Le Crucifix
Gauthier et Charline habitent avec leur maman une petite maison à l'orée du bois. Gauthier a dix ans et sa petite sœur sept.
Tous les matins, après avoir embrassé leur mère, ils partent, cartable au dos, vers l'école. Ils suivent d'abord un chemin en terre sur environ cinq cents mètres. Ils arrivent alors au croisement où le chemin se jette sur la route principale qui mène au village. Il leur reste à ce moment un bon kilomètre à parcourir.
Au croisement du chemin et de la route se trouve un crucifix, une croix de Jésus. Elle est accrochée à un vieux mur. Un petit toit la protège des pluies. Ce calvaire, comme on l'appelle, se situe juste à l'angle des deux routes.
Tous les jours, donc, Gauthier et Charline passent à cet endroit et chaque fois ils font la même chose. Charline cueille une petite fleur en chemin et l'accroche au cou ou à une main du Jésus. Gauthier, pendant ce temps-là, ouvre sa boîte de pique-nique, en sort un bout de sa tartine et l'émiette sur une pierre blanche, un peu creusée en son centre, et qui se trouve au pied de la croix. Un oiseau, toujours le même, quitte alors la branche d'un arbre tout proche et vient manger les miettes.
Ensuite, le frère et la sœur s'agenouillent tous deux sur cette pierre blanche et font une prière à leur papa, mort environ deux ans auparavant.
Puis, ils reprennent leur cartable et continuent la route qui mène à leur école.
Les samedis et les dimanches, et aussi pendant les vacances, ils vont quand même chaque jour jusqu'au calvaire pour fleurir Jésus et émietter un bout de pain pour l'oiseau, sans oublier la prière à leur papa.
Ce samedi-là, un matin illuminé de printemps, la veille de Pâques, les deux enfants venaient d'arriver devant la croix. Charline glissa la fleur à Jésus et Gauthier émietta son morceau de pain. L'oiseau, remonté sur sa branche après avoir tout picoré, sembla les inviter à le suivre. Il volait d'arbre en arbre, lançant chaque fois un petit cri joyeux. Il les attirait dans la forêt.
Le frère et la sœur se regardèrent et décidèrent de le suivre. Le premier jour des vacances personne ne les attendait. Ils avaient tout leur temps.
L'oiseau les fit avancer toujours plus loin dans les bois. Pas facile de le suivre, car il les menait à travers tout, où il n'y a ni chemin ni sentier. Il fallut passer à travers les ronces et les orties, contourner parfois une mare d'eau stagnante, descendre puis remonter un ravin.
Ils arrivèrent enfin à un curieux endroit où se trouvaient de très nombreux arbres déracinés voici bien longtemps, au cours d'une très forte tempête. Les troncs gisaient là, enchevêtrés sur le sol. Desséchés et gris, ils reposaient immobiles, comme du bois mort.
Parvenus en ce lieu désolé, les deux enfants remarquèrent bientôt une multitude de petits lapins qui sautaient d'un tronc à l'autre et couraient dans tous les sens. Ils observèrent aussi une grande affluence d'oiseaux au plumage de toutes les couleurs, et qui se faufilaient eux aussi entre les branches dénudées.
De l'autre côté de cet amas de bois mort se trouvait une maison en rondins. Un peu de fumée sortait par la cheminée.
Gauthier et Charline, étonnés, s'approchèrent de l'habitation car l'oiseau qui les menait jusque-là, s'était juché sur le faîte du toit. Il sifflait toujours.
Les deux enfants hésitaient devant la porte quand soudain un homme d'une cinquantaine d'années ouvrit et leur sourit. Il portait un pull de grosse laine verte et un pantalon de velours.
-On ne voit pas souvent du monde par ici. Comment vous appelez-vous ?
-Moi, c'est Gauthier, répondit le garçon, et voilà ma petite sœur Charline.
-Bonjour les enfants. Vous voulez entrer ? Je suis sculpteur. Venez voir mon travail. Qui vous a conduits jusqu'ici ?
-L'oiseau qui chante sur votre toit, dit la fillette.
-Vous êtes sûrement très gentils avec lui, car il n'amène pas souvent du monde chez moi.
-Mon frère lui émiette tous les matins un morceau de pain à la croix de Jésus, ajouta la petite fille.
L'intérieur de la maison parut simple, mais envahi par une multitude de lapins et d'oiseaux en bois sculpté. Certains se trouvaient posés sur le sol, d'autres sur les tables, ou dans des armoires aux portes grandes ouvertes. Le frère et la sœur en virent de toutes les couleurs et de toutes les tailles. Certains oiseaux déployaient leurs ailes et semblaient prêts à s'envoler.
Nos deux amis s'émerveillaient devant ces sculptures, ces oiseaux et ces lapins, tous plus réalistes les uns que les autres.
-Je suis sculpteur, expliqua l'homme. Je récupère le bois mort qui se trouve devant chez moi, et je lui donne une nouvelle vie. Je crée des oiseaux et des petits lapins.
-Comme ils sont jolis ! s'écria Charline.
-Vous êtes un artiste, monsieur, ajouta Gauthier.
Mais Charline s'interrogeait.
-Monsieur ?
-Oui, petite fille.
-Les oiseaux et les lapins qui courent et volent dehors, vous les avez fabriqués eux aussi ?
L'homme se tut un instant. Il observait les deux enfants.
-Je crois que vous soupçonnez mon secret, dit-il. Venez avec moi. Mais d'abord, Charline, tu peux choisir un oiseau ou un lapin et l'emmener avec toi.
La fillette saisit un oiseau de bois.
Ils sortirent de la cabane et avancèrent un peu plus profondément dans la forêt en suivant un petit sentier.
Après deux ou trois cents mètres, ils parvinrent à une fontaine. Une source d'eau claire jaillissait entre un curieux chaos de rochers énormes, posés là en demi-cercle sous les grands arbres. L'eau formait ensuite un petit ruisseau qui serpentait entre les herbes hautes.
-Nous voici arrivés, dit l'homme. Tu peux plonger ton oiseau dans l'eau, petite fille, juste là où elle apparaît entre les pierres.
Charline plongea l'oiseau sculpté qu'elle tenait entre les mains. À peine celui-ci fut-il dans l'eau, que ses ailes se déployèrent, battirent, et, merveille, l'oiseau s'envola, vivant.
Les enfants, fascinés, éblouis, le suivirent des yeux.
-Moi, je ne fais que donner une nouvelle vie au bois mort, expliqua le sculpteur. La source, elle, donne la vie à mes oiseaux et à mes lapins.
Il y eut un moment de silence.
-C'est merveilleux, monsieur, murmura Gauthier. Pourrais-je emporter un peu de cette eau-là, s'il vous plaît ?
L'homme regarda le garçon dans les yeux pendant un long moment.
-Oui, je vais t'en donner. Je crois que je peux te faire confiance. J'observe ton regard franc et généreux. Tu ne feras pas de bêtise avec cette eau.
Ils remplirent une bouteille à la source, puis les deux enfants remercièrent leur hôte et s'en retournèrent chez eux.
En chemin, la petite sœur dit à son frère :
-Je sais bien ce que tu vas faire avec l'eau.
-Non, répondit le garçon, tu ne le sais pas.
-Si, je devine. On va aller au cimetière et tu vas verser l'eau sur la tombe de papa.
- Non, insista Gauthier. Cela, ce serait une grosse bêtise. Les morts-vivants, c'est dans les films de cinéma. Tu sais bien, Charline, que papa est mort. Il vit au ciel, dans la lumière de Jésus maintenant. Nous le reverrons un jour, dans longtemps, à la fin de notre vie.
Le garçon se tut. Des larmes coulaient sur les joues de la fillette.
-Que vas-tu faire alors avec cette eau ?
-Je te propose d'aller nettoyer le bois de la croix de Jésus, au coin du chemin et de la route. Tu sais comme moi qu'elle est couverte de poussières. On voit même des toiles d'araignée.
-Bonne idée, se réjouit Charline. Et avec cette eau, Jésus deviendra vivant.
-Jésus est déjà vivant. Tu as appris qu'il est ressuscité le jour de Pâques. Il vit dans le ciel avec notre papa et le sien.
Arrivés au calvaire, les deux enfants prirent leur mouchoir et nettoyèrent le crucifix à grande eau. Ils lavèrent les bras et les jambes du Jésus de bois et versèrent le restant de l'eau sur sa tête pour que tout soit bien propre.
L'eau de la source utilisée dégoulinait à présent par les pieds du Jésus et se rassemblait sur la pierre blanche sur laquelle tous les matins ils s'agenouillaient pour prier leur papa.
Puis ils revinrent à leur maison.
Le lendemain, jour de Pâques, le frère et la sœur sortirent au matin et allèrent au calvaire comme tous les jours. Charline cueillit en chemin une petite fleur pour Jésus. Gauthier tenait dans sa main un morceau de pain émietté. Quand ils arrivèrent au carrefour, l'oiseau chantait.
Sur la pierre blanche où ils voulaient s'agenouiller, se trouvait un joli pain doré !
Gauthier et Charline s'émerveillèrent. Ce pain ne ressemblait pas à ceux de leur maison. Il ne venait pas de la boulangerie du village.
Le garçon reconnut un pain de Vie. Jésus avait fait ce miracle pour eux ! Ils l'emportèrent à leur maison.
Ils partagèrent ce pain avec leur maman, en union avec leur papa qui les observait du ciel.
Au loin, un clocher sonnait le jour de Pâques revenu.