il me parla de toi et de ton errance. Je t'ai suivi et observé, sans que tu me reconnaisses. Je me suis douté que c'était toi, mon fils. Te voir en balade dans les ruelles, aux côtés de ton amie, me réjouissait le cœur. 

Le roi saisit son fils par les épaules.

-J'imagine ce que tu as souffert après la mort de ta nourrice. Moi aussi je connus l'errance, la fuite sur les chemins. Pour toi, la route fut pire encore, plus éprouvante, plus cruelle. Mais le cauchemar se termine. J'ai repoussé les hordes barbares hors de nos frontières. Le pays se relève de ses malheurs. Viens avec moi. Notre bon peuple t'attend. Tu seras roi après moi, prince Louis, mon fils.


Le garçon leva les yeux vers son père. Il le regarda un instant en silence. Un instant qui sembla durer une éternité. Puis il se précipita vers lui et le serra dans ses bras, les larmes aux yeux.

Joliette se tourna vers le vieux Siméon. Elle n'en avait plus peur, à présent. Elle lui tendit la main et l'aida à se redresser. Ils se rendirent tous ensemble à la maison de notre amie. Ils y passèrent la soirée et la nuit.

Au matin, ce furent les adieux. Le roi Othon de Bavière partit avec son fils. Il emmena Siméon avec lui.

-Tu seras pour moi un précieux conseiller, promit le roi.

Joliette embrassa le prince de la lune.

-Te reverrais-je ?

-Oui, car mon père et le tien se sont mis d'accord pour bâtir une cathédrale dans les montagnes de mon pays quand celle-ci sera achevée.

-Je me réjouis, dit la jeune fille en souriant. Je rêve depuis toujours de découvrir les montagnes.


Après leur départ, Joliette se rendit chez son ami forgeron. Elle lui conta l'histoire du prince de la lune.

-Tu es une lumière pour nous tous, ici, Petit Soleil, dit-il après le récit. Et ton sourire nous fait rêver.

 

Retrouve bien vite Joliette dans le chapitre suivant. Y aurait-il un fantôme dans la cathédrale?