N°1
Il pleuvait à torrents. Les pavés de la rue disparaissaient sous les flaques et la boue. Joliette marchait vers la cathédrale, et l'eau ruisselait dans ses yeux et le long de son cou. Quand inventera-t-on un vêtement à mettre au-dessus des autres et qui protègera de la pluie? se dit-elle en marchant.
Soudain, Joliette croisa une fillette de son âge. Dix ans, comme elle. Elle passait pieds nus dans la boue, vêtue d'une petite robe toute mouillée. Ses longs cheveux étaient plaqués sur le visage. Leurs regards se croisèrent un instant, semblant partager la même épreuve.
Joliette a des bottes. Une chance! Et elle habite une grande et belle maison en pierres grises. Son père, un homme cultivé, brillant, très riche et apprécié par tous, est maître bâtisseur de cathédrales.
Celle qui l'occupe en ce moment deviendra peut-être la plus grande église du pays. Il dirige un chantier de plusieurs centaines d'ouvriers. C'est un homme important et respecté, presque autant qu'un roi ou qu'un prince.
Nous sommes en l'an 1190.
Longeant les façades, Joliette parvint au pied du grand escalier qui précède le porche de l'immense cathédrale. Elle le gravit et entra dans l'impressionnant édifice.
Les murs, les colonnes, le toit, le sol en marbre de la grande nef, étaient déjà achevés ainsi que la plupart des vitraux. Des ouvriers s'affairaient aux trois grandes rosaces, celles à gauche et à droite du transept et celle au-dessus du porche, derrière elle à présent.
Partout des échafaudages encombraient l'espace. Des centaines d'hommes taillaient des pierres à coups de ciseaux, dans un fracas assourdissant. Quelques-uns levèrent les yeux au passage de la fille du maître.
-Bonjour, Petit Soleil, dirent certains d'entre eux qui la connaissaient mieux.
On l'appelle parfois ainsi, car Joliette naquit juste après une éclipse de soleil, le 15 juillet 1180. Elle poussa son premier cri de bébé lorsque le disque noir de la lune, glissant doucement, laissa apparaître le soleil.
Passant d'échelle en échelle, elle escalada l'échafaudage de la rosace de la Vierge, à gauche du transept. Elle venait d'y apercevoir son père, en grande conversation avec François, son maître vitrier actuel. Elle les embrassa, puis elle redescendit.
Elle sortit du bâtiment et suivit la ruelle qui mène au bas de la ville, près de la rivière, à la maison du mage Corbélius.
Personne ne répondit à ses coups de heurtoir, mais la porte était entrouverte.
-Corbélius ! Corbélius !
-C'est toi, Joliette ?
-Oui, mage.
L'homme s'approcha, imposant, majestueux, même un peu effrayant. On remarque d'abord son visage brun, maigre, cerné par des longs cheveux blancs et une barbe abondante. Toujours vêtu de tuniques noires ou blanches qui cachent ses pieds, il possède une prestance qui ne manque pas d'allure et qui fascine.
-Corbélius, montre-moi encore des images, s'il te plaît.
L'homme se déplaça vers une cheminée monumentale où brûlait un feu de braises. Il saisit un petit récipient en terre cuite peint en bleu et fermé avec soin avec un bouchon de liège. Il l'ouvrit et puisa une pincée de poudre qu'il répandit sur les braises.
Une image apparut. Une clairière dans la forêt. Des biches et des petits faons jouaient dans la lumière du soleil, au milieu des fleurs. Puis, tout disparut.
-Encore une, s'il te plaît. Une autre.
Le mage prit une deuxième pincée et la versa sur les flammes. Des hautes montagnes apparurent, couronnées de neiges éternelles. Des torrents sautaient de cascade en cascade.
-Comme c'est beau! s'écria la jeune fille. Je voudrais que mon père construise une cathédrale dans le pays des montagnes. Ainsi, je les verrais en vrai. Tu m'en fais encore une autre ?
Corbélius jeta une troisième pincée de poudre.
-Voici la cathédrale de ton papa. Abandonnée.
Apparut une immense église, qui ressemblait étrangement à celle que son père construisait, mais celle-ci était en ruines, les vitraux brisés, le toit écroulé.
-Quelle horreur! dit la jeune fille. Je ne veux pas voir cela. Cette image n'est pas vraie.
Le mage se taisait, immobile, près de la cheminée. Il observait Joliette.
-Corbélius, je voudrais réussir à créer des images comme les tiennes. Tu veux bien m'expliquer ?
-C'est simple, petite fille. Mais il faut posséder la poudre. Elle est extrêmement difficile à réaliser. Il faut rassembler des plantes rares, puis les réduire en poudre et enfin, les doser avec soin puis les mélanger.
-Tu veux bien m'apprendre ?
-Non, car c'est un secret.
-S'il te plaît ! Je te promets que je ne révèlerai le mystère de cette poudre à personne.
Le mage observa encore la jeune fille un instant en silence.
-Je veux bien, dit-il soudain. Mais tu dois d'abord me rendre un service.
-D'accord, demande-moi tout ce que tu veux.
-Bon. Viens par ici.
Il fit entrer Joliette dans un étrange atelier. Des tubes et des cornues contenaient des liquides de différentes couleurs qui dégageaient des fumées répandant une odeur piquante. Un laboratoire d'alchimie.
Sur une table en bois se trouvaient deux grosses pierres octogonales. Leur centre, creusé, vidé, contenait une sorte de cristal. Cela ressemblait à un œil ouvert.
-Porte ces deux pierres à la cathédrale et demande aux ouvriers de les placer, l'une au milieu de la rosace de la Vierge, à gauche du transept, et l'autre, au centre de celle du Christ ressuscité, au fond de l'église, au-dessus du portail d'entrée. Tu m'apporteras en échange les deux autres, déjà taillées à cet effet, et qui ne servent donc plus à rien.
-Et si les ouvriers ne veulent pas ?
-Joliette! Tu es la fille du maître bâtisseur. S'ils hésitent, il te suffira de dire que c'est un ordre de ton père.
-Elles sont lourdes.
-Glisse-les dans ce sac en cuir. Tu les porteras sur le dos. Prends-en une à la fois. Maintenant, à toi de jouer. Apporte-moi les deux pierres devenues inutiles, je t'apprendrai à fabriquer les images. Et n'oublie pas. C'est un double secret. Je veux que tu ne parles de la poudre et de l'échange à personne, pas même à ton père. Tu promets ?
-Je promets.
Le mage Corbélius glissa la première pierre dans le sac et aida la jeune fille à passer ses bras par les bretelles.
-Ouf, c'est lourd.
-Vas-y, dit-il.
Joliette remonta la rue qui mène à la cathédrale. La pluie avait cessé. Elle entra par la porte du transept, marcha droit vers le portail de la Vierge et escalada les échafaudages. Elle s'approcha des ouvriers. Elle repéra l'autre pierre octogonale avec facilité.
Maître François arriva.
-Que fais-tu là, Petit Soleil ?
-Il faut placer cette pierre-ci plutôt que celle-là au centre du vitrail, dit-elle d'une petite voix pas très rassurée.
-Cela m'étonne. Mais s'il s'agit d'un ordre de ton père... C'est lui le patron.
-Je peux prendre l'autre ?
-Oui, si tu veux. On n'en a plus besoin.
Joliette la glissa dans son sac et redescendit par les échelles. Elle retourna chez le mage et lui présenta la pierre.
-Très bien. L'autre, à présent.
Ce fut plus facile. François n'était pas là, et les ouvriers, habitués à respecter les ordres du maître, ne posèrent aucune question.
Notre amie revint chez Corbélius.
-Tu m'expliques pour la poudre ?
- Plus tard. Je dois m'absenter deux jours, mais à mon retour je t'apprendrai.
Joliette retourna chez elle un peu déçue, un peu penaude. Pourquoi le mage avait-il voulu changer ces pierres ? À quoi servait l'espèce d'œil en verre situé en leur centre ?
Faute d'éclairage suffisant, en 1190, les ouvriers travaillaient souvent du lever au coucher du soleil.
Le lendemain, à l'aube, un contremaître, chargé par le père de Joliette d'ouvrir la cathédrale, entra dans l'édifice, suivi assez vite par une centaine d'artisans de toutes sortes.
Le soleil parut à l'Est et monta lentement dans le ciel. Alors se produisit un phénomène étrange et impressionnant.
Tandis que la lumière du soleil éclairait le vitrail presque achevé de la Vierge, un faisceau lumineux, pareil à un laser, (mais cela n'existait pas à cette époque), parut sortir de la pierre octogonale centrale.
L'œil n'était autre qu'une puissante loupe, conçue par Corbélius et qui concentra l'énergie solaire en un point brûlant qui se déplaça de droite à gauche sur le sol du transept. Le mouvement, causé par l'ascension du soleil de l'horizon vers le ciel, dura moins d'une minute.
Le marbre clair, au sol, se trouva aussitôt carbonisé. Une ligne noire apparut, accompagnée de fumées. Elle commença à droite et s'étendit vers la gauche, passant à côté de l'autel monumental installé au centre de la croix que forment les cathédrales.
Les ouvriers, sidérés, observèrent l'étrange phénomène en silence.
Puis le travail reprit sur un ordre du contremaître.
Mais le phénomène se reproduisit vers midi. Un autre rayon, issu cette fois du centre de la rosace du Christ ressuscité, au-dessus du portail d'entrée, traça une ligne noire sur le sol. Elle alla de bas en haut, c'est-à-dire, du portail vers l'autel. Elle croisa la ligne du transept, dessinant ainsi une croix sur le sol de l'église, mais qui se forma à l'envers. Une croix inversée.
Les ouvriers, stupéfiés, et fort superstitieux en ce temps-là, hurlèrent leur peur.
-La croix du diable ! La croix de Satan !
-Le diable a tracé une croix de Jésus inversée sur le sol !
-L'enfer prend possession des lieux !
-C'est une cathédrale du diable ! Nous sommes tous maudits !
Ils se sauvèrent, abandonnant leurs outils, les sculptures inachevées, les pierres à moitié taillées, sur les tables et sur les tréteaux. Tous se répandirent dans la ville aux cris de « la cathédrale du diable », « vouée à Satan », « malheur à nous et aux habitants de cette cité ».
Le père de Joliette se précipita vers l'église, suivi par sa fille et accompagné par maître François. Déjà des gens, sortis de chez eux, se tenaient aux coins des rues, se rassemblant par petits groupes pour commenter l'évènement.
Une rumeur monta peu à peu de la ville. La peur se muait en colère. En plus, une forte pluie, accompagnée de grêle se mit à tomber, noyant les rues, causant des dégâts et échauffant les esprits.
Un vieil ouvrier, resté fidèle au maître bâtisseur, décrivit le phénomène de la croix de feu et en expliqua l'origine.
-Un rayon de lumière est sorti des nouvelles pierres octogonales que vous avez demandé de placer au centre des rosaces. Celles prévues à l'origine ne possédaient pas cette étrange œil central en verre. Nous les avons remplacées selon vos ordres.
-Moi ? s'étonna le père de notre amie. Je n'ai rien commandé de la sorte. Je ne suis même pas au courant de cet échange.
Joliette restait muette. Honteuse. Au bord des larmes. Tout était de sa faute. Elle n'osa rien dire. Elle se rappela les paroles du mage: "Un double secret". Elle hésita un instant, puis choisit de se taire, la peur au ventre.
Elle quitta l'édifice en courant et se rendit à la maison de Corbélius.
Quelques bougies faisaient trembler un peu de lumière sur la façade de sa maison sombre. Cela la rendait sinistre. Il n'était pas parti, contrairement à ce qu'il avait annoncé. Joliette entra sans frapper.
-Mage ! Que m'as-tu fait faire ? Toute la ville est en colère contre mon père. Ils disent qu'il construit une cathédrale du diable.
-Calme-toi et assieds-toi, petite fille. Edifier une maison de Dieu à cet endroit précis est un sacrilège, une insulte aux dieux d'autrefois.
-Je ne comprends pas, dit Joliette restée debout dans la pièce.
-Je vais t'expliquer, annonça Corbélius. Ton père élève cette cathédrale juste à l'endroit où se trouvait un dolmen, autrefois. Les druides, mes ancêtres, venaient y prier et officiaient des cérémonies au cours desquelles on sacrifiait des animaux, et parfois des humains, aux dieux de la terre, des eaux, des forêts et d'autres. L'évêque a ordonné à ton père de construire l'église juste à cet endroit, exprès, pour faire disparaître les anciennes religions.
Notre amie écoutait en silence, se balançant, nerveuse, d'une jambe à l'autre. Le mage poursuivit.
-Cette construction réveille la colère des dieux anciens. La grêle est tombée tantôt, détruisant des récoltes et tuant des bêtes dans les champs. Ils exigent une vengeance. Les dieux veulent que la cathédrale soit détruite.
Joliette, horrifiée, se rappela l'image que Corbélius lui avait montrée l'autre jour, avec l'édifice de son père en ruine.
-Les gens de la ville et des campagnes se rassemblent. La peur, mauvaise conseillère, les guide vers moi. Ils vont tôt ou tard venir me chercher. Je les attends. J'irai à la cathédrale en cortège avec eux. Nous y ferons un sacrifice, digne du sacrilège, et nous apaiserons les dieux. J'officierai cette offrande sur le maître autel, au centre du bâtiment.
La fillette catastrophée, abasourdie, tremblait. Son cœur battait la chamade.
-Va-t'en, cria le mage, et rappelle-toi ta promesse. Tu dois taire ce secret.
Notre amie retrouva la boue et les mauvais pavés des rues. Elle retourna chez elle. Elle pleurait.
-Où étiez-vous, mademoiselle Joliette ? Je vous ai cherchée partout.
Notre amie n'a plus sa maman, morte quand Joliette avait huit ans. Depuis, comme son papa se consacre à la construction de la cathédrale, l'œuvre de sa vie, et qu'il possède de gros moyens, elle dispose d'une bonne, une jeune fille aimable et souriante, qui l'accompagne souvent en rue et s'occupe d'elle à la maison.
-Venez, mademoiselle. Votre sac est prêt. Nous partons chez votre grand-mère, à Sombreuil.
-Pourquoi ? Que se passe-t-il ?
-La ville semble en révolte. On n'entend plus que cris et menaces dans les rues et sur les places. Les gens se comportent comme des fous. Votre père désire vous mettre à l'abri. Je vous attendais avec impatience. Nous partons immédiatement.
-Je veux parler à mon papa avant de partir, répondit Joliette, soudain décidée à révéler le secret.
-Il vient de quitter la maison.
-Cherchons-le.
-Nous n'avons pas le temps. Il viendra vous voir chez votre grand-mère à Sombreuil dans quelques jours.
-Mais je dois lui parler tout de suite. C'est très important. Cela ne peut pas attendre.
-Nous passerons par le chantier en partant. Venez. Vous l'y verrez sans doute.
Hélas, notre amie ne trouva pas son père en fuyant dans les rues, accompagnée par sa bonne qui la pressait, terrifiée à l'idée de rencontrer des gens qui les auraient reconnues. Elles quittèrent la ville à pied. La maison de la grand-mère se trouvait à une dizaine de kilomètres, au centre d'un village.
En chemin, elles croisèrent des groupes de paysans qui, fourche ou faux en main, se rendaient à la ville, le regard dur, la colère au cœur. Certains portaient même des lourdes masses à l'épaule, bien décidés à détruire la cathédrale.
Soudain, un cri retentit. Un cri venu de partout, sorti de toutes les bouches, un cri unanime.
-Allons chez le druide !
-Corbélius va sauver notre cité !
-Tous chez le mage !
Ils formèrent bientôt un long cortège. Hommes, femmes et enfants, certains avec des armes de toutes sortes, dévalèrent la rue menant chez lui, martelant les pavés de leurs sabots et les façades de leurs cris.
Ils s'attroupèrent devant la maison de Corbélius.
Le mage attendait cet instant. Ils savourait son triomphe. Restait à galvaniser cette foule, à attiser sa colère, puis à la retourner contre la cathédrale, tel le ressac de la mer, frappant la falaise.
Il sortit au balcon, tunique blanche et cape noire à larges manches. Cela provoqua un grand cri de ralliement qu'il apaisa d'un geste ample.
-Peuple de la ville, peuple des campagnes, je comprends ta juste fureur. Le malheur s'abat sur vous et sur vos enfants. La grêle va détruire vos récoltes. Vos bêtes vont mourir, l'une après l'autre. La peste noire envahira le pays. Le feu du ciel brûlera vos maisons. Malheur sur vous tous !
Corbélius se tut un instant. Le temps de mesurer l'impact des mots de haine qu'il venait de prononcer.
-Je sais la cause et le remède. La cause, c'est cette cathédrale, bâtie sur l'emplacement d'un dolmen, lieu de prière des druides, mes ancêtres. Les dieux de la terre, des forêts et des bois sont en colère. Le remède? Faire un sacrifice, un sacrifice que j'accomplirai moi-même, pour vous, tantôt, avant la nuit, sur l'autel de l'église du diable. Mais le sacrifice devra être à la hauteur de l'offense faite aux dieux. Nous leur immolerons un humain, une fillette. Joliette! Allez la chercher et apportez-la moi à la cathédrale avant la tombée du jour.
Certains paysans, venus des champs, l'avaient aperçue qui fuyait chez sa grand-mère avec sa bonne. Une troupe se forma, échevelée, suant la haine. Ils les rattrapèrent bien vite.
La pauvre jeune fille ne put rien faire face à ces hommes ivres de colère. Ils la laissèrent, rouée de coups et désolée, le long de la route.
Notre amie, sitôt ligotée, fut emmenée vers la ville en folie.
La nuit allait venir dans une heure. La troupe enragée entra dans la cathédrale déjà envahie par la foule. Ils posèrent notre amie terrorisée sur le maître-autel.
Corbélius fit son entrée. Il fendit la masse humaine d'une lenteur majestueuse et calculée, attisant encore la peur, les cris et la haine. Il fit face derrière le maître-autel.
Joliette pleurait. Il défit ses liens mais lui ordonna de rester couchée sur la pierre, bien en vue de tous et de toutes qui hurlaient à présent.
Puis, d'un geste solennel, il les fit taire.
François, le maître vitrier, présent, observait horrifié la scène du fond de la cathédrale. Il sortit et se précipita chez le père de notre amie.
Celui-ci, croyant sa fille à l'abri et en sécurité à Sombreuil chez la grand-mère, hésitait. Quelle attitude adopter face à la révolte ? Fallait-il appeler les gendarmes ou préférer attendre que ce feu de colère se calme de lui-même ?
François décrivit en quelques mots le drame qui se jouait, et dont Joliette était l'innocente victime.
Le maître bâtisseur cherchait à protéger son œuvre, mais en apprenant la nouvelle tournure des événements, il n'hésita plus une seconde. Le père, atterré, ne songea plus qu'à sauver sa fille.
Il saisit une arbalète et courut avec son ami à la cathédrale.
Ils entrèrent tous deux par la grande porte. La foule ne les reconnut pas. Personne ne leur prêta attention. Tous se tournaient vers l'autel où Corbélius se tenait. Le père de notre amie escalada l'échafaudage qui mène à la rosace de l'entrée, celle du Christ ressuscité.
Il régnait à présent un silence impressionnant, presque étouffant. Chacun semblait retenir son souffle, la bouche ouverte, tel un cri muet.
Le mage laissa tomber sa cape noire derrière lui, d'un geste ample. Vêtu de blanc, comme les druides d'autrefois, il leva une serpe d'or bien haut. Tous les yeux étaient fixés sur elle.
Le père de Joliette tendit la corde de son arbalète et visa avec soin. Le carreau partit. Il fendit l'air au-dessus des milliers de têtes, traversant la grande nef. Il perça le poignet de Corbélius, qui poussa un cri et lâcha la serpe. Elle tomba sur le sol.
-Le second carreau se plantera dans ton cœur, cria le père de notre amie.
Sa voix dominait puissante, autoritaire, implacable, le silence stupéfié.
La foule se tourna et observa le maître bâtisseur juché sur l'échafaudage, illuminé par les derniers rayons du soleil couchant qui faisaient flamboyer le vitrail juste derrière lui.
-Je te donne une heure pour quitter la ville. Je t'en bannis à jamais.
Le mage s'enfuit, laissant la jeune fille sur l'autel et la serpe d'or au sol.
-Quant à vous, poursuivit le père de Joliette en s'adressant à la foule, je vous attends demain à l'aube à vos postes d'ouvrage. Si vous ne venez pas, des centaines d'autres artisans se bousculent au portillon.
Le maître constructeur descendit par une échelle, fendit la masse humaine qui s'écarta avec respect pour le laisser passer. Parvenu à l'autel, il prit sa fille dans les bras.
-Il n'y a aucun diable ici. Je ne vois que pureté et innocence. Retournez chez vous.
La cathédrale se vida entièrement. Notre amie pleurait, appuyée contre l'épaule de son père. Elle vit la foule s'écouler comme un fleuve vers la ville. Elle lui raconta le secret des pierres octogonales en terminant par un vibrant pardon, noyé de larmes.
Les ouvriers revinrent à l'aube. Chacun retrouva son calme. Au loin, les blés se redressaient après l'orage. Les paysans rassurés, revenus chez eux, reprirent leurs patients travaux des champs et des étables.
Joliette s'éveilla tôt. Son papa l'appelait. Ils quittèrent la maison aussi vite. Ils marchèrent à pas rapides, en silence, jusqu'à la cathédrale que le soleil illuminait de ses feux. Ils entrèrent.
Notre amie se demanda, tout le long du trajet, quelle pouvait être la raison de cette précipitation. Elle n'allait pas tarder à le savoir. Ils s'arrêtèrent devant François occupé à donner des ordres à ses artisans.
-Voici la fautive, dit le père de Joliette à son ami.
Elle dut répéter au maître verrier la demande du mage, la promesse échangée, le sceau du secret.
François regarda Joliette un long moment dans les yeux.
-Je dois démonter les deux vitraux concernés. Nous allons perdre trois semaines. Je détruirai moi-même les pierres de Corbélius. Toi, jeune fille, tu vas retourner à sa maison. Elle est abandonnée, tu ne risques rien. Et tu m'apporteras les deux pierres, centres de rosaces, que tu y as bien innocemment amenées. C'est ta punition.
-Une punition bien légère, fit le père de Joliette.
-Ta fille a dix ans, cher ami. Corbélius a abusé de son innocence, de sa naïveté.
Notre amie, le cœur léger, fit ce qu'on lui demandait. Elle remercia Maître François.
Et la cathédrale, splendide, dressait ses tours, ses murs et les dentelles de ses vitraux vers le ciel.
L'aventure n'est pas finie. Retrouve ton amie Joliette dans la 2e partie : "Le prince de la lune".