Le Bracelet du mort
Si les histoires d'horreur te font peur, si la nuit, tu fais vite des cauchemars, si tu es seul dans ta chambre à lire ces lignes et que l'orage dehors menace, alors ne va pas plus loin et sélectionne une autre histoire.
Si le craquement d'une armoire dans le silence pesant te fait sursauter puis rire, si les morts-vivants t'amusent, si tu aimes avoir un peu peur, continue...
Caroline et son amie Rivière d'Étoiles, accompagnées par les plus grands des petits frères et des petites sœurs, Timothy et Geoffrey pour l'une, Nicole-Chelly et Bouton d'Or pour l'autre, se dirigeaient un samedi d'été vers le petit lac du réservoir. Ce lac artificiel jouxte et s'appuie contre un important barrage construit en aval.
Beaucoup d'enfants de Blanding vont y nager l'après-midi dès qu'il fait beau. L'eau est plutôt froide, mais agréable, dans un décor de sapins toujours verts. Nos deux amies portaient un sac à dos chacune, contenant un pique-nique.
Ils arrivèrent au bord de l'eau et choisirent une petite plage entre les rochers. Un instant plus tard, pieds nus sur le sable, tous ôtèrent leurs t-shirt, et gardant, les uns le short, les autres une salopette ou un jean, ils entrèrent dans l'eau, en s'éclaboussant et en s'encourageant à force de cris et de rires.
Les enfants passèrent un bon moment à nager, à se poursuivre et à s'amuser dans l'eau. Quand ils sortirent enfin, les deux aînées repérèrent un rocher qui surplombait le lac. Elles décidèrent de s'y rendre et d'y grimper, ou de tenter tout au moins de l'escalader jusqu'à une certaine hauteur, afin de pouvoir sauter ou plonger dans l'eau de plus haut.
Les deux amies atteignirent le sommet du promontoire. Elles hésitèrent un moment avant de s'élancer dans le vide. Cela faisait vraiment peur. C'était vraiment très haut. Caroline, regardant vers le bas, observa quelque chose qui luisait vaguement au fond de l'eau. Elle le montra à sa compagne.
Rivière d'Étoiles s'élança la première. Elle ne descendit pas assez bas pour pouvoir observer de plus près leur découverte. Il fallait plonger pour l'atteindre. Caroline osa. Ces fillettes de dix ans sont particulièrement audacieuses, on le sait. Elle plongea donc et ouvrit les yeux sous l'eau. Elle remonta à la surface, horrifiée.
Là, au fond de l'étang, elle venait d'apercevoir une barque à moitié pourrie sur laquelle, encore attaché avec des chaînes, se trouvait un homme mort. Ses habits déchirés couvraient mal son corps devenu un squelette. À son poignet droit luisait un bracelet en argent, rehaussé de pierres précieuses bleues.
Rivière d'Étoiles sauta à son tour, après avoir bien hésité à cause de la présence du mort. Caroline se moqua gentiment de son amie car celle-ci prétend toujours que les enfants amérindiens, si courageux, n'ont peur de rien. Elle confirma la présence du corps, assis enchaîné dans la barque.
Caroline remonta, dégoulinante, au sommet du rocher. Elle refit un magnifique plongeon. Elle parvint sous l'eau, tout près du canot et saisit l'anneau qui tenait encore au poignet du squelette. Comme il ne se détachait pas, elle tenta de l'arracher mais elle emporta avec elle, sans le savoir, la main, le poignet et l'avant-bras du mort…
Comme elle revenait à la surface, Rivière d'Étoiles, Timothy, Geoffrey et Bouton d'Or se mirent à hurler. Caroline, horrifiée, recula d'un pas en découvrant ce morceau de l'avant-bras qu'elle tenait par l'anneau. Seule Nicole-Chelly trouvait cela passionnant et, du haut de ses huit ans, elle ouvrait de grands yeux et souriait.
Caroline fit glisser le bracelet précieux le long du bras du cadavre, puis elle empoigna la main du mort et la rejeta dans l'eau. L'os coula lentement et rejoignit le reste du corps dans la barque.
Les deux amies observèrent l'anneau avec soin. Il ressemblait à un ver de terre qui se mordrait la queue. Il semblait être en argent massif et incrusté de vingt-sept petites pierres bleues, précieuses, bien connues des Amérindiens. Des turquoises.
À tour de rôle, les deux grandes filles se le passèrent fièrement, le glissant chacune à son poignet. Puis, après avoir encore un peu joué dans l'eau, mais à un autre endroit, et après avoir bu et mangé leur pique-nique, tous les six retournèrent chez eux. Ils passèrent d'abord au campement des Amérindiens.
Rivière d'Étoiles montra le bracelet à son grand-père, un ancien sachem. II observa l'objet précieux, le tournant et le retournant entre ses mains. Puis il leva les yeux, scruta les fillettes et leur demanda d'où venait ce bijou.
Nos amies n'osèrent pas lui avouer qu'elles l'avaient arraché au bras d'un mort. Elles déclarèrent, en rougissant et en bafouillant un peu, l'avoir aperçu au fond de l'eau du lac du réservoir en nageant près d'une barque où gisait un squelette humain.
Le sachem, qui les observait, eut un léger doute à l'esprit. Il se tut un moment, puis il déclara se souvenir d'un bracelet de vingt-sept pierres, qui fut conçu pour porter malheur à ceux ou celles qui s'en empareraient.
-En effet, expliqua le grand-père de Rivière d'Étoiles, chez nous les Amérindiens, le chiffre vingt-huit est sacré. Autrefois, les tribus se réunissaient autour d'un grand feu tous les vingt-huit jours, lors de la pleine lune. Elle n'apparaît ronde que toutes les quatre semaines.
Les fillettes écoutaient attentivement, de plus en plus inquiètes.
-Mais sur cet anneau, poursuivit le sachem, je ne vois que vingt-sept pierres. À l'emplacement de la vingt-huitième se trouvent gravées quelques lettres symboliques... Si je me souviens bien, ce bracelet a une histoire, une vieille histoire. Et surtout, il porte malheur. Je vais vous la raconter.
Les deux amies s'assirent par terre dans le tipi et le vieil homme reprit la parole.
-Autrefois, les tribus se faisaient la guerre. Un jour, celle des Havasus vainquit celle des Hopis. Tous furent emmenés prisonniers. Les guerriers, bien sûr, mais aussi les femmes, les enfants, même les bébés et les grands-parents, parfois fort âgés.
"Les vainqueurs les obligèrent à travailler comme des esclaves. Ils souffrirent de la chaleur brûlante de l'été et du froid glacé de l'hiver. Ils ne recevaient presque rien à manger. Leurs vêtements devenaient des loques. Ils mouraient épuisés dans cet enfer, les uns après les autres.
"L'homme-médecine Hopi conçut un jour une terrible vengeance. Il demanda à toutes les femmes de la tribu prisonnière de lui apporter les quelques bijoux en argent ou en turquoise, qu'elles gardaient sûrement cachés quelque part. Il se proposait de fabriquer un bracelet qui porterait malheur à celles qui le porteraient.
"L'homme-médecine partit se cacher dans les montagnes. Il fabriqua l'anneau. II y incrusta les vingt-sept pierres précieuses. Dans le vingt-huitième emplacement, il grava sa terrible malédiction. "Celles qui porteront ce talisman mourront la nuit de la pleine lune".
"II l'offrit à l'épouse du sachem des Havasus et cette femme mourut à la pleine lune suivante. Plus tard, toutes celles qui portèrent ce bracelet moururent mystérieusement à leur tour. Effroyable vengeance qui frappait même ces jeunes filles innocentes des actes cruels de leurs aînés.
Rivière d'Étoiles et Caroline se regardèrent, inquiètes.
"Cette terrible malédiction reçut le nom du celui qui l'inventa. Onomatunga.
"Les sages de la tribu des vainqueurs attribuèrent cette malédiction à un sort, jeté sans doute par un des prisonniers. Ils craignirent de tous mourir. Ils ne pensèrent pas que l'effroyable vengeance passait par l'anneau maudit. Ils libérèrent tous les prisonniers. Les Hopis retrouvèrent ainsi leur liberté grâce à la malédiction de Onomatunga.
Un moment de silence qui en disait long, règna dans le tipi.
-Voilà, conclut le sachem, l'histoire du bracelet que vous avez trouvé. Une simple légende d'autrefois, mais sait-on jamais... J'espère que vous ne l'avez pas passé à votre poignet, les filles, car Onomatunga pourrait s'appliquer à vous...
Les deux fillettes tremblaient de peur à présent, la peur de mourir à la prochaine pleine lune. Après un instant d'hésitation, elles décidèrent de révéler leur secret au grand-père sachem. Elles racontèrent leur journée au lac du réservoir. Elles évoquèrent la découverte du mort. Caroline parla du bras et de la main arrachés au squelette. Puis elles ajoutèrent qu'elles seules, les deux aînées, avaient passé le bracelet à leur poignet.
Le vieil homme les observa longuement. Leurs lèvres tremblaient. Elles se tordaient les doigts, prêtes à hurler leur peur. Il reprit la parole et leur expliqua la suite de cette histoire.
-Je crois me souvenir que l'on peut déjouer la malédiction d'Onomatunga. Il faut se rendre pour cela en un lieu appelé Hunting Canyon et passer la nuit sous l'arche qui s'y trouve.
Le sachem avoua qu'il ne savait pas exactement ce qui se produisait cette nuit-là en-dessous de l'arche, mais d'après les ouï-dire, ceux qui en étaient revenus évoquaient des feux, des voix et la présence de fantômes.
-Je crois qu'hélas vous devez vous y rendre si vous voulez être sauvées.
Les deux fillettes se regardèrent. La lune croissait. La pleine lune illuminerait le ciel la nuit de samedi à dimanche prochain.
-Hunting canyon se trouve à une journée de marche d'ici, expliqua le vieil homme. En partant le matin, vous arriverez au soir. Vous passerez la nuit sous l'arche et le lendemain vous reviendrez, si vous vivez encore...
-Mes parents ne voudront pas m'y laisser aller, déclara Caroline. Ils m'interdisent de marcher la nuit dans les vallées et les montagnes.
-Je me charge d'obtenir la permission, promit le sachem. Comptez sur moi. Je ne vous trahirai pas les filles, je veux seulement votre bien.
Les deux amies se séparèrent. Caroline retourna chez elle en compagnie de Timothy et de Geoffrey, ses petits frères.
Ce soir-là et les nuits suivantes, elle dormit mal. La peur, installée en elle grandissait au fur et à mesure que l'astre de la nuit passait de la demi-lune à la pleine lune.
Caroline fut bien étonnée d'obtenir l'accord de ses parents quand elle demanda la permission de partir à l'aventure avec Rivière d'Étoiles.
Le vendredi soir, elle prépara son sac à dos. Une couverture en guise de sac de couchage, à boire et à manger. Elle se mit en route à l'aube du samedi vers le camp des Amérindiens. Elle y retrouva Rivière d'Étoiles qui l'attendait. Elle aussi emmenait un sac à dos, avec ses provisions et une couverture pour la nuit.
Les deux amies atteignirent Hunting Canyon vers onze heures. Or il leur fallait encore cheminer plusieurs heures avant d'atteindre l'arche. La marche devint vite pénible. Elles suivaient le lit de la rivière. Il faisait lourd, étouffant.
Le lit de cette rivière, souvent à sec, encombré de roches écroulées, obligeait les deux amies à escalader ces obstacles ou à les contourner. Des plantes épineuses envahissaient tout. À certains endroits, de l'eau stagnait, les forçant à patauger dans la boue noire ou même, dans un coude, à nager dans l'eau sale avec leurs vêtements.
Fatiguées, et toujours inquiètes, elles parvinrent, au milieu de l'après-midi, deux cents mètres sous l'arche. La dernière ascension fut la plus éprouvante.
Le soleil touchait l'horizon quand elles se hissèrent enfin, sales, épuisées, sous l'arc de pierre rouge dressé en plein ciel. La peur nouait leurs estomacs. Elles n'avaient quasiment rien mangé de la journée, mais se sentaient incapables d'avaler quoi que ce soit. Elles tremblaient, à deux doigts de pleurer.
La nuit descendit lentement. Un vent froid, mordant, souffla, venu de nulle part. L'angoisse, de plus en plus vive, proche de la panique, les glaça encore plus.
Soudain, la lune se leva. Nos amies l'observèrent, ronde et rougeoyante sous l'arche de pierre.
Quelques minutes plus tard, elles perçurent un craquement de branche. Comme si quelqu'un marchait pas loin d'elles sur du bois mort. Un coyote hurla dans la nuit.
Un homme-médecine masqué apparut près des deux fillettes terrorisées. Elles se levèrent pour lui parler, mais l'homme, posant un doigt sur sa bouche, leur commanda de se taire et les fit asseoir.
Ensuite, il rassembla du bois et alluma un feu, à l'ancienne, à la manière des Amérindiens autrefois, c'est-à-dire en faisant rouler un bâton taillé entre les mains. La pointe, placée dans un trou creusé dans une autre bûche, chauffa lentement par frottement. Un peu de fumée apparut. L'homme-médecine posa quelques brins de paille, et, enfin, une flamme naquit. Il la nourrit habilement et bientôt un bon feu de braise flamba.
Caroline et Rivière d'Étoiles observaient en silence, toujours très inquiètes. Elles se tenaient l'une contre l'autre et se serraient mutuellement dans leurs bras, pour se réconforter.
Lorsque les braises apparurent bien chaudes et assez nombreuses, l'homme sortit de son sac un récipient en cuivre jaune. Il y versa un liquide tiré d'une petite cruche en terre qu'il avait apportée. Il ajouta ensuite un second liquide. Le mélange huileux se mit à bouillir.
Il sema quelques pincées de poudre d'une petite boîte qu'il tenait dans sa poche. Une fumée rouge apparut au-dessus du feu. Au milieu de cette fumée rouge, les deux fillettes, épouvantées, aperçurent une tête de squelette. Les trous des yeux, du nez, les dents, étaient bien visibles. L'homme-médecine se mit à parler.
-J'ai fait revenir le mort auquel vous avez volé le bracelet. Il va peut-être vous tendre la main. S'il le fait, rendez-lui son anneau. S'il refuse, préparez-vous à mourir, demain, au lever du soleil.
Les deux amies, tremblantes de peur, s'approchèrent lentement du feu. Elles observaient le squelette qui venait d'apparaître dans la fumée rouge provoquée par l'ébullition des huiles et de la poudre. Enfin, une main, cinq doigts osseux, se tendit vers elles.
Caroline prit le bracelet des mains de son amie Rivière d'Étoiles qui tremblait trop, et le posa sur les doigts du mort. Il traversa les os fantomatiques et tomba dans l'écuelle qui se trouvait sur le feu. Aussitôt, le squelette et la main disparurent et les fumées également.
L'homme-médecine avait disparu. Il ne restait sous l'arche que le feu, les braises et la cuvette, bien visible dans les flammes.
Elles ne dormirent guère cette nuit-là. Mal protégées par leurs couvertures, le froid les en empêchait. La peur tout autant. Les heures s'écoulèrent lentement sous les étoiles. Un coyote hurla, quelque part dans la vallée. Et le silence de la nuit prolongea ce long gémissement.
Enfin, elles aperçurent les premières lueurs de l'aube. Le noir du ciel devint bleu foncé et puis le bleu clair apparut à l'horizon. Bientôt, quelques lignes jaunes, oranges et rouges illuminèrent la plaine, là-bas au loin. Le soleil apparut, réconfortant. Elles se redressèrent. Elles n'étaient pas mortes.
Les deux amies ramassèrent leurs sacs et leurs couvertures et se mirent en route vers le camp des Amérindiens, laissant le récipient reposer sur les braises refroidies. Le bracelet n'y était plus.
Déjà rassurées, elles s'arrêtèrent en route pour manger un peu. Elles parvinrent au camp à la fin de la journée.
Caroline fut bien étonnée d'y apercevoir ses parents, avec Timothy et Geoffrey. Maman tenait Patrick, le bébé, le plus petit des trois frères, dans ses bras.
-Vous voilà bien vivantes, sembla s'étonner le vieux sachem en s'avançant vers les fillettes.
Les deux amies ne répondirent rien.
-J'admire votre courage. Votre épreuve est réussie.
-Je tremble encore, avoua Rivière d'Étoiles.
-Oh oui, renchérit Caroline. Je crois bien que je viens de vivre mon pire cauchemar.
Le sachem proposa à tout le monde, parents et enfants, de venir s'asseoir dans son tipi.
-Lorsque vous m'avez montré ce bracelet, les filles, j'ai bien compris que vous l'aviez pris quelque part au fond de l'eau du lac du réservoir. Quand vous m'avez avoué l'avoir arraché au bras d'un mort, j'ai décidé que vous méritiez une solide leçon. L'histoire de la malédiction d'Onomatunga et tout ce qui se passe en-dessous de l'arche maudite de Hunting Canyon est une vieille légende amérindienne.
"Vos parents se laissèrent facilement convaincre de vous permettre d'aller passer l'épreuve. Deux solides fillettes de dix ans, courageuses, pouvaient résister au froid de la nuit là tout en haut.
"Un ami me prêta un masque d'homme-médecine et m'apprit ce tour de magie qui fait apparaître, dans une fumée rouge, une tête de squelette et des os, les mains surtout. Tout disparaît au moment où on remue le liquide dans la cuvette. Cela se produisit quand le bracelet y tomba. Vous avez cru mourir.
"Une dure leçon gravée sous le sceau de l'angoisse afin que, jamais plus, vous ne voliez quelque chose à un mort. Je me suis alors éclipsé discrètement, vous laissant la peur pour compagne, toute la nuit.
"Maintenant, allez remettre cet anneau, qui n'a rien de magique, à sa place dans la barque. Posez-le soigneusement à côté de la main du mort. Lorsque ce sera fait, vous irez chez le shérif. Vous lui direz simplement qu'en nageant, vous venez de découvrir un cadavre au fond de l'eau. Le shérif se chargera de remonter le corps et mènera l'enquête.
Caroline et Rivière d'Étoiles obéirent sans hésiter. Le policier les écouta avec attention et leur posa quelques questions. Une patrouille accompagna les deux fillettes jusqu'au bord de l'eau. Là, l'un d'entre eux, en tenue de plongeur, alla rassembler les restes de cet homme mort. On apprit plus tard qu'il avait sans doute été victime d'un règlement de compte entre bandits.
Le bracelet est exposé dans une vitrine au musée des affaires amérindiennes.
Retrouve vite Caroline et Rivière d'Etoiles dans le prochain épisode: "Peakaboo".