Le Loup
Le papa de Caroline était absent depuis hier. Il devait se rendre à Salt Lake City, ville située à cinq cents kilomètres de chez eux, car le projet de grand-route qui passerait peut-être devant son futur hôtel allait enfin aboutir... ou être rangé définitivement dans les oubliettes.
Le lundi soir, Caroline arriva à la maison accompagnée, comme tous les jours d'école, par les deux plus grands de ses petits frères. Elle entra dans le salon et remarqua que sa mère pleurait. Des larmes coulaient sur ses joues.
-Que se passe-t-il, maman? demanda notre amie. Papa apporte des mauvaises nouvelles?
-Non, ma chérie, répondit maman. Bonne-Mamy vient de téléphoner. Elle est fort malade et elle aurait besoin de mon aide, mais malheureusement je ne peux pas m'y rendre.
-Pourquoi maman? demanda la jeune fille.
-À cause de Patrick ton petit frère. Il n'a que trois ans. Qui va s'en occuper si je pars? Il ne va pas encore à l'école. Il reste à la maison. Il faut quelqu'un pour le garder et je ne connais personne par ici. Nous vivons si seuls, loin de Blanding, dans la montagne.
-Moi, je veux bien le garder, proposa Caroline.
-Et l'école, ma chérie?
-Rien à craindre, répondit notre amie en souriant. Tu sais bien que je suis à peu près la première de la classe. Si je manque quelques jours, ce ne sera pas une catastrophe. Je me rattraperai bien vite. Rivière d'Etoiles fera un petit détour et viendra me donner les devoirs et les leçons.
Maman se taisait. Elle observait sa courageuse grande fille avec amour.
-Ou bien, ajouta notre amie avec un regard malicieux, moi je pourrais me rendre chez Bonne-Mamy et l'aider pendant la semaine où papa est absent.
La maman fit remarquer que Monticello, la petite ville où habite la grand-mère se trouve à quarante kilomètres par la route. On peut éventuellement prendre un raccourci par l'ancienne piste des pionniers, celle que tracèrent les mormons autrefois, mais ce chemin traverse le désert. Caroline oserait-elle s'y aventurer seule?
Elle risquait de se perdre dans cette région désolée et brûlée de soleil. Et personne ne viendrait l'aider en cas de problème. Plus personne n'emprunte cette route.
-Je demanderai à Rivière d'Etoiles de m'accompagner. Je suis sûre qu'elle voudra bien.
-Et votre école à toutes deux?
-Je viens de te le dire maman, je suis une bonne élève. Et Rivière d'Etoiles aussi. On se rattrapera la semaine prochaine.
À force d'arguments, Caroline convainquit sa mère de la laisser partir le lendemain matin. Timothy, âgé de neuf ans, emmènerait Geoffrey, sept ans, jusqu'à l'école. Ils se débrouilleraient tous les deux sur le chemin. Timothy est en âge de jouer l'aîné des enfants à son tour quelques jours. Notre amie le faisait bien, elle, au même âge.
Rivière d'Etoiles accepta tout de suite de seconder son amie et de l'accompagner sur les pistes. Elle proposa même de venir dormir chez Caroline le soir-même.
Lorsqu'elle arriva, une heure plus tard, elle expliqua que son grand-père, un ancien sachem, avait évoqué la présence d'une cabane abandonnée sur leur route.
-Elle se trouve à peu près à mi-chemin, au cœur du désert. Il nous conseille de nous y reposer aux heures les plus chaudes, entre onze heures et quatorze heures.
-En partant à l'aube demain matin, nous atteindrons la cabane vers la fin de la matinée. Et en se remettant en route en début d'après-midi, nous arriverons avant le coucher de soleil chez ta Bonne-Mamy.
Les deux jeunes filles préparèrent soigneusement leur sac à dos. Deux gourdes de deux litres d'eau chacune. II faut au moins quatre litres d'eau par jour dans ces déserts. La maman de Caroline cuisit un grand paquet de biscuits à remettre à la grand-mère. Les deux amies pourraient en manger quelques-uns en route en plus de leur provisions.
Le lendemain à l'aube, elles partirent sans tarder. Une longue marche les attendait. D'abord, un sentier de montagne sous les sapins. Puis, après une jolie descente encore verte et fleurie, elles suivirent une vallée sèche qui s'ouvrait sur l'immense région de déserts à traverser.
À perte de vue, elles n'apercevaient plus que des dunes grises, presque noires, et des talus en terre durcie, qu'il fallait contourner ou gravir sous un soleil cuisant. Ici et là, elles évitèrent des mares de boue craquelée, reliquats pénibles d'orages, rares, mais violents. La lumière aveuglait.
La piste, à peine tracée disparaissait parfois sous le sable, pour réapparaître heureusement plus loin.
Puis le paysage se hérissa de rochers. Souvent, le vent brûlant levait de la poussière et faisait siffler les plantes piquantes.
À 7 heures, il faisait déjà tiède. À 8 heures, il faisait chaud. À 9 heures, ce fut la fournaise. Peu à peu, la fatigue, la chaleur, la soif, implacables, martelèrent nos amies. Jusqu'à l'horizon, elles ne voyaient que rochers ou dunes. Elles traversaient un endroit de terrible solitude.
Elles buvaient le moins possible, mais beaucoup trop quand même. À midi, il ne leur restait plus qu'une demi-gourde pour chacune.
Elles arrivèrent, épuisées, en vue de la cabane évoquée par le grand-père de Rivière d'Etoiles.
C'était une petite maison cachée au centre d'un cirque de rochers rouges. Une cabane en rondins, c'est-à-dire aux murs et au toit construits à l'aide de troncs mal rabotés, imbriqués les uns dans les autres. Une porte étroite constituée de vieilles planches desséchées par le soleil en barrait l'entrée. Toutefois, cette cabane créait un peu d'ombre.
Les deux jeunes filles tentèrent d'entrer, mais la porte résista à leurs efforts. Elle s'assirent dans l'espace de fraîcheur le long d'un des murs. Elles s'appuyèrent contre les vieilles poutres, étendirent leurs jambes et burent encore un peu d'eau, malgré qu'il leur en restait très peu.
Quelques minutes plus tard, la porte s'ouvrit. Nos amies, très surprises, se redressèrent. Un homme sale et mal rasé apparut sur le seuil. Il était vêtu d'un jean crasseux et d'un t-shirt sans manches et déchiré. Etonnées, elles se levèrent.
L'homme les observa en se taisant.
-Excusez-nous de vous déranger, monsieur, murmura Caroline. On croyait que cette maison était abandonnée. On comptait se reposer ici une heure ou deux avant de repartir pour éviter ainsi la grosse chaleur.
L'homme les regardait sans rien dire. Les jeunes filles scrutaient ses yeux noirs, ses sourcils broussailleux. Il n'était pas vraiment rassurant. Caroline comme Rivière d'Etoiles ressentaient un malaise en se sentant observées par cet étrange individu. Ce regard les impressionnait comme si on les perçait toutes les deux jusqu'au fond de leur cœur.
-Où allez-vous? demanda-t-il.
-À Monticello, murmura Caroline.
-Et qu'allez-vous faire là-bas?
-Je vais chez ma Bonne-Mamy. Elle est malade. Maman ne peut pas s'y rendre. Elle garde mes trois petits frères pendant que papa est absent. Je vais l'aider, avec ma copine. On va faire ses courses et lui préparer ses repas. On s'occupera de sa maison.
-Vous arriverez à la nuit. Il y a beaucoup de maisons à Monticello et elles se ressemblent, murmura l'homme avec un sourire mauvais. Vous reconnaîtrez la sienne dans le noir?
-D'habitude c'est Bonne-Mamy qui vient chez nous, affirma Caroline. Mais on ne se trompera pas. Maman m'a dit que c'est la seule maison avec une barrière bleue. Je la retrouverai sans difficulté.
L'homme proposa aux deux amies d'entrer.
-Il fait aussi chaud à l'intérieur que dehors, mais je vous donnerai de l'eau.
Après un instant d'hésitation, elles entrèrent dans la cabane, pour remplir les gourdes. Le sol était sale, jonché de canettes de bières, de tessons de bouteilles d'alcool, de boîtes de conserve ouvertes et à moitié vides. Une odeur de moisi, de renfermé, baignait l'atmosphère de la pièce sombre.
Leurs yeux s'habituaient peu à peu à la demi-obscurité qui régnait à cet endroit éclairé par aucune lumière. Elles observèrent une paillasse sale dans un coin et un meuble dont les portes ouvertes laissaient entrevoir un amoncellement de boîtes et de sacs. Un fusil était accroché au mur.
-Avez-vous encore assez à boire? interrogea l'homme.
Elles avouèrent qu'il ne leur restait plus qu'une demi-gourde, un malheureux demi-litre chacune. Trop peu pour ces heures de marche qui les attendaient encore dans le désert.
-Allez les remplir à la pompe là, dans le coin. Cette cabane est construite au-dessus d'un ancien puits, creusé autrefois par des Amérindiens. L'eau a une couleur un peu rouge et goûte le fer, je vous préviens. Mais buvez-en autant que vous voulez, sans danger.
Caroline et Rivière d'Etoiles remercièrent timidement. Elles s'approchèrent de la pompe. Elles burent d'abord un peu d'eau dans un gobelet. Elle avait vraiment un goût désagréable, mais c'était mieux que rien. Puis elles songèrent que cette eau pouvait leur sauver la vie. Elles en remplirent leurs gourdes qu'elles replacèrent avec soin dans leurs sacs à dos. Elles mangèrent quelques biscuits, en plus de leurs provisions, sachant qu'elles boiraient encore avant de repartir.
-Deux chemins mènent à Monticello, dit l'homme. La piste qui quitte cette cabane se divise assez vite en effet. Soit vous suivez le sentier escarpé. Il descend dans une vallée profonde, un canyon, puis remonte l'autre versant en plein soleil. L'ancien chemin des trappeurs. Il est rude sous cette chaleur torride. Soit vous empruntez la piste des pionniers, plus longue, mais toute plate et donc plus facile à suivre. Je vous conseille de prendre cette route. Maintenant, vous faites ce que vous voulez. À vous de décider.
Les deux amies remercièrent. Elles se reposèrent encore un moment à l'ombre de la cabane, près de la porte, et puis, vers quatorze heures, elles se remirent en route.
Elles marchèrent quelques centaines de mètres et parvinrent à une sorte de "Y". À gauche, le sentier escarpé descendait dans un canyon. À droite, la piste mal dessinée s'enfonçait à travers les pierres et les sables du désert.
Elles suivirent le conseil reçu et optèrent pour la piste plus longue, mais plus facile. Elles sentaient déjà la fatigue et commencer à descendre dans un précipice puis remonter sous le soleil leur paraissait vraiment une épreuve inutile. La voie était à peine ébauchée, mais elles la suivirent, courageusement.
Un peu plus tard, elles aperçurent, en se retournant, l'homme qui les avait accueillies. Il longeait le précipice. Il filait par le sentier du canyon, fusil à la main. Il semblait bien pressé. Caroline et Rivière d'Etoiles se regardèrent, étonnées. Où allait-il si vite? Et surtout pourquoi prenait-il le chemin qu'il avait déconseillé à nos amies?
L'homme marcha rapidement et parvint à Monticello bien avant le coucher du soleil. Il se renseigna à une pompe à essence et repéra rapidement l'habitation précédée par la barrière bleue. Il s'arrêta devant la porte d'entrée et frappa plusieurs fois. Aucune réponse.
Une voisine sortit de sa maison et expliqua que la vieille dame avait été emmenée au matin à l'hôpital. Lui, prétendit être un neveu qui venait mettre de l'ordre dans la maison.
La voisine, rassurée par ces paroles, lui expliqua que la clé se trouvait cachée derrière une petite planche près de la porte arrière, celle du jardin. L'homme fit le tour de la maison, découvrit la clé et entra dans la demeure.
Pour commencer, il déverrouilla la porte de devant. Il la laissa entrouverte. Puis il monta vers la chambre. Il observa le lit défait en réfléchissant. Il saisit des coussins et les glissa sous les couvertures afin de donner l'impression qu'une personne se reposait dans le lit.
Il sortit alors de la pièce et regarda autour de lui. Il entra dans une seconde chambre et brisa un grand meuble, une armoire, avec la crosse de son fusil. Il saisit les planches et revint condamner la fenêtre de la chambre à coucher de la grand-mère. Quand son travail fut terminé, il se cacha et attendit.
Caroline et Rivière d'Etoiles arrivèrent enfin devant la maison de la grand-mère.
Elles se sentaient épuisées toutes les deux. Les gourdes étaient vides. Elles étaient heureuses d'être enfin parvenues à bon port. La nuit venait de tomber. Elles frappèrent à la porte. Pas de réponse. Mal fermée, elle s'ouvrit d'elle-même. Ne se doutant de rien, elles entrèrent gentiment dans le hall. Caroline appela.
-Bonne-Mamy! Bonne-Mamy!
Une voix leur répondit.
-Venez les filles. Je suis dans mon lit. Montez dans ma chambre. Comme c'est gentil d'être venues.
Ne suspectant aucun piège, elles montèrent l'escalier. Elles hésitèrent un instant devant la chambre de la vieille dame. Il y faisait sombre. Elles n'osaient pas allumer pour ne pas la déranger.
-Comment vas-tu Bonne-Mamy? murmura notre amie.
-Viens, viens ma chérie, entre, chuchota la voix.
Caroline, suivie de Rivière d'Etoiles, s'approcha du lit de sa grand-mère.
Quelques instants après, la porte de la chambre fut claquée violemment et fermée à clé derrière elles. Les deux jeunes filles se retournèrent, saisies, surprises.
-Qui va là? cria Caroline.
Elle ne reçut aucune réponse. Elle s'approcha du lit et aperçut la terrible supercherie. La grand-mère n'était pas là. Le lit ne contenait que des coussins et des oreillers.
-Qui nous veut du mal? Bonne-mamy! appela encore Caroline, qui ne comprenait toujours pas ce qui se passait.
Pendant ce temps-là, Rivière d'Etoiles observa la fenêtre condamnée par les planches.
-Regarde Caroline. Nous sommes enfermées. Et puis je crois connaître la voix qui nous parle. Je l'ai déjà entendue quelque part.
Et, soudain, les deux amies prirent conscience avec horreur que la voix qui s'adressait à elles était celle de l'homme qu'elles avaient rencontré ce midi dans le désert.
Il fallait réagir, et vite. Pas le temps de pleurer sur leur sort. Elles décidèrent d'abord d'empêcher cet homme d'entrer dans la chambre de la grand-mère, où elles se trouvaient enfermées. Son projet était sûrement de leur faire du mal à toutes deux. S'arc-boutant contre le mur, elles réussirent à faire glisser une grosse garde-robe devant la porte.
Puis elles cherchèrent un outil pour arracher, déclouer les planches de la fenêtre. Elles trouvèrent rapidement un porte-manteau en fer. Elles s'en servirent énergiquement, et, en même temps, elles appelaient et criaient au secours.
L'homme tenta d'entrer dans la chambre. Constatant qu'elles s'étaient solidement barricadées, il descendit à la cave et saisit une grande hache. Il remonta et se mit à frapper de toutes ses forces dans la porte de la chambre.
Les deux amies réussirent entretemps à arracher deux planches de la fenêtre. Elles crièrent et appelèrent encore plus fort.
La voisine sortit de chez elle, répondant aux cris des filles. Celles-ci expliquèrent rapidement qu'elles étaient prisonnières et que l'homme qui se trouvait dans la maison, contrairement à ce que croyait cette brave dame, n'était pas un neveu ni une personne de la famille, mais un dangereux bandit qui séquestrait nos deux amies.
La voisine réagit au quart de tour. Elle saisit d'abord une échelle et la plaça contre la fenêtre. Ainsi, Caroline et Rivière d'Etoiles purent descendre, tandis que la femme se précipitait chez elle pour téléphoner aux policiers.
L'homme du désert, trop occupé à se frayer un passage à travers la porte, ne les entendit pas. Il s'acharnait à vouloir s'introduire dans la chambre afin de tourmenter les deux filles. Celles-ci, agiles et débrouillardes, venaient de réussir à passer entre les planches qu'elles avaient dégagées. Elles descendirent rapidement par l'échelle et se sauvèrent dans le jardin.
Les policiers entrèrent dans la maison et maîtrisèrent l'individu qui fut rapidement emmené en prison. C'était un voleur recherché dans tout le comté.
Le shérif emmena Caroline et Rivière d'Etoiles dans sa voiture. Il les conduisit toutes les deux jusqu'à l'hôpital. Notre amie put embrasser sa grand-mère. Elle venait d'être opérée. Elle se remettait doucement et pour le moment elle n'avait pas besoin de l'assistance des deux jeunes filles car elle se trouvait bien soignée en clinique. Elle accepta les biscuits avec plaisir.
Puis le shérif reconduisit nos deux amies jusqu'à leur maison. Caroline et Rivière d'Etoiles retrouvèrent ainsi chacune leur foyer et bientôt le chemin de leur école.
******************
Cette aventure de Caroline et de Rivière d'Etoiles ne te fait-elle pas penser à une autre histoire? Un conte qui s'appelle :"le petit Chaperon Rouge", de Charles Perrault… Je t'en ai fait une version d'aujourd'hui.