N°22
-Demain, dit papa, c'est la fête au village. Les portes du musée du jouet et celles de l'église seront ouvertes aux visiteurs. Ton copain François et toi, pourrez même monter dans le clocher et visiter la salle de l'horloge et la terrasse, tout en haut, où se trouvent la grande cloche et un magnifique paysage.
-Je peux lui téléphoner ? demanda la fillette.
-Oui, bien sûr.
Béatrice et François ont tous deux sept ans et demi. Ils sont bons copain-copine. Notre amie a un petit frère, un bébé de presque un an. Il s'appelle Nicolas. Le garçon a deux petites sœurs, Olivia, cinq ans et demi et Amandine, trois ans et demi.
Le lendemain, nos deux amis entrèrent dans l'église en début d'après-midi. Les petites sœurs de François les accompagnaient.
Ils passèrent un instant dans la grande nef. Les vitraux, très colorés et illuminés par le soleil, posaient sur nos amis des taches de couleur jaune, rouge, verte, bleue, orange. Ils ressemblaient à des clowns habillés pour le spectacle d'un cirque.
Ils montèrent ensuite dans le clocher, en escaladant l'escalier en colimaçon qui menait tout en haut.
Ils arrivèrent dans la salle étroite où se trouvait le mécanisme qui commandait l'horloge et la cloche pour sonner l'heure et la demie. Ils s'intéressèrent aux roues dentées monumentales. On entendait le tic-tac régulier de la machinerie.
Puis ils grimpèrent ensemble sur la terrasse, empruntant cette fois un petit escalier en bois. Ils contournèrent l'énorme cloche et découvrirent un magnifique paysage.
D'un côté, la forêt étendait sa verdure au soleil, de l'autre, les champs, les prés et le village semblaient assoupis dans la lumière. Tout apparaissait petit, vu de cette hauteur. Les voitures, on croirait des jouets et les promeneurs ressemblaient à des fourmis.
Quelques jeunes se trouvaient là aussi. Ils tournaient le dos à nos amis, appuyés contre le balcon de l'autre côté de la cloche.
Béatrice et François entendirent un bout de leur conversation. Cela les inquiéta fort. Ils semblaient prendre rendez-vous pour une étrange opération.
-On se retrouve ici, ce soir à neuf heures, dit l'un.
-Tu devras viser juste, lança un autre.
-Et tu ne disposeras que de quelques minutes. Il ne faudra pas la rater, ajouta une jeune fille.
-Que vont-ils faire ? chuchota François.
-Ils veulent peut-être tuer quelqu'un, imagina notre amie.
-Alors ce sont des voleurs. Il faut aller avertir la police.
-On ne nous croira pas. On n'est que des enfants.
-J'ai une idée, proposa Béatrice. Venons les espionner ce soir. Retrouvons-nous à neuf heures moins le quart, en bas, devant l'église.
-Cela ne va pas être facile, fit remarquer François.
-Non, cela ne sera pas facile, mais cela vaut la peine d'essayer. En tout cas, je veux tenter l'aventure, ajouta Béatrice.
- Moi aussi, décida le garçon.
-Alors, écoute. On s'arrange tous les deux pour sortir ce soir de la maison vers huit heures et demie et à neuf heures moins dix, on se retrouve là, regarde, sur ce petit mur qui entoure la pelouse de l'église.
-D'accord, affirma François. J'y serai. Même qu'en principe, à cette heure-là, papa et maman veulent que je reste dans mon lit.
- Moi, aussi, ajouta Béatrice. Mais je me débrouillerai pour être à l'heure au rendez-vous. Si les bandits viennent, on ira vite chercher les policiers. Ils les mettront en prison.
-On aura peut-être notre photo dans le journal.
Les deux amis se séparèrent. François retourna chez lui avec ses petites sœurs. Béatrice se précipita chez elle et arriva toute essoufflée.
-Excuse-moi pour mon retard, maman.
-Mais non, ma chérie. Il n'est que cinq heures dix et je t'attendais à six heures.
-Ah, tiens. J'ai pourtant entendu l'horloge de l'église sonner six fois déjà. C'est étrange.
Au soir, Béatrice se coucha assez tôt. Elle attendit que son papa et sa maman viennent donner leur dernier bisou et qu'ils ferment la porte de la chambre. Alors elle alluma sa petite lumière et lut un peu. Il était à peine huit heures du soir.
Puis elle prépara ses vêtements d'aventure : un vieux jean, un t-shirt noir, une veste et ses pantoufles de gym pour ne pas faire de bruit en descendant l'escalier.
Elle patienta dans son lit.
Quand elle entendit sonner le coup de la demi-heure à la cloche de l'église, elle se leva en silence.
Une fois habillée, elle ouvrit la porte et se faufila dans le couloir sombre. Son petit frère, Nicolas, le bébé, dormait en paix dans sa chambre. Surtout ne pas le réveiller, songea notre amie.
Puis elle entreprit la descente de l'escalier. Elle parvint à mi-chemin quand la porte du salon s'ouvrit. Béatrice fit la statue dans la demi obscurité. Elle vit son pon papa traverser le hall d'entrée et se diriger vers la cuisine. Elle entendit :
-Chérie, tu veux quelque chose à boire ?
-Oui, avec plaisir, répondit maman.
La fillette, le cœur battant toujours la chamade, resta immobile dans l'obscurité. Elle vit son père repasser de la cuisine vers le salon et refermer la porte derrière lui.
Hé oui, chers parents. Au soir, quand vous traversez le hall d'entrée, il vaut toujours mieux regarder si un de vos enfants ne traîne pas dans l'escalier...
Béatrice descendit les dernières marches, mais elle ne trouva pas la clé de la maison. Comment rentrer chez elle au retour?
Modifiant son plan, elle se dirigea vers la cuisine et sortit par la porte du jardin. Ses parents ne la ferment jamais à clé. Elle passa entre la façade et la haie du voisin.
Arrivée dans la rue, elle se dépêcha d'aller au rendez-vous. Il était neuf heures moins dix quand elle parvint devant le porche, au pied de la tour de l'église. François n'était pas encore là.
Il arriva trois minutes plus tard, tout essoufflé.
-En retard, grogna la fillette.
-Oui, un peu. Ma petite sœur Olivia est malade. Les parents ont fait venir le docteur et tout est décalé. Enfin, me voilà. Tu as vu quelqu'un entrer dans l'église ?
-Non, mais j'ai une mauvaise nouvelle, expliqua la fillette.
-Laquelle ?
-La porte de l'église est fermée.
-C'est normal à cette heure, souligna François. On aurait dû y penser. Comment allons-nous faire pour entrer ?
-Si les bandits réussissent à entrer, nous le pouvons aussi, fit remarquer Béatrice. Allons voir à la sacristie.
La sacristie est l'endroit contigu à l'église, où le prêtre revêt ses habits de cérémonie pour dire la messe.
Les deux enfants contournèrent le bâtiment et aperçurent la porte de cette sacristie. Elle n'était pas fermée à clé. Elle était même entrebâillée. Ils entrèrent et passèrent dans la grande nef.
La lune éclairait les vitraux rouges, bleus, verts, orange, jaunes qui, à présent, inondaient le sol et les colonnes de pierre grise d'un kaléidoscope de lumières étranges et sinistres. Le rouge semblait des taches de sang, le vert du pourri, le bleu et l'orange posés sur les deux amis pouvaient les faire passer pour des morts-vivants.
Ils se cachèrent derrière un large pilier, bien à l'abri des regards et attendirent.
Ce ne fut pas long. Trois minutes plus tard, ils entendirent une porte grincer. Quelqu'un venait. Un jeune homme entra dans l'église, accompagné d'une jeune fille. Une queue de cheval blonde dépassait de sa capuche.
La fille portait un gros sac dans ses bras. Le jeune homme tenait une valisette étroite et très longue. Ils ouvrirent la porte donnant dans l'escalier en colimaçon et montèrent vers le clocher.
-Tu as vu la valise du garçon ?
-Oui, souffla Béatrice.
-Ça ressemble...J'ai vu cela au cinéma, se souvint François. Ça ressemble à une valise dans laquelle on range un fusil.
-Oui, murmura notre amie. Et la fille portait peut-être des grenades ou une bombe dans son sac.
-Oui, peut-être une bombe, répéta François, impressionné. Mais, chut, tais-toi, quelqu'un d'autre arrive.
Un autre couple de jeunes gens entra dans l'église. Ils montèrent à leur tour vers l'horloge et la cloche. Eux transportaient une valisette et une grosse boîte noire.
Nos amis attendirent encore, mais plus personne ne vint.
L'horloge de l'église retentit dix fois. Pourtant, il n'était que neuf heures. Bizarre...
Béatrice et François empruntèrent l'escalier en colimaçon, sans bruit et dans l'obscurité.
Ils parvinrent dans la salle où se trouvait la machinerie. Personne. Tout était silence, sauf le « tic-tac, tic-tac » régulier de l'horloge.
Ils escaladèrent l'escalier en bois, assez raide, en évitant de le faire craquer pour ne pas se faire remarquer par les voleurs. Mais il grinçait quand même. Ils se hissèrent sur la terrasse.
Les quatre jeunes se trouvaient de l'autre côté de l'endroit où les deux enfants se tenaient à présent, au-delà de la petite construction en fer abritant la grosse cloche. Appuyés contre le balcon, ils regardaient tantôt vers la lune, tantôt vers la ville endormie.
Béatrice et François s'approchèrent à quatre pattes de la construction centrale et se glissèrent en rampant sous la cloche. Gardant le silence, ils écoutèrent la conversation des jeunes. Les paroles échangées confirmèrent à nos amis les mauvaises intentions de la bande.
-Tu crois que tu l'auras du premier coup ? demanda l'un.
-Je pense bien, répondit un autre.
-Vise bien, car tu ne disposeras que de deux ou trois minutes.
-Tu crois que c'est si court ?
-Il paraît, confirma une des filles.
-Bon. Je vais essayer de ne pas la rater. Et toi, tu es prête ?
-Je suis prête, répondit l'autre fille.
-Vise bien, insista un des garçons.
-Ne crains rien. Je ne raterai pas ma cible. Pas de problème.
Béatrice et François se regardèrent. De quoi ou de qui parlaient ces jeunes ? Ils manipulaient un fusil. Viser avec soin, l'avoir du premier coup, ne pas la rater...
-Ils vont tuer quelqu'un, conclut notre amie à mi-voix.
Il était grand temps de courir chez eux pour tout raconter aux parents et avertir la police.
Ils se tournèrent vers l'escalier en bois.
Hélas, tandis que François commençait à descendre, son amie, en rampant sous les ferrailles à son tour, toucha avec son pied la grosse cloche silencieuse à ce moment. Cela provoqua un léger « dong ».
Les jeunes se retournèrent et aperçurent la fillette.
-Tiens, tiens, s'étonna une des jeunes filles, nous avons une petite espionne.
Un instant, François songea à intervenir. Mais que pouvait-il faire, seul, contre quatre grands, armés de surcroît ? Béatrice était prisonnière, il risquait fort d'être pris lui aussi. Il valait mieux vite descendre et filer chez lui afin d'avertir ses parents et ceux de son amie du danger qu'elle courait à présent.
C'est ce qu'il fit.
Ce n'est donc pas par lâcheté qu'il abandonna sa copine, mais plutôt courageusement pour essayer de l'aider.
Sitôt sorti de l'église, il revint chez lui et entra au salon en trombe. Il raconta son aventure et la conversation entendue, en tremblant, car il risquait une forte punition pour être parti de la maison dans la nuit sans aucune permission.
Les parents de notre ami téléphonèrent à ceux de Béatrice qui vinrent aussitôt écouter le bref récit du garçon. Ils prévinrent alors la police et bien entendu monsieur le curé, car après tout, cela se passait dans son église.
Tout ce petit monde se dirigea vers la sacristie. Les policiers se précipitèrent dans l'escalier en colimaçon puis passèrent devant la machinerie de l'horloge. Ensuite, arme au poing, ils montèrent les marches en bois qui grincent et mènent au sommet de la tour.
Sitôt arrivés près de la cloche, ils lancèrent un « haut les mains » retentissant.
Les quatre jeunes gens se retournèrent, l'air fort surpris.
-Que faites-vous là ? Et lâchez ce fusil, crièrent les policiers.
-Nous n'avons pas de fusil, répondirent les jeunes.
-Que tenez-vous en main ?
-Un télescope.
-Un télescope ! Et pour quoi faire ?
-Pour regarder la lune. On va assister à une éclipse dans quelques instants. Nous nous sommes donné rendez-vous ici pour la filmer.
-Nous faisons un travail pour notre école, précisa une des jeunes filles. Une observation d'éclipse de lune. Nous avons d'ailleurs demandé une autorisation à monsieur le curé avant de monter au clocher.
-Tout juste, se rappela le prêtre. Ces jeunes sont venus me voir la semaine passée pour m'expliquer leur projet.
-Et nous avons confirmé le rendez-vous en dérèglant un tout petit peu l'horloge. Nous la faisons sonner un "dong" de trop depuis ce midi. Voyez notre matériel : caméra, télescope, appareil photo, etc...
Les policiers, monsieur le curé et les parents éclatèrent de rire et se tournèrent vers Béatrice et François, vraiment pas fiers de leur exploit.
Ils avaient pris ces quatre étudiants pour des bandits. Ils n'eurent pas leur photo dans le journal, mais la chance d'observer l'éclipse de lune depuis la plateforme du clocher.
Ils en ont gardé un bon souvenir.