N°4
Joël, Plume Bleue et Patricia avaient quitté Yuma, le sinistre Amérindien solitaire et malfaisant depuis trois jours. Ils s'étaient débarrassés du bandit Ronny après la terrible nuit héroïque de Patricia et ils pensaient arriver à St-Georges le soir du quatrième jour, St-Georges où les parents les attendaient, avec ceux de la petite Samantha et du bébé Alice.
Cet après-midi du quatrième jour, la chaleur accablante les fatiguait. Leur marche s'en trouvait ralentie. De vallée brûlante en canyon desséché, torturés par un soleil implacable, ils suivaient des sentiers capricieux, balisés par des tas de pierres, disposés à intervalles réguliers, mais parfois écroulés ou mal placés : les cairns. Ils n'avaient rien mangé depuis l'aube, ni eau ni nourriture, leurs maigres provisions étaient épuisées.
Il devait être à peu près trois heures de l'après-midi. Le moment le plus rude de la journée. Oui, le quatrième jour s'achèverait bientôt, et nos amis n'étaient toujours pas en vue de St-Georges…
Patricia tenait le fusil de son père par le canon et laissait traîner la crosse derrière elle, dans le sable et sur les cailloux parce qu'elle n'avait plus la force de le porter. Joël soutenait sa petite sœur de neuf ans de son mieux et l'aidait à avancer. Il fallait trouver de l'eau. Car quand on n'a plus à boire, là-bas dans le désert, on perd son courage, sa force, on titube puis on tombe et on risque de mourir. Ils avançaient péniblement dans la poussière entre les rochers jaunes et blancs.
Un homme les observait.
Assis à l'ombre, sur une hauteur, contre un rocher, il les regardait marcher dans la vallée. Il les avait repérés depuis tout un moment. Il les fixait de son seul œil. L'autre, autrefois blessé au cours d'une rixe, était caché par un bandeau. Nos amis passèrent à quelques mètres de lui et l'aperçurent. Joël souffla à Plume Bleue et à Patricia:
-Je vais lui demander où on peut trouver de l'eau.
Il toucha la poignée de son revolver, celui confisqué au bandit Ronny et qu'il gardait devant lui, glissé sous la ceinture de son jean. Il s'approcha de l'homme.
-Monsieur, s'il vous plaît, où trouve-t-on de l'eau par ici?
Le cow-boy regarda Joël de haut en bas. Ses cheveux en bataille et trop longs, les traînées de sueur et de poussière sur son visage amaigri par les privations, sa chemise déchirée, son vieux jean sale et troué, ses chaussures usées.
-Tu me ressembles, gamin. J'étais exactement comme toi au même âge. Comment t'appelles-tu ?
-Joël, monsieur.
-Et elles?
-Ma petite sœur, Patricia. Et, avec les tresses noires, c'est mon amie, Plume Bleue.
L'homme observa les filles. L'une, sale et vêtue d'un jean délavé et crasseux et d'une chemise usée, comme son frère, et visiblement à bout de force. Et l'autre, une robe brune, à la mode amérindienne, avec un couteau à la ceinture et les pieds nus. Un petit visage où se lisaient le courage, la fierté, mais aussi la souffrance et la peur.
-Et vous avez soif?
-Oui, monsieur. Nous n'avons plus d'eau. On ne peut pas vivre ici sans eau.
-Je crois que je me suis trompée de piste, ajouta Plume Bleue. Ou bien le chemin qui mène à la ville est bien plus long qu'on pensait...
-Vous allez à St-Georges?
Et sans ajouter un mot, il fixa à nouveau Joël, longuement.
-Oui, tu me ressembles, gamin. J'étais exactement comme toi au même âge. Par là, à moins d'une heure, en suivant ce petit chemin en terre, vous trouverez le village de Desert Junction. Vous verrez un grand bassin et autant d'eau que vous voudrez à l'entrée. Mais allez plutôt au saloon, l'abreuvoir, c'est pour les chevaux.
-Pour aller au saloon, répliqua Joël, il faut de l'argent. Nous, on n'en a pas. On se contentera de l'abreuvoir.
-Tu as du cran, gamin. Mais va au saloon. Tu diras que Bill Alone vous paie à boire.
-Vraiment, monsieur ?
-Oui. Asseyez-vous au comptoir, commandez, et dites-leur que Bill Alone viendra payer demain.
-Merci, répondit le garçon.
Puis, tous trois s'éloignèrent sur le chemin de terre et de poussière que l'homme leur indiquait. Soudain, Joël s'arrêta:
-Monsieur. Vous n'auriez pas vu passer nos parents, il y a quelques jours? Deux hommes, deux femmes et deux petites filles, dont un bébé?
-Oui, des pionniers sont passés, la semaine dernière. Ils allaient vers St-Georges.
-On en est loin?
-Si vous partez d'ici le matin, vous arriverez à St-Georges le soir. Mais allez d'abord boire à Desert Junction.
Nos amis firent le détour. Ils marchèrent encore une heure sous l'ardent soleil, dans le sable et sur les roches brûlantes. Ils arrivèrent en vue du hameau.
Desert Junction. Des constructions en bois à gauche, dont le bureau du shérif et une prison, juste à côté. Une future église, pas achevée, et plus loin, une buanderie. Quelques maisons privées à droite, pas encore d'école, et là-haut, côte à côte, le saloon et le General Store, c'est-à-dire un magasin qui vend tout.
Tout... Enfin à cette époque et dans ces contrées isolées, on pouvait y trouver des outils, des armes, du tissu et des vêtements, de la nourriture et parfois des bonbons…
Nos amis s'arrêtèrent au grand abreuvoir à l'entrée du village. Ils s'y arrosèrent pour se rafraîchir et burent un peu d'eau. Puis, ils marchèrent entre les façades de bois. Le vent soulevait la poussière de la rue. On entendait, venant du bar, le son d'un piano désaccordé.
Ils poussèrent les portes du saloon. Un homme au comptoir frottait des verres. Quatre autres, assis autour d'une table jouaient aux cartes. Trois autres buvaient, les pieds sur la table, inclinés sur leur chaise. Un homme avec un chapeau mexicain, couché contre les planches de bois, semblait dormir. Seule, sur une estrade, une femme chantait à côté d'un piano mécanique, qui égrenait ses notes.
-Monsieur, nous voudrions à boire s'il vous plaît, dit Joël.
-Tu as de quoi payer, garçon?
-On a rencontré un homme qui s'appelle Bill Alone. Il nous offre à boire. Il dit qu'il viendra demain.
Le barman servit trois verres d'eau claire.
-Eh les gars! Vous avez entendu ce que vient de dire ce gamin ? Bill Alone lui paie à boire.
Ceux qui jouaient aux cartes laissèrent tomber as, atouts ou brelans sur la table. Ceux qui tenaient un verre en main le posèrent. Le Mexicain redressa le bord de son chapeau. Lola arrêta un instant de chanter. Seul le piano mécanique poursuivit sa musique. Un des joueurs de cartes se leva.
-Jack ! Jack ! Reste calme, cria un de ses proches.
-Je suis calme, répondit Jack.
Il s'approcha de Joël.
-Où se trouve Bill Alone?
-Dans la vallée, monsieur, près de la piste de St-Georges. À une heure de marche d'ici.
-Et il te paie à boire?
-Oui, monsieur.
-Lola, arrête de débiter tes chansons, dit Jack. Occupe-toi de ces deux petites. Donne-leur à manger et à boire, offre leur un bain, et puis mets-les dans une chambre chez toi. On voit qu'elles n'ont plus dormi dans un lit depuis longtemps ces deux gamines. Surveille-les, qu'elles ne se sauvent pas. Et toi, pose tes armes sur le comptoir.
En effet, en plus du revolver, Joël portait maintenant le lourd fusil pour soulager Patricia.
Joël déposa l'arme de Ronny, l'homme rencontré précédemment.
-Et ton fusil...
-Mais, monsieur, c'est celui de mon père!
-On te le rendra demain. Pose-le sur le comptoir.
Joël se débarrassa du fusil à contre-cœur.
-Bois un grand coup, gamin, mais tu mangeras plus tard, dit Jack. Tu sais monter à cheval?
-Non, monsieur.
-Alors, tu viendras sur le mien. Tu nous conduis chez Bill Alone. Je l'attends depuis longtemps, celui-là. Venez les gars. En selle.
Ses trois complices se levèrent en même temps. Ils sortirent leurs revolvers de leurs étuis et vérifièrent qu'ils étaient bien chargés. Ils quittèrent le saloon.
Ils sifflèrent leurs chevaux. Jack souleva notre ami par le bras et le plaça sur son cheval, devant lui. Puis tous les cinq partirent au trot dans la direction que Joël indiquait.
Ils firent en sens inverse en un quart d'heure le chemin péniblement suivi par les trois enfants en venant et arrivèrent à l'endroit où se trouvait Bill Alone. Notre ami reconnut le rocher à l'ombre duquel il se tenait assis tantôt. Mais le cow-boy n'était plus là.
-Alors Bill Alone, cria Jack. Où te caches-tu?
Il poussa Joël qui descendit à terre et en profita pour aller ramper derrière un rocher.
-Alors, scorpion du désert, poursuivit Jack, serpent borgne, mais venimeux. Tu as peur de te montrer? J'attends cet instant, depuis deux ans, Bill. Le moment de régler nos comptes. Le moment de te descendre. J'ai bien reçu ton message, via le garçon. Dix sur dix. Alors, Bill Alone, tu te montres, vieille crapule?
Deux coups de feu retentirent. Deux hommes de Jack tombèrent sur le sol, morts, chacun avec une balle en plein cœur. Le cow-boy regarda dans toutes les directions. Il ne vit rien. Le seul des hommes qui restait avec lui fit avancer son cheval.
-On reviendra Jack, allons-nous-en. N'insistons pas…
Ils partirent tous les deux et retournèrent vers Desert Junction, abandonnant notre ami dans la poussière.
Joël, à plat ventre derrière un rocher, vit s'approcher Bill Alone. Il rangea un revolver dans son fourreau de cuir, accroché à sa ceinture.
-Tu es de nouveau là, gamin !
-À cause de vous, je suis séparé de ma petite sœur et de mon amie, s'écria Joël. Je n'ai plus le fusil de mon père, ni mon revolver, et je crève de faim.
-Tu es fâché, gamin? Tu es en colère!
-Oui, je suis très fâché, cria Joël. Et vous ne me faites pas peur.
-Tu me ressembles, gamin, répondit Bill Alone. J'aime ton cran. J'étais exactement comme toi au même âge. Tu crèves de faim, gamin. J'ai connu ça, autrefois. Regarde sur mon feu à moitié éteint, tu trouveras les restes d'un lapin aux haricots. Vas-y. Mange.
Notre ami ne se fit pas prier. Il alla s'asseoir près des braises, en retira la casserole et mangea ce qui restait.
-Et maintenant, appela Bill Alone, reviens, gamin. Tu vas aller près des deux cadavres. Prends leurs revolvers et viens me les apporter.
Joël s'avança vers les deux individus que l'homme venait d'abattre. Il ramassa leurs armes et se retourna. Il visa le cow-boy.
-Et si je tirais sur vous avec les deux revolvers?
-Tu veux me tuer, gamin? Vas-y. Essaie.
Joël baissa les revolvers et les donna à Bill Alone en souriant. Le cow-boy lui en rendit un des deux. Chargé.
-Tiens, prends celui-là.
Notre ami le glissa à la ceinture de son jean.
-Bien. Écoute, gamin! Demain, on montera à Desert Junction. Je dois accomplir une vengeance. Une vengeance terrible, contre Jack. Tu m'assisteras et moi je t'aiderai à récupérer tes armes et à libérer les deux copines qui t'accompagnent. En attendant, on va dormir ici près du feu. Il fait torride le jour mais froid la nuit. Va choisir une des deux vestes. Morts, ils n'en ont plus besoin. Toi, cela te tiendra chaud pour la nuit.
Notre ami n'aimait pas beaucoup l'idée de déshabiller un mort, mais il sentait déjà la fraîcheur le pincer. Et il avait eu bien froid les nuits précédentes. Il ôta une des vestes, s'en revêtit et s'approcha du feu. La veste était trop grande et déchirée, mais qu'importait. Cela tenait chaud.
-Qu'est-il arrivé à votre œil, monsieur ?
-Cet œil-là, Jack me l'a soufflé. Une balle de revolver. J'ai failli crever ce jour-là. Alors, tu comprends pourquoi je rumine une vengeance contre lui.
-Cela ne sert à rien, la vengeance, lança Joël. Cela n'apporte que souffrance et mort.
-Écoute-moi bien gamin et ne reste pas là. Viens, assieds-toi là, près du feu, voilà. Écoute-bien. J'étais comme toi, quand j'avais onze ans. C'est ton âge, je pense.
-Oui, onze ans, monsieur, bientôt douze.
-Je vais te raconter, gamin. Mon enfance dans l'Ouest se passa sous les coups. Mon père, ivre tous les soirs, me battait, expliqua Bill Alone. Souvent, je me couchais affamé, le ventre vide. Je suis parti, le jour de mes onze ans. J'ai erré longtemps, seul sur les routes.
Joël se taisait.
-Je suis parti, reprit le cow-boy après un instant de silence. J'ai gardé des vaches. Parfois même des porcs dans la crasse et la boue. Je volais dans des fermes, pour ne pas crever de faim. Je dormais sous la paille pour ne pas mourir de froid. J'ai appris à me débrouiller à la dure, et surtout, dès que j'ai pu, j'ai appris à me servir d'une arme.
Lentement, pendant que Bill racontait, la lune se levait au-dessus des rochers.
-Un jour, j'ai trouvé ce revolver sur mon chemin. Un bijou. La chance de ma vie. Je suis devenu l'un des meilleurs tireurs dans l'Ouest américain. Dans cette région, un seul autre cow-boy peut rivaliser avec moi. Jack!
Bill Alone se tut un instant. Il écoutait la nuit.
-Ma bande se composait de quatre hommes. Chasseurs de primes. Les shérifs nous payaient pour leur amener les voleurs. Un jour on s'est battus. Jack tua mes hommes et me creva un œil. Depuis ce jour, je cherche à me venger. Je ne me venge pas pour mon œil, mais pour mes compagnons. Je viens d'avoir deux des siens, j'aurai le troisième et puis, ce sera son tour, demain, grâce à toi.
Joël ne voulait pas se mêler à tout cela, mais il ne pouvait pas reculer. Il se coucha près du feu et finit par s'endormir.
Au matin, Bill Alone le réveilla du bout de sa botte de cuir.
-Debout! On va chercher ta sœur et ton amie.
Joël se leva.
-Tu sais monter à cheval? demanda le cow-boy.
-Non, monsieur.
Joël glissa à sa ceinture, à l’avant, le revolver récupéré hier sur un des bandits.
-On ne t'a rien appris, grogna Bill. Il ne faut jamais mettre son revolver comme ça, devant soi. Tous ceux que tu croises voient ton arme. Glisse-la sous ta ceinture, dans ton dos, et sois toujours prêt à dégainer plus vite que les autres.
-J'arrive dans l'Ouest. On vient de la région de New York, expliqua Joël. Je ne connais rien aux armes.
-Alors, cache-la comme je t'explique.
Et il enfouit son revolver dans son dos, entre la ceinture et le jean.
-Et maintenant tu montes à cheval, annonça Bill Alone.
-Mais je ne sais pas aller à cheval, répondit Joël.
-Et bien alors, tu apprends. Monte sur celui-là, le plus foncé des deux. Les hommes de Jack nous les laissent.
Notre ami s'approcha d'un rocher et s'y hissa. Il attira le cheval en le tenant par la bride et monta. Il s'accrocha au cou de l'animal. Le cheval bien sage se laissait faire.
-Allez, fais-le avancer, commanda Bill. Serre les jambes et redresse-toi.
Le cheval fit quelques pas.
Joël n'avait pas l'habitude. Il ne se tenait pas comme il faut. Il tomba à terre. Il se fit mal, fort mal. Une solide égratignure saignait à son coude. Quelques larmes coulèrent mais il ne voulut pas montrer qu'il pleurait. Alors, il sécha ses larmes du revers de sa main et, serrant les dents, il remonta sur le cheval.
-Ça fait mal, gamin?
-Pas tant que ça, mentit le garçon. On y va ?
-Tu me ressembles, gamin. Oui, j'aime ton cran. J'étais exactement comme toi au même âge. Allez, on va chercher les filles. Suis-moi.
D'un ton amical, il ajouta:
-Au fait, elle est jolie.
-Qui ça? demanda Joël.
-Ta copine!
-Très jolie et drôlement courageuse, sourit notre ami.
Ils arrivèrent à Desert Junction et Joël ne tomba plus. Il se sentait à l'aise près de ce cow-boy. Rien ne pouvait lui arriver de mal à ses côtés.
Ils s'arrêtèrent à l'abreuvoir pour laisser boire les chevaux. Puis nos amis se dirigèrent vers une habitation au bas du hameau. Des rideaux bleus, aux fenêtres entrouvertes, dansaient dans le vent.
-Tu vois cette petite maison ? indiqua Bill. Lola y habite. La chanteuse du bar. Je parie que les deux filles se trouvent chez elle.
Ils descendirent de cheval et frappèrent à la porte.
-Ouvre, Lola. C'est Bill Alone. Allez, ouvre. On se connaît depuis nos treize ans. Tu te rappelles ?
La femme apparut sur le seuil.
-Attention, Bill, Jack rôde dans le village.
-Je sais. Je suis venu pour lui. Où se trouvent les filles ?
-Elles se lèvent. Hier soir, elles ont mangé comme des affamées. Puis, cette nuit, elles ont dormi dans un lit, pour la première fois depuis longtemps, je pense.
-Et bien, dis-leur de se dépêcher. Leur frère les attend.
Patricia et Plume Bleue arrivèrent. Leurs habits toujours en mauvais état, mais propres. Elles s'étaient lavées. Elles souriaient, rassasiées et reposées.
-Écoute gamin, expliqua le cow-boy. Va au saloon. Commande un bon petit-déjeuner, pour toi et pour les filles. Vous allez marcher toute la journée et vous ne trouverez rien en route. Ce soir, vous serez à St-Georges. Dis que Bill Alone vient payer. Je m'occupe du reste. Bonne chance.
-Bonne chance à toi, Bill, répéta Joël, un peu ému.
Il le regarda s'éloigner en rechargeant son revolver.
Patricia et Plume Bleue retournèrent au saloon avec Joël.
Le patron se tenait déjà derrière son bar. Personne autour des tables à cette heure matinale. Des rayons obliques de soleil passaient à travers les carreaux poussiéreux, qui donnaient sur la seule rue de Desert Junction.
-Encore vous, s'étonna le barman.
-Oui. Bill Alone dit qu'on doit prendre un solide déjeuner, déclara Joël. Avec des œufs, des saucisses et des patates. Il nous l'offre. Et remettez-moi le fusil de mon père.
-On veut des grandes assiettes, insista Patricia qui craignait de se retrouver de nouveau affamée sur les routes.
- Bon, allez vous asseoir. Je vous prépare ça.
Le saloon était silencieux. Les rideaux de la scène où chantait Lola étaient à moitié fermés. Quelques instants plus tard, les portes du saloon battirent et Jack entra suivi de son associé.
-Que fais-tu encore là, gamin?
-On mange le déjeuner que Bill Alone nous offre, à ma sœur, mon amie et moi.
-Bien, cela veut dire que le scorpion venimeux se balade dans le village. On va régler nos comptes.
Jack sortit suivi par son complice. Ils se retrouvèrent tous les deux dans la rue en terre. Le village semblait désert. On ne voyait personne. Les habitants se tenaient chez eux, derrière les fenêtres. Pas un n'aurait osé se risquer dehors. Il régnait une menace, comme un malheur.
Une seule chose bougeait, la poussière, soulevée par le vent déjà chaud, entre les façades de bois de Desert Junction.
Joël, Plume Bleue et Patricia mangaient en silence. On n'entendait rien, sauf parfois un volet qui grinçait lors d'une bourrasque.
Soudain, Joël aperçut Bill Alone par la fenêtre entrouverte. Il arrivait par le bas du village. Il montait doucement en plein milieu de l'allée. Notre ami posa sa cuillère. Il se leva et alla à la fenêtre. Patricia et Plume Bleue l'accompagnèrent. Le barman rangea ses verres. Il se posta derrière une autre vitre. Ils regardèrent.
De l'autre côté, vers le haut de Desert Junction, ils aperçurent Jack. On ne voyait pas son associé.
Bill Alone avançait vers Jack, lentement, en montant et Jack descendait vers Bill Alone. Et là-bas, derrière les montagnes barrant l'horizon, le soleil se levait, un soleil encore rouge. Il se reflétait sur les vitres des maisons de bois. Les deux hommes se rapprochaient lentement, marchant l'un vers l'autre. Ils s'observaient, droit dans les yeux. Le vent faisait danser leurs cheveux.
Bill Alone tira le premier. Un homme tomba d'un toit et s'écrasa sur le sol. L'associé de Jack.
-Alors, cria Jack. Te voilà donc enfin, scorpion du désert!
-Approche, répondit Bill Alone. Je viens te descendre, pour venger mes compagnons. Et puis nous sommes deux dans l'Ouest, et deux c'est un de trop.
-Pour une fois, d'accord avec toi, lança l'autre. Deux, c'est un de trop.
Beaucoup de gens, cachés chez eux, observaient la scène. Ils écoutaient. Dans le saloon, le barman se taisait, dissimulé derrière les rideaux. Joël, Patricia et Plume Bleue se serraient l'un contre l'autre. Ils regardaient par une fenêtre ouverte.
Tout à coup, on entendit un autre coup de feu, un seul. Et Bill Alone tomba sur le sol.
-Non, hurla Joël.
Il se précipita vers la porte et l'ouvrit. Il courut vers son ami couché sur le dos dans la poussière.
Une blessure saignait à sa poitrine en plein cœur. Le sang coulait sur la terre brune. Jack avait été plus rapide que Bill, ébloui un instant par un rayon de soleil.
Joël regarda vers Jack. Il tournait déjà ses talons et remontait vers le haut du village en rengainant son arme. Il ne vint même pas voir son ennemi à terre.
-Non, Bill! Bill! Je ne veux pas que tu meures. Pour la première fois, je rencontre un vrai cow-boy dans l'Ouest, un bon. Un ami. Je ne veux pas que tu meures !
Joël s'agenouilla à côté du cow-boy. Il prit doucement sa tête entre ses mains. Bill remua les lèvres.
-Tu es encore là, gamin?
-Oui, je suis là, dit le garçon.
-Tu me ressembles gamin. Mais tu avais raison. J'aurais dû t'écouter. La vengeance est mauvaise… Glisse ta main dans la poche de ma chemise, à droite. Vas-y. Fais-le.
Joël obéit. Il sentit une feuille de papier.
-Prends le document. Oui, celui-là.
Notre ami sortit une feuille pliée en quatre.
-Mets-la dans la poche arrière de ton jean, que cela ne se voie pas.
Joël glissa le papier chiffonné dans la seule poche de son jean qui n'était pas déchirée. Bill Alone ouvrit les yeux.
-Je vois que tu fais des progrès gamin, dit-il en observant ses gestes. Tu as mis ton revolver dans ton dos. Je t'aurai au moins appris cela. Jette-le par terre à présent.
Le garçon se débarrassa de l'arme ramassée la veille.
-Prends le mien. Tu ne trouveras pas un meilleur revolver dans l'Ouest. Il m'a toujours porté chance. Sauf cette fois-ci… Je te le donne. Tu le garderas en souvenir de moi, pour protéger ton amie et ta sœur, sur la piste qui mène à St-Georges. Moi, je n'en ai plus besoin…
Joël prit le revolver de Bill Alone et le glissa dans son dos, entre la ceinture et le jean.
-Écoute bien, murmura l'homme. Colle ton oreille contre moi.
Notre ami se pencha et Bill Alone chuchota.
-N'oublie pas le papier que je t'ai donné… J'aurais dû devenir riche avec ça… Mais tu vois, je ne pensais qu'à la vengeance ! Je n'étais pas un "bon", comme tu crois ! J'étais un "mauvais". Toi, tu feras mieux que moi, gamin. Tâche de comprendre ce message. Il indique peut-être la cachette d'un trésor amérindien.
Joël, ému, sentit ses larmes venir. Il les laissa couler sur ses joues cette fois sans y toucher.
-Veille bien sur ta petite sœur et ta jolie amie…Ta chance...
Notre ami, secoué de sanglots, n'arrivait plus à retenir ses pleurs.
-Tu sais, tu me ressembles, gamin. J'étais exactement comme toi au même…
Et Bill Alone mourut, sans finir sa phrase.
Des larmes coulaient sur les joues de Joël. Ce cow-boy était devenu un homme rude par la vie dure, implacable, qu'il menait depuis toujours. Un homme sans doute dangereux, mais Joël respectait son côté bourru qui masquait sa bonté. Il la ressentait un peu comme la fermeté d'un père. Le garçon venait de perdre un ami.
Pour la seconde fois dans l'Ouest, il pleura toutes les larmes de son corps. Comme il l'avait fait quand il croyait quitter Plume Bleue pour toujours.
Puis, il se redressa. Plume Bleue se tenait près de lui. Patricia aussi. Elle portait le revolver de Ronny et le fusil de leur papa.
Joël se tourna vers les deux filles.
-On va à St-Georges? demanda Patricia. On va retrouver papa et maman?
-Oui, sourit le garçon.
Puis il ajouta:
-Laisse le revolver de Ronny par terre. Bill m'a donné le sien.
Joël se leva. Il sécha ses larmes. Il sentit dans sa poche le papier de Bill Alone. Il toucha dans son dos le revolver de son ami. Il donna la main à sa sœur, qui tenait le fusil des parents et il mit son bras autour du cou de Plume Bleue, son amie.
Ils quittèrent Desert Junction et se dirigèrent vers St-Georges. Le soleil illuminait déjà le ciel bien au-dessus de l'horizon.
L'aube était lumineuse et pleine d'espérance.