N°10
C'était un des plus beaux jours de l'été. La guirlande des dunes, que décrit si bien le poète Emile Verhaeren, déroulait ses sables piquetés de chardons et d’oyats, entre le Coq sur mer et Wendune.
Jean-Claude, onze ans et sa sœur Christine, dix ans, grimpèrent au sommet de la plus haute dune entre les deux plages. Philippe, le meilleur ami de Jean-Claude et Véronique, l'amie de Christine, les accompagnaient.
À gauche s'étendaient la mer du Nord et ses bateaux, jusqu'à l'horizon. Il faisait tellement beau qu'on croyait pouvoir apercevoir les côtes anglaises, mais la grande île se trouve trop loin et reste invisible depuis les plages belges.
De l'autre côté nos quatre amis pouvaient observer les tours carrées de Lissewege et de Damme, ainsi que le beffroi et les églises de la grande et belle ville de Bruges. Tout à coup, juché sur une dunette, Jean-Claude se mit à déclamer :
-Avec des cathédrales pour uniques montagnes et de noirs clochers comme mâts de cocagne…
-Bravo! complimenta Christine.
Philippe enchaîna :
-…Où des diables en pierre décrochent les nuages. Avec le fil des jours pour unique voyage et des chemins de pluie pour unique bonsoir.
-Ravissant, ravissant, s'écria Véronique. Tu viens d'inventer cela, Philippe ?
-Non, je n'ai pas écrit ces vers, répondit le garçon. On a appris cette poésie en classe. Jaques Brel en est l'auteur. Mais puisque cette perle sublime dans ce paysage splendide te plaît, cela mérite un bisou de mon amie.
-Certainement pas, s'indigna Véronique.
Elle se mit à courir, pieds nus comme toujours, en direction de la plage, dévalant le sable des dunes. Son copain la poursuivit en riant. Ils sont bons amis.
Tout à coup, la jeune fille tomba sur le sol en poussant un cri. Ses amis se précipitèrent pour l'entourer. Elle saignait au niveau de la cheville. Une barre de fer pointait hors du sable de la dune.
-C'est dangereux, fit remarquer Christine. Tu aurais pu te faire plus mal et t'entailler encore plus sérieusement.
Ils entreprirent de dégager le morceau de fer pour que d'autres enfants ne s'y blessent pas. Creusant avec les mains dans le flanc de la dune, ils sortirent des sables un coq d'église ! Il semblait en bronze. Un coq girouette comme on en voit au sommet des clochers.
Une face du coq était lisse, tandis que de l'autre côté, on pouvait déchiffrer une forme géométrique sur les plumes ébauchées du coq. Le dessin formait un triangle rectangle, posé en équilibre sur son angle droit. Quelques lettres apparaissaient aux trois sommets : un L à gauche, un S à droite et un D en dessous. Des traits pointillés partaient du D et s'arrêtaient au centre du triangle près d'un O et d'un X, gravés côte à côte.
Les quatre amis, intrigués par leur découverte décidèrent de ramener le coq chez les parents de Jean-Claude et Christine, qui louaient un appartement pour deux semaines près de la digue du Coq sur mer.
Les parents trouvèrent cet objet très intéressant et se demandèrent même si les enfants pouvaient conserver cela pour eux.
Le lendemain, la pluie s'invita, comme parfois en été, à la mer, en Belgique. Pluie, vent et froid. Les parents proposèrent une balade à Damme, le long du canal qui va de Bruges à Sluis, un des très beaux paysages de Flandre.
À Damme, ils commencèrent par visiter le musée. Ils assistèrent à une petite conférence tenue par le conservateur. Celui-ci expliqua qu'une exposition temporaire, centrée sur la période de la lutte pour la liberté, en 1579 particulièrement, rehaussait les collections présentes.
-À cette époque, dit-il, Guillaume d'Orange luttait contre Philippe II d'Espagne. Philippe, fils de Charles Quint, régnait depuis son palais de l'Escorial près de Madrid, sur cette partie de la Flandre que l'on n'appelait pas en ce temps la Belgique, car elle n'existait pas encore. Venues du Nord, et s'infiltrant vers les terres basses des polders, les troupes de Guillaume d'Orange tentaient de lutter contre l'occupant espagnol. Ils soutenaient la révolte des gueux. Leur porte-drapeau s'appelait Thyl Ulenspiegel, toujours accompagné par son amie Nele, son amoureuse aux longs cheveux blonds. À eux deux ils symbolisaient la liberté et le courage.
Le conservateur s'interrompit et dessina un triangle au tableau.
-À ce moment-là, expliqua-t-il, le fleuve Zwin n'était pas encore ensablé. Les bateaux pouvaient en remonter le cours jusque Damme, et même jusque Bruges. Ils se guidaient la nuit grâce à des feux allumés sur les tours carrées des grandes églises disséminées dans les campagnes.
À l'extrémité gauche du triangle, il écrivit un L, comme Lissewege. À droite il traça un S, comme Sluis. Au sommet inférieur, il ajouta la lettre D, comme Damme.
Nos quatre amis écoutaient, se sentant de plus en plus concernés et intéressés par l'exposé.
-Ces trois villes, et leurs trois églises, sont caractérisées par un clocher trapu et plat à leur sommet. Elles forment un ensemble qui servait de phare, la nuit, aux bateaux, grâce à des feux allumés au sommet de leur tour. Ces feux, je vous le disais, guidaient les navires et les aidaient à s'orienter.
Au centre du triangle, il écrivit un O, comme Oostkerke.
-Oostkerke est un village proche de Damme, poursuivit le conservateur, et entre Oostkerke et Damme, devaient exister des petits canaux et même des canaux souterrains, aujourd'hui en grande partie disparus...
Les quatre amis se regardèrent, intrigués.
-À la tombée du jour, on déchargeait en secret les grands navires venus des Pays-Bas sur des petits bateaux ou des barques à fond plat. Les gueux y cachaient les fusils, les balles, la poudre à canon, et les pièces d'or destinées à payer les mercenaires. Ces barques emmenaient tout cela pendant la nuit, vers les cachettes des résistants. Certains de ces canaux étaient souterrains, et l'un d'entre eux conduisait même jusqu'ici, en-dessous du bâtiment où vous vous trouvez pour l'instant. D'ailleurs, ajouta le guide, lors de grandes marées, on peut encore ressentir ici le ressac des lames de fond de l'océan voisin, car ce dernier canal existe encore.
Nos amis écoutaient cette conférence avec une très grande attention. Le triangle qu'ils venaient de découvrir sur leur coq des dunes représentait peut-être des souterrains ou des chemins suivis par ces gueux. Ils s'interrogèrent du regard. Et si, par hasard, ils tenaient la piste d'une cache d'armes ou d'un trésor ?
Jean-Claude demanda s'il existait encore des cartes de ces souterrains. Le conservateur répondit que ces plans étaient perdus.
-Soit ils sont perdus depuis longtemps, ajouta-t-il, soit ils ne furent jamais, à ma connaissance, écrits sur du papier. Afin que cela ne tombe pas entre les mains de l'ennemi espagnol, certains gueux gravèrent, paraît-il, ces plans sur des coqs d'églises.
Nos amis ébauchèrent un sourire. Philippe posa une autre question.
-Peut-on visiter ces canaux souterrains ?
-Non, répondit le conservateur. L'accès est interdit. Ce serait d'ailleurs dangereux d'y aller, car ces anciens souterrains peuvent s'écrouler à tout moment, surtout celui qui vient d'Oostkerke et qui passe sous le canal avant de se terminer ici, dans les caves de ce bâtiment.
-Et les carolus? demanda Véronique. Vous en exposez quelques-uns.
-Les carolus, c'étaient les pièces d'or frappées à l'effigie de Charles-Quint. Cela servait de monnaie à cette époque pour payer les soldats ou les mercenaires et leurs armes.
Après la visite, les quatre amis firent une longue balade le long des canaux avec les parents.
Revenus à l'appartement, les enfants étalèrent une carte routière sur la table du salon. Ils décalquèrent le dessin observé sur leur coq. Ils le comparèrent au triangle formé par les trois villages L. D. S. Les traits semblaient correspondre à des canaux. Au centre se trouvait cet endroit marqué d'un X sur le coq. Selon la carte cela indiquait une ferme-château. De là partaient des pointillés… dont la signification demeurait mystérieuse, et qui semblaient aboutir à Damme.
-Si on pouvait trouver cette maison, suggéra Christine, ou ce bâtiment marqué d'un X… Je parie qu'un souterrain y trouve son origine.
-Tentons d'y aller à vélo, proposa Jean-Claude.
-D'accord, répondit Philippe, allons-y demain. La chasse au trésor, j'adore.
Le lendemain, il faisait un peu meilleur. Les quatre amis partirent à vélo. Mais impossible d'aller droit au but. Les chemins longent les canaux, et les ponts pour les traverser brillent par leur absence. Ils progressèrent en zigzag et parvinrent enfin le long du grand canal qui va de Damme à Sluis.
Il fallait passer sur l'autre rive, mais aucun pont de nouveau, n'était en vue. À l'endroit où ils venaient d'aboutir se trouvait une barque. Dans la barque, une jeune fille blonde, de leur âge, lisait un livre. Elle avait placé un écriteau, écrit en néerlandais, le long du chemin de halage. « Vragen om over te varen. 50 cents ».
-Empruntons sa barque, profitons du raccourci, proposa Philippe.
-D'accord. Comptons notre argent, dit Christine.
-Moi, je n'ai rien, avoua Jean-Claude. Pas un centime.
-Moi non plus, constata sa sœur.
-J'ai juste deux euros! annonça Véronique.
-Parfait. Tu veux bien les prêter ?
-Certainement, répondit leur amie en souriant.
Jean-Claude s'approcha de la jeune fille et lui adressa la parole dans le néerlandais qu'il avait appris à l'école. Il demanda s'il pouvait passer.
Elle expliqua qu'ils pouvaient traverser pour un demi-euro par personne plus un autre demi-euro pour chaque vélo.
Le garçon remonta près des copains.
-C'est une voleuse, cette fille. Elle veut deux euros pour nous et deux euros pour les vélos !
Les amis hésitèrent un instant, puis Jean-Claude eut une idée.
-Je retourne la prendre par les sentiments. Vous allez voir, je vais réussir.
Il s'approcha de nouveau de la jeune fille.
-Si tu voulais nous faire plaisir, tu nous ferais traverser. Nous ne possédons que deux euros. On se privera de manger pour te payer. Nous aurons faim, mais tant pis.
Elle répondit que pour deux euros elle ferait passer les deux filles et leurs vélos, et que les garçons pouvaient faire le tour par le pont situé à six kilomètres. Jean-Claude, un peu dépité, remonta sur la berge où les autres l'attendaient.
-Je vois que ton charme ne fonctionne pas comme tu l'espérais, dit Philippe. Mais là où le sentiment échoue, l'intelligence réussit parfois.
-Que veux-tu dire ? interrogea Jean-Claude.
-Je m'explique. J'ai lu la vie de Thyl Ulenspiegel que le directeur du musée a évoquée lors de sa conférence. Un jour, Thyl marchait au bord d'un canal comme celui-ci, et il voulait le traverser. Nele, son amoureuse, se trouvait de l'autre côté de l'eau. Mais Thyl n'avait pas d'argent. Il s'approcha du passeur d'eau et lui dit :
-"L'ami, si tu me conduis de l'autre côté, je te dirai un secret qui te fera gagner beaucoup d'argent."
Curieux et intrigué, le passeur fit passer Thyl sur l'autre rive du canal. Quand il arriva près du bord, le héros des gueux sauta sur la berge et s'écria :
-"Merci bien. Voici mon secret: Si tu veux gagner beaucoup d'argent, fais-toi payer avant de faire traverser les gens."
-Je vais tenter cette affaire avec cette petite fille, ajouta Philippe. Ça devrait glisser comme une lettre à la boîte.
-Tu ne crois pas qu'elle nous a entendus ? s'inquiéta Véronique.
-Non, et puis cela m'étonnerait qu'elle comprenne le français, de tout façon.
Philippe s'approcha de la jeune fille et lui parla en néerlandais.
-Bonjour. Nous ne disposons que de deux euros. Mais si tu veux bien nous faire passer de l'autre côté, je te dirai un secret qui te fera gagner beaucoup d'argent. Cela t'intéresse ?
La fille regarda notre ami d'un air malicieux, puis elle répondit qu'ils pouvaient venir.
Ils montèrent tous les quatre dans la barque, avec les vélos, et ils traversèrent le canal sans rien débourser. Philippe, évidemment pavoisait.
Arrivés de l'autre côté, ils sautèrent sur la rive et reprirent leurs vélos.
-Voilà, sourit notre ami, si tu veux gagner…
Mais la jeune fille l'interrompit et dans un français parfait, elle ajouta :
-Si je veux gagner beaucoup d'argent, je dois me faire payer avant de traverser les gens.
-Comment le sais-tu? demanda Philippe.
-D'abord parce que je suis née près d'ici. Je connais l'histoire de Thyl Ulenspiegel aussi bien que toi. En plus, ajouta la jeune fille, je m'appelle Nele. Enfin, je parle très bien le français. Je m'amuse bien avec vous. Cela me valait les deux euros.
Ils éclatèrent tous de rire et se serrèrent la main.
-Que faites-vous dans ce coin ? demanda-t-elle.
-Nele, expliqua Jean-Claude, nous cherchons une maison, plus précisément un manoir, qui se trouverait en pleine campagne entre Lissewege, Damme et Sluis. Tu vois la grosse maison en briques, avec un mur autour et une vieille tour au fond du jardin, cela pourrait bien être là.
-Pourquoi cherchez-vous à visiter cette demeure ? demanda Nele.
-Nous pensons y découvrir des anciens souterrains. Nous en possédons peut-être les plans.
-Eh bien, venez, proposa la jeune fille, j'habite là.
-Génial, se réjouit Christine. Quelle chance nous avons eue de te rencontrer !
-Je prends mon vélo, là, près des arbres. Suivez-moi.
Elle les conduisit jusqu'à sa maison. Un gros chien aboyait derrière la grille d'entrée.
-Couché, commanda Nele.
La bête féroce s'éloigna.
-Vous pouvez entrer mes amis, la voie est libre.
Ils entrèrent tous dans la propriété. La mère de Nele, une dame charmante, les reçut fort gentiment. Elle leur proposa même une visite de la tour, mais un autre jour, le lendemain, par exemple, car maintenant sa fille devait partir et sa maman aussi. Un rendez-vous fut donc pris pour le jour suivant.
Le lendemain, quand Nele accueillit nos amis, ils lui montrèrent le plan décalqué sur le coq des dunes. Partageant leur découverte, ils lui expliquèrent que selon eux, le souterrain secret devait partir de la tour qui jouxtait la maison.
-Nous pensons qu'il va peut-être jusqu'à Damme.
Leur nouvelle amie, passionnée par cette aventure, n'osait pas visiter ce souterrain parce que sa mère le lui interdisait. Et de toute façon, elle craignait de le visiter seule. Mais avec eux quatre, tout devenait possible.
La mère de Nele arriva. Elle tenait une grosse clé en main. Puis tous traversèrent le jardin. Ils s'arrêtèrent au pied de la tour construite en briques assez anciennes et en partie couverte de lierre. Elle ne possédait qu'une porte, que la maman ouvrit avec la grosse clé. La charnière en fer grinça et nos amis passèrent à l'intérieur du bâtiment.
Comme Philippe s'apprêtait à descendre, la dame l'arrêta.
-Non, non, ne va pas là. Ça conduit dans des souterrains dangereux. D'ailleurs, respire, ça sent très mauvais. L'eau stagne dans ces vieux passages boueux. Il ne faut pas s'y balader. On s'y perdrait. Et c'est infesté de poissons morts, de pourriture et sans doute de rats. Viens, je vais plutôt te montrer le paysage.
Ils montèrent au sommet de la tour, et là, ils découvrirent une vue splendide sur la plaine de Flandre. On apercevait l'énorme tour trapue de Lissewege et la tour massive de Damme. Au loin, on devinait celle de Sluis, à l'horizon. Le clocher pointu d'Oostkerke se dressait tout près.
Oui, le plan gravé sur le coq des dunes correspondait parfaitement à l'endroit où nos amis se trouvaient.
Après un goûter délicieux et généreux, la jeune fille reconduisit nos amis jusqu'à la grille de la propriété.
-Écoute, Nele, nous voudrions visiter ce souterrain. Je parie qu'il cache un trésor, affirma Jean-Claude. Veux-tu venir avec nous ?
-Oh oui, cela me passionne. Et seule, je n'oserai jamais.
-Seulement, voilà, il ne faudra pas en parler à ta mère. Elle va nous interdire de le faire.
-D'accord, promit leur nouvelle amie.
-Ton chien risque d'aboyer dans la nuit et nous faire repérer, fit remarquer Christine.
-Enfin, il faudra que tu obtiennes la clé de la tour, ajouta Philippe.
-Le chien, je m'en occupe, confirma Nele. Il m'obéit parfaitement. Il se taira. Vous autres, passez par le mur. Voyez, là-bas, près de la tour, il est moins haut. Vous devrez l'escalader. Moi, je me débrouille pour avoir la clé. On se donne rendez-vous quand ?
-Que dirais-tu de ce soir à minuit ? proposa Philippe.
-Oui, à minuit, calcula Christine. Nos parents vont souvent se coucher vers dix heures trente. Le temps qu'on arrive à vélo, il sera minuit. Cela te va ?
-Parfait, conclut la jeune fille. Pour minuit moins cinq, je vous attendrai ici dans le jardin. J'enfermerai mon chien et j'aurai la clé en main.
-Génial, déclarèrent les quatre amis.
Tous s'embrassèrent et chacun retourna chez soi.
Le lendemain soir, nos amis attendirent d'abord que les parents de Jean-Claude et Christine se soient retirés dans leur chambre. Comme les quatre enfants partageaient la même pièce, ils bavardèrent tout bas pour passer le temps et ne pas s'endormir.
Vers onze heures moins le quart, toutes les lumières s'éteignirent. Tous quatre s'habillèrent de sombre : jeans foncés, t-shirts noirs, baskets ou pantoufles de gymnastique. Ils sortirent sans bruit de la chambre. Ils traversèrent l'appartement endormi, emportant une lampe de poche et une clé afin de pouvoir rentrer chez eux après l'expédition.
Ils descendirent dans le hall et saisirent leurs vélos. Ouvrant la porte extérieure, ils constatèrent qu'il pleuvait. Ils allaient être trempés. Tant pis ! Après tout, dans le souterrain, de l'eau sale les attendait et ils seraient quand même mouillés.
Nos amis pédalèrent rapidement le long des routes. La pluie ne cessa pas pendant tout le trajet. Ils arrivèrent trempés et glacés, vers minuit moins dix, en vue de la propriété des parents de Nele.
Ils cachèrent leurs vélos dans l'herbe haute et s'approchèrent du mur de briques de l'enceinte. Ils durent franchir un fossé profond et sale pour atteindre l'endroit où Nele les attendait, près de la tour. Après l'eau du ciel, ils pataugèrent jusqu'aux genoux dans l'eau vaseuse du fossé. Mais l'aventure, c'est l'aventure.
Ils escaladèrent le mur sans trop de difficulté. Quelques fissures et de-ci de-là, une brique qui manquait parfois, permirent de poser le pied ou de s'accrocher avec les mains. Arrivés au-dessus, ils aperçurent Nele qui les héla tout doucement.
-Descendez !
-Le chien, le chien, s'inquiéta Véronique.
-Pas de problème, il dort dans un coin du salon. Je vous attends.
Ils sautèrent tous les quatre dans le jardin. Leur amie tenait la clé de la tour en main.
-Venez, on y va.
Elle ouvrit la porte en fer. Elle la poussa doucement pour qu'elle ne grince pas trop, et elle referma derrière eux. Christine alluma sa lampe de poche. Nele tenait la sienne. Deux lampes suffisaient pour tenter l'aventure.
Véronique emportait un petit sac à dos. Elle n'en avait pas donné le motif.
Ils descendirent l'escalier sombre, et bientôt, entrèrent dans l'eau. Elle leur vint tout de suite jusqu'à la ceinture. Une eau particulièrement noire, salée, poisseuse, malodorante et froide. De l'eau saumâtre. À gauche et à droite, les murs de briques du souterrain étaient couverts de mousse et d'algues. On apercevait aussi quelques coquillages et des moules accrochées un peu partout.
Ils pataugeaient, pas à pas, dans cette eau, à la lueur des lampes de poches, dans une ambiance sinistre, impressionnante. Ils allaient, l'un derrière l'autre, en silence. À certains endroits, la voûte un peu fissurée faisait peur. Parfois, sur le sol, ils marchaient sur quelque chose de dur, une brique tombée, une pierre, une planche pourrie…
L'obscurité les observait, avec ses grands yeux noirs.
Ils avaient parcouru environ cinquante mètres quand ils arrivèrent à un carrefour. D'après le pointillé du plan, il fallait obliquer un peu à droite. Cela ne correspondait pas tout à fait. Ils prirent à droite quand même. Véronique ouvrit son sac et posa un bonbon dans une fente entre deux briques.
-Pourquoi mets-tu des bonbons à cet endroit ? demanda Jean-Claude. Tu nourris les rats ?
-Je fais comme le petit Poucet, afin qu'on puisse revenir sans se tromper. Je ne voudrais pas me perdre ici dedans.
-Bravo, Véronique, murmura Philippe. tu es géniale. Quelle bonne idée ! J'avais songé à prendre de la craie pour marquer notre chemin, mais je l'ai oubliée. Fabuleux, cela vaut un bisou.
Son amie recula.
-Je ne veux pas de bisou, dit-elle en riant. Avance et passe devant. Je te suis.
Nos amis découvrirent plusieurs tournants et quelques carrefours. Bien souvent, ces affluents vers la gauche ou vers la droite apparaissaient écroulés. Véronique y plaça chaque fois un de ses bonbons.
Ils progressaient, toujours dans l'eau, avec prudence. Parfois elle venait jusqu'aux genoux, mais souvent elle leur montait jusqu'au torse. Elle était froide, noire, sale, et sentait le poisson pourri. Pas amusant !
Le temps passait. Ils avaient à présent parcouru plusieurs centaines de mètres. Il était plus d'une heure du matin.
Ils arrivèrent à un endroit où le sol et la voûte descendaient. Bientôt, ils ne resta plus entre la surface de l'eau et le plafond que l'espace de leurs têtes. À cet endroit, ils s'enfonçaient dans la vase jusqu'au cou. Cela se prolongea sur environ trente mètres. Nos amis faillirent renoncer. Puis le souterrain remonta légèrement. Ils comprirent qu'ils venaient de passer en-dessous de quelque chose. Sans doute le canal, ce fameux canal qui va de Damme à Sluis. Ils n'en étaient pas certains.
Après avoir progressé encore une centaine de mètres, le souterrain s'élargit et ils virent, sur le côté droit, une sorte de petit quai. Sur ce quai se trouvaient les débris d'une vieille barque. Première découverte intéressante.
En même temps, Christine, qui portait des sandales de gym aux semelles assez fines car bien usées, sentit quelque chose de ferme et tranchant sous ses pieds. Elle plongea et sortit de l'eau une sorte de sabre ou d'épée, assez rouillé. Heureusement que leurs parents les vaccinaient contre le tétanos, avec des enfants comme eux, qui préféraient jouer dehors que derrière un ordinateur. Elle le posa sur le quai. Deuxième belle découverte !
En observant un peu plus haut que le quai, avec les lampes de poche, ils remarquèrent deux marches d'escalier, et là, dans une anfractuosité creusée dans la roche, se trouvait une seconde barque, moins pourrie que la première. Probablement parce que l'eau amenée par la marée y montait moins souvent ou restait moins longtemps à son niveau.
Ils se hissèrent hors de l'eau sur le quai tous les cinq. Il leur fallut se mettre à quatre pattes et même presque ramper à cause de la voûte assez basse. Ils examinèrent cette barque encore en bon état et ils y trouvèrent un coffret.
-Un trésor! s'écria Jean-Claude.
-Attends, proposa Christine, je vais essayer de l'ouvrir.
Elle glissa la lame de son canif, qu'elle emporte toujours avec elle, et réussit sans grande difficulté à entrebâiller le couvercle. Nos amis aperçurent une dizaine de pièces d'or, des carolus ! En plus se trouvait un rouleau, scellé d'un cachet de cire. Le sceau ne tenait plus. Ils déroulèrent le document et tentèrent de le lire à la lueur de leurs lampes de poche. Ils découvrirent une belle écriture en néerlandais.
-C'est plein de fautes, s'étonna Véronique.
-Ce n'est pas plein de fautes, expliqua Nele, parce que ce n’est pas du néerlandais contemporain, mais du néerlandais ancien. Regardez !
Elle lut tout haut.
Ik, Guillaume van Orange, Prins van…
-Guillaume d'Orange ! Une lettre de Guillaume d'Orange, les amis. Il écrit à ses soldats. Il leur annonce qu'il va leur fournir des armes et du renfort.
Les enfants admirèrent la signature du prince au bas du document.
-Magnifique, murmura Véronique.
-Fabuleux, renchérit Jean-Claude. Mieux qu'un trésor. Roulons-le à nouveau et remettons-le en place. On a trouvé quelque chose de fantastique. On le prendra en revenant.
À ce moment-là, ils entendirent un petit bruit, une sorte de clapotis, derrière eux. Ils se retournèrent tous les cinq, surpris. L'eau passait doucement sur le quai inférieur.
-Eh, s'inquiéta Véronique, l'eau monte !
Le niveau de l'eau en effet, s'élevait, et pas un peu.
-Comment se fait-il que l'eau monte ? demanda Christine.
-Oh, mon Dieu, s'écria Nele, j'aurais dû y penser. C'est la marée.
-Comment ça, la marée ?
-Mais oui, je crois que la marée haute se situe vers cinq ou six heures du matin. Alors l'eau monte. Elle s'infiltre dans le souterrain. Il faut sortir, très vite, sinon, on risque de rester bloqués ici. Ou même de mourir noyés si le niveau atteint le plafond.
Nos amis retournèrent en arrière, mais là où le sol du souterrain baissait très fort, là où la voûte descendait, l'eau atteignait déjà le plafond ! Trente mètres à nager sous l'eau, d'une traite !
Aucun d'eux, malgré qu'ils sont bons nageurs, n'osa se risquer à parcourir ce boyau, ces trente mètres d'affilée. La retraite semblait impossible. Nos amis se trouvaient enfermés dans le souterrain secret, creusé autrefois par les geux de la résistance à l'envahisseur espagnol.
-Il faut continuer. Tentons de sortir de l'autre côté, décida Jean-Claude.
-Et espérons surtout qu'il n'est pas écroulé en amont, pria Nele.
-Ne me fais pas peur à l'avance, supplia Véronique. Venez, allons-y.
Ils poursuivirent leur exploration à la lueur des lampes de poches aussi vite que possible. Ce n'était plus le goût de l'aventure, mais la terreur panique qui les poussait en avant.
Le souterrain se prolongea pendant environ trois cents mètres. Ils atteignirent une lourde porte en fer, un peu rouillée, large, épaisse, puissante, et qu'ils ne purent pas ouvrir. Ils étaient bloqués.
Ils revinrent sur leurs pas, cherchant une autre issue, mais ils n'en trouvèrent pas. Ils observèrent un instant l'endroit où l'eau touchait la voûte de leur souterrain. Cela faisait vraiment très peur.
-Quelle horreur! trembla Véronique.
-Je ne veux pas mourir, affirma Jean-Claude.
-Moi non plus, murmura Christine. Je ne veux pas mourir ici. Et puis qui te parle de mourir ? Allez, venez les gars, on va trouver une solution.
Christine, qui fréquente un mouvement de jeunesse, se comporte toujours comme une gagnante. Elle y mène sa sizaine avec courage et fermeté. Dans la vie de tous les jours, elle n'abandonne pas si vite une partie commencée...
Ils retournèrent à la porte en fer. Ils tentèrent de la pousser de toutes leurs forces. Elle ne bougea pas. Ils tambourinèrent, sans succès. Ils crièrent, mais n'entendirent que l'écho de leurs voix.
Ils revinrent une fois encore sur leurs pas. Le trésor qu'ils venaient de découvrir, avec le message du prince, risquait de s'abîmer, à présent que son coffret était descellé. Ils décidèrent de l'emporter avec eux. Il devint leur fétiche, leur porte-bonheur.
Ils s'arrêtèrent à la porte en fer. Il ne semblait pas exister d'autre issue.
Deux longues heures passèrent. Dans le froid et la peur. Ils se serraient l'un contre l'autre. La marée faisait inexorablement monter le niveau de l'eau. Elle leur venait à présent jusqu'au torse, et bientôt elle atteignit le niveau de leur cou. Tantôt, elle toucherait la voûte. À ce moment, ils ne pourraient plus respirer et mourraient noyés…
Ils essayèrent encore de forcer la porte, mais cela ne servit à rien.
Alors Philippe se tourna vers Véronique.
-Avant de rendre mon dernier soupir, dit-il, je voudrais un bisou de celle que j'aime. Ma chère Véronique, je ne savais pas que nous allions mourir si jeunes. Je te déclare mon amour.
Son amie le regarda avec un air dubitatif.
-Je me demande si tu ne profites pas un peu des circonstances, toi. Enfin, je veux bien, cela va me réchauffer.
Et tous deux s'embrassèrent. Un long bisou enlacés dans l'eau. Jean-Claude, Christine et Nele se demandaient où se mettre. Christine venait de plonger dans l'eau une nouvelle fois.
-Que fais-tu, demanda son frère quand elle revint à la surface. Tu n'as pas pris assez de bains aujourd'hui ? Tu te laves les cheveux ?
Sa sœur dégoulinait et claquait des dents de froid.
-J'ai senti ceci en-dessous de mes pieds.
Elle montra une petite barre de métal.
-Je vais frapper avec cela sur la porte en fer. Cela fera plus de bruit, et peut-être que quelqu'un nous entendra.
-À cinq heures du matin... dit son frère.
Elle cogna avec force, mais elle ne martelait pas n'importe comment. Elle le fit en morse : trois courts, trois longs, trois courts : S.O.S. Toutes les minutes, elle répéta son message. Et l'eau atteignait maintenant leurs mentons.
Trois courts, trois longs, trois courts, S.O.S. Et encore, et encore.
Et tout à coup, des coups furent frappés de l'autre côté.
-Quelqu'un t'a entendu. Recommence, dit Jean-Claude.
Christine lança de nouveau son SOS en morse.
-On me répond, cria-t-elle. Ecoutez. I…K…K…O…M. Cela ne veut rien dire, hélas, ou n'importe quoi, peut-être un enfant qui s'amuse.
-Mais non, cela veut dire « je viens », s'écria Nele. On répond en néerlandais que l'on vient nous sauver !
Puis ils n'entendirent plus rien. Ils passèrent dans le silence glacé, les minutes les plus angoissantes de leurs vies. Les cœurs battaient au rythme de l'espoir et de la peur mêlés.
Tout à coup, l'énorme porte de fer s'ouvrit. Les enfants s'avancèrent jusqu'à un escalier, dont ils gravirent les marches, dégoulinants. Ils aperçurent alors le conservateur du musée de Damme, celui qu'ils avaient écouté, l'avant-veille.
-D'où sortez-vous ? s'étonna-t-il.
Nos amis racontèrent leur aventure dans le souterrain, depuis Oostkerke, et montrèrent le coffre contenant les dix carolus et le message de Guillaume d'Orange, ainsi que l'épée.
L'homme parut très impressionné par l'importante découverte que nos amis venaient de faire.
-Vous avez de la chance, dit-il. J'ai beaucoup de travail et je dors mal. J'écrivais dans mon bureau quand j'ai entendu les coups frappés à la porte. Bon, commençons par prévenir vos parents.
Ils ne tardèrent pas à venir, malgré l'heure matinale et tout le monde se retrouva à l'auberge, en face du musée de Damme.
Le prodigieux document fut examiné par des spécialistes et authentifié, puis exposé dans une vitrine. Chacun de nos amis reçut un carolus en souvenir de leur aventure.
On les félicita et on les gronda. Leur perspicacité, leur cran et leur courage suscitaient l'admiration. Mais on les gronda pour avoir suivi ces souterrains dangereux, sans prévenir personne et sans tenir compte des marées.
Mais quelle passionnante aventure! Quelle découverte fabuleuse !
Jean-Claude, Christine, Philippe et Véronique passèrent avec Nele le reste de leurs vacances, en belle amitié.